Lettres de Claire :

 

« 2 novembre 1945

Chère maman,

Le paquet n’est pas arrivé car il n’y a pas eu d’avion vu le mauvais temps à Paris.

Ici, le ciel est tout bleu et il ne fait pas froid.

Je suis revenue hier d’une tournée de trois jours. Rien d’extraordinaire à raconter. Si ce n’est que nous n’avons rapporté que des actes de décès, tous nos malades étant morts. À Halle, nous avons découvert un cimetière où un Allemand a enterré chaque jour pendant trois ans vingt cadavres décapités à la hache : Français, Belges, etc.

Nous avons traversé trente-deux villages occupés par les Russes. Partout de la musique diffusée à toute force sur toutes les places. Cela, de 6 heures du matin à minuit. Partout de grands portraits peints (dessins enfantins !) de Staline et des autres, des étoiles rouges, petites et énormes, de formidables drapeaux rouges. À la nuit, tout cela est entouré de petites lampes de couleur.

Les trains d’Alsaciens continuent d’arriver. »

 

7 novembre

Un avion part demain enfin !

Il fait beau ici. Pourquoi avez-vous mauvais temps à Paris ?

Les trains d’Alsaciens continuent à arriver. Avant-hier, ils arrivaient de Riga. Voilà comment cela se passe.

Nous avons été avertis à 7 heures du soir. Il me fallut cinq minutes pour faire mon plein d’essence, vingt minutes pour charger l’ambulance de paquets de la C.R.F. et ce fut le départ dans la nuit et la difficulté de trouver une gare à l’autre bout de la ville (dans les 25 km) au milieu des ruines, puis des rails. Pendant que l’officier parlant russe allait parlementer avec les Russes du convoi, je restai deux heures dans le froid et le noir à attendre le bon vouloir de ces messieurs. J’étais avec une autre fille qui, voulant tourner son ambulance, prit son moteur (on ne voyait rien) dans un aiguilleur. Impossible de s’en sortir et la voiture était tout contre les rails. Naturellement, la locomotive arrivait. Elle n’allait heureusement pas vite et put s’arrêter à temps. Enfin, il fallut un levier et six Allemands pour sortir la voiture. Enfin, surtout, arriva une nuée d’Alsaciens à qui on donna les cartons. Nous étions, comme chaque fois, les premières Françaises qu’ils voyaient et vous pouvez imaginer leur joie.

Puis ce fut l’officier qui revint mais bredouille. Les Russes ne voulaient pas donner les cinq malades graves et les vingt légers qu’ils avaient.

On revint donc tristement à la maison car c’était une condamnation à mort au moins pour les cinq. On dîna et l’on décida de réessayer le lendemain.

Je repars donc à 8 heures avec un officier plus malin, cette fois à l’autre bout de Berlin, le train ayant bougé. On redistribua des colis. Les Alsaciens, presque tous des Strasbourgeois, pleuraient de joie. Enfin on s’occupait d’eux ! Il faut vraiment avoir vu ces trains pour comprendre. Tous ces pauvres garçons ont tellement souffert qu’ils en étaient arrivés à ne plus rien espérer. Ils étaient traités par les Russes exactement comme des Allemands. Pas vêtus, pas nourris, avec de la neige depuis fin septembre. Non seulement pas de nouvelles de chez eux mais rien, pas un mot de la France. Tous malades, maigres, de grands yeux graves, profonds, qui n’ont pas vu rire (car on ne rit jamais dans ces pays-là, je l’ai bien vu en Poméranie) depuis des années. Imaginez ces hommes qui brusquement voient des ambulances françaises, avec des filles françaises, qui leur apportent des cigarettes et des tas d’autres choses ! L’un des Alsaciens m’a dit : “Hier soir, quand on a vu les ambulances on s’est dit : on est sauvés, voilà la Croix-Rouge française et on a pleuré.”

Pendant ce temps et ce fut long, l’officier français parlant russe discutait et arriva enfin à ses fins en invitant les Russes à déjeuner. Moi, j’embarquai les cinq malades graves. Leurs yeux devinrent brillants de joie lorsque je leur dis qu’ils allaient avoir un bon lit, une bonne nourriture et que, dès qu’ils iraient mieux, un avion les mènerait en France en trois heures.

J’aidai les autres à monter dans la deuxième ambulance. Il y en avait un qui était tellement faible qu’il pleurait.

Après un bon bain on les coucha et ils me disaient : “Merci ma sœur, on n’oubliera pas.”

Ce matin, j’ai été leur apporter du chocolat et des cigarettes et comme je leur disais que je n’étais pas une sœur : “Pour nous, vous en êtes une. Une sœur et un Père Noël.”

Avouez, ma chère maman, que c’est un travail épatant, autant en tant qu’individu que pour la France. Avouez que cela vaut la peine de rester quelques jours de plus !

Un autre train est parti et s’est arrêté à 150 km d’ici et deux conductrices sont parties pour les recevoir. Là, ils seront habillés en Français, ne dépendront plus des Russes et un train sanitaire prendra les plus fatigués.

En revenant aujourd’hui de l’hôpital, j’ai dû ramasser une femme qu’un camion russe venait de renverser. Cela s’est passé juste devant moi. Cela fait la troisième fois depuis que je suis en Allemagne et les trois fois, les trois Allemandes sont mortes dans mon ambulance.

Lundi, on repart en zone russe. Dimanche, on fait une grande fête pour le 11 novembre.

Cette fois encore, maman, excusez cette lettre que je ne relirai pas car il est (tenez-vous bien !) 4 heures du matin.

J’ai reçu le parfum. Merci mille fois, il est merveilleux.

Mistou part lundi pour Paris, elle vous apportera des photos de moi.

Je vous embrasse de toutes mes forces ainsi que mon papa qui m’a oubliée mais que j’aime toujours autant.

Votre petite Claire. »

 

En quelques gestes rapides, Claire se déshabille, suspend son uniforme sur un cintre et enfile son pyjama. Elle a éteint la veilleuse qui lui permettait d’écrire sans réveiller Mistou, elle peut enfin se glisser entre les draps.

Dans le grand lit qu’elles partagent, Mistou dort sur le dos. Un souffle régulier sort de ses lèvres et Claire croit distinguer qu’elle sourit dans son sommeil. Elles se sont très bien habituées l’une à l’autre, on les croit des sœurs ou du moins des amies de toujours. Claire aime à penser qu’une année de guerre équivaut à plus de dix années de vie normale. Les épreuves traversées avec Mistou, Rolanne et Plumette, les victoires, les joies partagées les unissent bien plus que ne le feraient de simples liens familiaux.

« Il faut dormir, maintenant », se dit Claire.

Mais elle ne peut pas trouver le sommeil et commence à se tourner et se retourner. Son cerveau agité refuse le repos, ses pensées filent à une allure vertigineuse, dans toutes les directions. En quelques secondes, elle passe d’un état heureux, presque euphorique, à des bouffées de panique qui l’empêchent de respirer.

Elle n’a pas tout dit à sa mère.

Elle n’a pas dit l’essentiel.

Elle lui a fait le récit minutieux des quarante-huit heures passées à récupérer les Alsaciens prisonniers des Soviétiques, elle a insisté sur l’échec de leur tentative le premier jour, sur leur décision de revenir le lendemain et enfin sur la réussite totale de leur mission. Sans cette ténacité, vingt-cinq hommes étaient voués à une mort certaine. Des Alsaciens français enrôlés de force dans l’armée allemande, des « malgré nous » comme on les appelle. Sans s’attarder, elle a mentionné un deuxième officier parlant russe. Elle n’a pas précisé, ou alors si peu, l’importance de son rôle.

Claire imagine sa lettre comme un jeu d’enfant, un dessin où serait cachée quelque part, dans le feuillage d’un arbre, dans les nuages ou le pelage d’un animal, la figure principale, le sujet de la devinette.

Elle revoit dans les moindres détails la soirée de la veille dans la cuisine des filles quand, avec Rolanne et le premier officier parlant russe, elle s’était sentie si abattue, si impuissante. Une vraie souffrance pour eux trois. Et puis un deuxième officier travaillant lui aussi dans la Division des personnes déplacées était descendu les rejoindre.

Claire entend encore sa voix assurée, joyeuse, annoncer comme s’il s’agissait d’une anodine promenade : « Eh bien, nous n’avons plus qu’à y retourner demain matin à la première heure. Je vous jure que nous les sauverons tous. » Claire s’était aussitôt levée : « J’irai avec vous. — J’y compte bien. » Claire sait que c’est à ce moment précis et avec ces simples mots qu’ils s’étaient enfin avoué leur amour. Car Claire, dans son insomnie, admet maintenant ce qu’elle refusait de voir : elle est tombée amoureuse de ce Français d’origine russe dès leur première rencontre.

— C’est bientôt fini, cette danse de Saint-Guy ? Tu m’as réveillée à force de gigoter !

Claire se redresse brutalement et, se prenant la tête entre les mains :

— Mon Dieu, Mistou, qu’est-ce que je vais devenir ?

Mon Enfant De Berlin
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