Lettre de Claire :

 

« Berlin, 14 janvier

Chère maman,

Wia étant à une soirée où il est obligé d’aller, je vous écris dans mon lit. Il est déjà plus de 11 heures.

Aujourd’hui, premier air de printemps : c’était le dégel dans toute sa beauté. L’eau dégoulinait de partout et l’air avait une odeur de printemps adorable. J’ai naturellement été la seule, ici, à m’en apercevoir. Je sais que Jean, lui, serait rentré en disant : “C’est merveilleux, c’est le printemps” mais il n’était pas là et j’ai été la seule à en profiter. Il y a quatre jours, il faisait encore – 23, avant-hier – 20, hier il neigeait et aujourd’hui c’est le printemps. Le froid a été terrible mais je ne m’en suis pas beaucoup aperçue parce que je ne suis sortie que très peu. Mais les Berlinois, qu’ils ont dû souffrir...

Merci de votre lettre reçue ce matin, enfin ! C’est drôle car hier soir encore je disais à Wia : “Il va falloir tout de même décider où aura lieu cette naissance, à cause de papa et maman qui doivent me trouver bien négligente.”

Rosen rentre juste de Paris. Je n’ai pas encore pu parler sérieusement avec lui. Mais je crois qu’il y a 99 chances sur 100 que nous soyons encore là en mai. Dans quelques jours je saurai si tout peut se passer ici dans les meilleures conditions. Si oui, il naîtra à Berlin. Tant pis ! À Paris, il me semble que je serais obligée de vous encombrer au moins pendant deux mois car je ne pourrais pas arriver la veille et repartir le lendemain. Et imaginez les ennuis pour vous et papa. Ce serait tellement plus simple pour vous de recevoir un coup de téléphone.

Et puis ce n’est pas beau, une femme enceinte, et encore moins beau une femme qui accouche. J’aimerais tellement mieux paraître devant vous, papa et mes frères avec un enfant dans les bras et un ventre plat. Ceci dit, je serai peut-être obligée de vous faire passer une nuit blanche. Espérons que non !

Je vous serais plus que reconnaissante si vous achetiez tout ce qui me manque pour l’enfant.

Tous ces jours-ci, j’ai été assez fatiguée et j’avais d’affreuses crampes au ventre la nuit. J’imagine que ce n’est rien mais demain soir j’aurai les résultats d’une analyse et après j’irai voir un médecin. L’enfant grandit très, très lentement mais sûrement. J’ai l’impression qu’il a de grandes difficultés à faire sa place, mais il est heureusement plus fort que mon pauvre ventre.

Je rêve une chose, j’en suis presque malade tellement j’en ai envie : courir sur une plage, en plein été, sentir mon corps à moi, rien que mon corps, me jeter dans l’eau, me détendre, me fatiguer, me sentir moi !

C’est affreux, je pense très peu à l’enfant et je ne l’aime pas encore.

Wia vient de rester une dizaine de jours tout seul à la tête de la maison, avec tous les jours des séances extraordinaires en vue de la conférence de Moscou. Il n’est pas très gros, pas très beau mais content de son travail. Son humeur est souvent massacrante, mais il la garde pour les autres car avec moi il est adorable.

Il fait pleurer toutes les secrétaires les unes après les autres et engeule le reste de la maison. Il n’y a que moi et ses chiens qui bénéficions d’un régime de faveur. Malgré cela, tout le monde l’adore ici.

Je vous quitte en vous embrassant de tout mon cœur ainsi que papa naturellement.

Votre petite fille qui vous aime.

 

P.-S. : Impossible de vous téléphoner le 1er janvier, la ligne n’était que pour les grands personnages et les cas urgents.

La lettre de mon petit Grec est adorable. »

 

Claire contemple avec attendrissement une photo de groupe, prise il y a une semaine. Elle pose au bras d’un maigre jeune homme qui s’appuie sur des béquilles et qui la fixe avec amour. Plumette, Rolanne et Mistou les entourent. Il neige, tous ont l’air frigorifiés. On devine en arrière-plan l’ambulance qui va conduire le jeune Grec à l’aéroport. Grâce à la lettre qu’il vient de lui faire parvenir, Claire sait maintenant qu’il a trouvé une place dans un hôpital de La Haye où l’on espère guérir sa tuberculose.

 

Lettre de Claire :

 

« Berlin, 24 janvier 1947

Ma maman,

Un tout petit mot car quelqu’un prend le train dans quelques instants. Il sera du reste utilitaire : excusez-moi.

J’ai été hier voir le médecin que j’avais vu : il m’a trouvée très bien. D’après lui, l’enfant doit naître le 12 mai (mais pourquoi juste le 12 ! Moi, je crois entre le 15 et le 19). Je crois que j’accoucherai dans une clinique qui a l’air très bien et qui est tenue par des sœurs. Mon analyse est naturellement très bonne.

Voilà maintenant un tas de choses à faire et je m’en excuse.

1) Vous a-t-on téléphoné pour vous dire que je trouvais la veste jaune très jolie ? Surtout que la couturière ne la fasse pas trop étroite.

2) Je vous envoie l’ordonnance de P. Pourriez-vous lui téléphoner pour lui demander s’il faut la refaire ou la changer. Vous serez gentille d’acheter ce qu’il faudra et de me le faire parvenir par la personne qui vous téléphonera.

3) Il me faudrait de la laine, blanche si possible, 4 fils et 3 fils. Je n’ai que 5 fils. Si je pouvais aussi avoir des aiguilles à tricoter.

Pauvre, pauvre maman, si vous saviez comme je m’excuse.

Merci mille fois pour les pommes et les endives (quelle merveilleuse salade nous avons mangée : la première depuis Paris) et le sucre. Vous êtes un amour.

Pour aller avec la veste jaune, j’aimerais avoir la jupe de mon tailleur noir.

Il me semble que c’est tout.

J’espère que vous allez tous bien. Ici, il neige.

J’ai été hier soir entendre et voir Rigoletto. C’était chanté d’une façon admirable et j’ai trouvé cela très, très, beau.

Je n’ai pas encore répondu à la lettre de Claude qui était si gentille. Je ne sais où me mettre tant j’ai honte. Ni à Luce, alors que tous les jours je pense à elle et à son fils.

Ma maman chérie, je vous quitte en vous embrassant de tout mon cœur. »

 

Claire s’apprête à glisser sa lettre dans l’enveloppe quand Wia surgit.

— Tu écris à ta mère ? Je vais ajouter quelques mots.

Il prend sa place devant le secrétaire en marqueterie qui semble tout à coup très petit. « Un meuble de jeune fille », se dit Claire rêveusement. Malgré les mois écoulés, elle ne s’est pas complètement habituée à son nouveau nom, à son mari. La venue au monde d’un fils dont elle sera la mère demeure une perspective étrange dont il lui arrive encore de douter.

Wia, pressé par le temps, écrit vite d’une haute et très lisible écriture.

 

« Maman crainte et chérie,

Vous devez me juger un bien vilain bonhomme, oublieux et ingrat. Il n’en est rien ! Vous avez un gendre adorable, gentil, qui vous aime bien (quoiqu’il ait encore un peu peur de vous, surtout à distance) mais le pauvre a tant à faire. C’est un homme-orchestre, remplaçant à tour de rôle et souvent simultanément à peu près tous les membres de sa division, du planton au grand chef. Le malheureux sort de son bureau à 8 heures du soir et il est rare qu’on ne le dérange pas encore deux ou trois fois après. Il faut qu’il voie son épouse chérie, qu’il promène les chiens, dîne, lise le journal pour ne pas entièrement perdre le contact avec la vie extérieure (à ce propos, soyez bénie pour les Figaro qui arrivent comme de vrais petits express, vieux de trois jours à peine, ce qui est incroyable !).

Le résultat est que les jours passent, sans que je puisse rien faire dans le cadre de ma vie personnelle.

Dans quelques jours, je pars pour cinq jours au Danemark, hélas en mission archi-officielle, donc sans Claire. Tristesse !

Je vous embrasse avec un affectueux respect et vous redemande pardon pour ces longs silences. »

 

— Ça ira ?

Claire relit à toute vitesse.

— Ça ira. De toutes les façons maman est sous ton charme.

Wia prend l’enveloppe. Sur le pas de la porte de leur chambre, il marque un bref arrêt pour regarder cette femme tant aimée, la sienne, la mère de leur futur enfant. Il a envie de la remercier d’être là, d’être si jolie, de l’avoir choisi, pense-t-il, parmi tant d’autres hommes. Mais il craint de l’irriter et dit tout autre chose :

— J’ai appris qu’un de mes meilleurs amis d’avant la guerre est de passage à Berlin. Nous avons passé notre bac ensemble. Il te plaira beaucoup, il s’appelle Minko.

— Minko !

Claire est tellement stupéfaite qu’elle en fait tomber le livre qu’elle venait de prendre. Les chiens sursautent, Wia entre de nouveau dans la chambre dont il referme la porte.

— Tu connais Minko ? Ce séducteur de Minko ?

— Oh, oui !

Une allégresse soudaine s’est emparée de Claire. Ainsi donc, cet ami lointain, dont elle était sans nouvelles, qu’elle avait un peu oublié, est vivant ! Elle ne se rend pas compte de l’inquiétude qui s’est emparée de son mari, de son air malheureux, perdu. Dans sa joie d’évoquer le passé, elle raconte comment ils se sont connus, jeunes gens, à Paris, avant la guerre ; leurs retrouvailles sur le front Est, à la fin de l’année 1944 ; les risques qu’elle avait pris en rentrant sans permission officielle à Paris afin de lui trouver l’ambulance qu’il réclamait. Wia l’écoute comme, peut-être, il ne l’a jamais encore écoutée. Pour la première fois il doute de lui, de l’amour que lui porte Claire. Il envisage comme une catastrophe possible qu’elle le quitte, comme ça, du jour au lendemain, parce qu’un amour de jeunesse soudain réapparaît.

— Et toi, comment connais-tu Minko ?

Wia est sensible au naturel de sa voix, à la simplicité de sa question. L’horrible vision se dissipe.

— Par l’École alsacienne. Nous étions un petit groupe d’amis d’origine étrangère. Il y avait principalement moi, le Russe, Minko, le Polonais et Stéphane Hessel, l’Allemand. C’était formidable, l’École alsacienne. Nous n’étions pas considérés comme des « étrangers » mais comme des « internationaux ». Pour nous trois, cette nuance était tellement importante...

Tout au plaisir d’évoquer pour Claire cette époque heureuse, Wia oublie ce qui l’avait si fortement troublé quelques minutes auparavant. Il raconte des vacances en Espagne, la descente en canoë de l’Èbre à travers la Navarre, l’Aragon et la Catalogne.

— Je n’ai jamais plus entendu parler de Stéphane et il y a toutes les raisons, hélas, d’être inquiet... J’espère que Minko sait ce qu’il est devenu. De nous trois, Stéphane Hessel est le plus doué pour le bonheur et...

Mais Claire, d’un geste l’interrompt.

— Le courrier ! Nous avons oublié de donner le courrier !

— Ta mère attendra.

Mon Enfant De Berlin
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