Cette petite femme un peu forte qui s’affaire dans la cuisine attendrit Claire, lui donne envie de la protéger, elle ne sait pas vraiment contre quel danger, en prévision de quel malheur. Elle la sent faible, vulnérable. Qu’elle soit la mère de Wia ne cesse de la surprendre. Il n’y a aucune ressemblance entre son fringant mari et cette femme fatiguée, prématurément vieillie ; entre la personnalité extravertie de l’un et l’effacement volontaire de l’autre. Mais elle s’est presque aussitôt mise à l’aimer.

Cela n’avait pourtant pas été simple, une semaine auparavant, quand Wia avait annoncé que sa mère arrivait pour quelques jours à Berlin, qu’elle logerait dans leur immeuble. Claire avait été choquée qu’il ne lui ait pas au préalable demandé son avis. Wia, de plus, savait déjà qu’il n’aurait pas le temps de s’occuper d’elle. « Comme ça vous ferez vraiment connaissance », avait-il décrété avec insouciance.

L’hostilité boudeuse de Claire n’avait pas duré longtemps. Sa belle-mère si timide, si gentille avec tout le monde, n’avait eu de cesse de lui être agréable. Elle s’inquiétait de sa santé, de son sommeil ; évoquait avec amour la venue, maintenant proche, du bébé. Elle semblait s’oublier en permanence pour ne songer qu’aux autres. Jamais elle ne se plaignait, jamais elle n’évoquait son passé en Russie, les difficultés dans lesquelles elle se débattait depuis vingt ans, depuis l’exil. Pour Claire comme pour ses camarades, la « princesse Sophie » comme on la nommait affectueusement, était l’incarnation de la bonté.

— Ne reste pas debout, Douchka, tu vas te fatiguer.

Pour lui faire plaisir, Claire s’assied à la table de la cuisine. Sa belle-mère, très vite, lui a imposé un tutoiement auquel elle n’est pas en mesure de répondre mais qui ne la gêne pas.

— Vous aurez besoin que je vous aide à faire votre valise ?

— Dans ton état ?

— Je vais bien et si Petrouchka était moins agité, j’irais très bien.

Avant même qu’elle n’ait eu le temps de penser qu’elle avait soif, sa belle-mère lui sert une tasse de thé. Claire qui aime qu’on la gâte apprécie ce geste, l’invite à s’asseoir à ses côtés. Sophie accepte, contemple Claire en souriant et retire une de ses boucles d’oreilles, une lourde opale sertie de petites améthystes.

— Non, dit Claire fermement.

Depuis son arrivée, sa belle-mère n’a de cesse de lui offrir les quelques bijoux qui lui restent, qu’elle porte tous les jours et qui la font ressembler, selon le regard sévère de Wia, à un arbre de Noël. Claire a remarqué qu’il était souvent trop critique à son égard. Comment pouvait-il être aussi admiratif avec elle, Claire, et si peu bienveillant, parfois, avec les autres ?

Mistou les rejoint dans la cuisine, ébouriffée, débordante de joie.

— J’ai obtenu une permission pour aller à Paris. Je prends le même train que vous, princesse Sophie. On fera un voyage merveilleux, partout c’est le printemps !

— Mistou s’est fiancée, explique Claire à l’intention de sa belle-mère.

 

Une foule dense se presse sur le quai de la gare tandis que Wia, monté dans le wagon où les deux femmes ont leurs places réservées, aide sa mère et Mistou à s’installer. Comme toujours le train pour Paris est bondé, beaucoup de voyageurs devront demeurer debout.

Claire, restée sur le quai, bousculée par la foule, a hâte que son mari revienne et qu’il la raccompagne chez eux. De se savoir si proche de l’accouchement la fatigue, l’inquiète. Il lui semble que l’enfant qu’elle porte, qu’elle s’obstine à appeler Petrouchka, lui prend toutes ses forces. Il fait très chaud en ce début du mois de mai. Cette chaleur estivale accentue sa fatigue.

Mais Wia, de retour, lui désigne la fenêtre du wagon où s’encadrent Mistou et sa belle-mère. Celles-ci agitent leurs mains, envoient des baisers. Claire est alors frappée par la jeunesse triomphante de l’une et par la lassitude résignée de l’autre.

— Comme ta mère a l’air triste, dit-elle.

Wia a posé un bras protecteur autour de ses épaules. Il la guide fermement vers la sortie en prenant soin que personne ne les heurte.

— J’espère que ton père l’attend à la gare de l’Est et qu’il lui fera fête, insiste Claire.

— Mon père a sa vie, je ne suis pas sûr qu’il sera là.

— Comment ça ?

— Les chevaux, les courses, les amis, les femmes, est-ce que je sais, moi... Après tant d’années de mariage...

Malgré la chaleur, Claire, brusquement, se sent glacée. La cruauté des propos de Wia, le naturel avec lequel il les a tenus, l’horrifient. En quelques secondes, elle entrevoit leur avenir, un avenir si sombre qu’elle est sur le point de se trouver mal. Wia qui la sent défaillir resserre son étreinte et l’embrasse tendrement sur le front. « C’est leur vie. La mienne avec Wia n’aura rien à voir », décide alors Claire.

 

La fenêtre grande ouverte laisse passer un air tiède dans lequel Claire reconnaît les effluves du printemps. La ville en ruine commencerait-elle à retrouver d’autres odeurs que celles de la guerre et de la mort ? des parfums d’arbres et de fleurs, des parfums de vie ? La renaissance de Berlin lui importe au plus haut point : c’est sa ville d’adoption, ce sera celle de son fils. Elle contemple dans le miroir la silhouette déformée de son corps et se félicite d’accoucher loin des siens : eux, au moins, n’auront pas vu le monstre qu’elle pense être devenue. Elle vient d’écrire à sa sœur Luce une lettre malicieuse dans laquelle elle se vante de donner avant elle un petit-fils à leur père. Car ce n’est pas pour Wia que Claire veut un fils mais pour son père qu’elle admire plus que tout au monde et dont elle sait qu’il espère la naissance d’un garçon. « Bien sûr, il ne portera pas le beau nom de Mauriac, papa, mais Petrouchka sera votre premier petit-fils. Dans ce domaine, au moins, j’aurai coiffé au poteau et ma sœur et mes deux frères ! » pense Claire avec une fierté enfantine.

En fin de journée, Wia passe la voir un instant dans leur chambre. Il lui apporte une odorante branche de lilas, du feuillage et la lettre qu’il vient d’écrire à sa belle-mère, qu’il souhaiterait, comme souvent, qu’elle relise.

Claire passe rapidement sur le récit des relations de plus en plus tendues entre l’Est et l’Ouest, sur ce qui s’appelle désormais la guerre froide, pour s’attarder sur un passage qui la concerne.

 

« Par Claire, je partage votre vie, vos joies et vos soucis, par elle vous savez ce qui se passe ici, nos occupations, nos projets. Par moi, vous ne pourrez apprendre que ce que Claire ne vous dit pas, c’est-à-dire qu’elle est plus qu’adorable (et plus qu’adorée) avec chaque jour qui passe. J’en oublie souvent de lui raconter certaines choses sur mon travail ou sur mes occupations de la journée, tant je la sens présente à mes côtés à tout moment. Elle n’est jamais absente de ma vie, j’ai l’impression qu’elle est une partie de moi, et pourtant je découvre constamment quelque chose de nouveau qui me fait l’aimer plus.

Ma mère est partie. Je ne l’aurai vue que le soir et encore n’était-ce souvent qu’au milieu d’autres gens car notre maison a été un grand centre de réunions. Claire par contre a passé avec ma mère, presque toujours en tête à tête, le plus clair de ses journées, et vous ne pouvez imaginer à quel point elle a été en toute occasion et dans tous les domaines adorablement gentille. Ma mère est repartie en excellente santé physique et morale, heureuse, reposée, apaisée, ravie de son séjour, toutes choses qui sont uniquement dues à Claire. »

 

Par pudeur, Claire s’est détournée de façon à dissimuler l’émotion qui s’est emparée d’elle à la lecture de la lettre. Elle se savait, elle se sait aimée, mais une part d’elle-même en doute encore, en doutera toujours. Wia se méprend et s’inquiète :

— Ça ne va pas ? Je suis ennuyeux ?

Claire alors se reprend, en dissimulant sa soudaine envie de rire sous un air grave :

— Non, Wia, non. Mais tout de même, quand tu écris à maman...

Elle cherche le passage auquel elle pense, le trouve et lit :

« Vicouny est toujours égal à lui-même, c’est-à-dire le chien parfait (pour Claire et moi) ou totalement imbécile (pour le reste de l’humanité). Il suit Claire pas à pas et partout, et l’adore (comment pourrait-on faire autrement). Voici donc à peu près les nouvelles de la famille. »

— Et alors ?

— Et alors, c’est invraisemblable que tu ne puisses pas comprendre que maman se fiche comme d’une guigne de Vicouny !

Mon Enfant De Berlin
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