27.
Chirac et la « fracture sociale »
Tout ce qui est excessif est insignifiant.
Talleyrand
Derrière moi, une immense table où sont disposés de très nombreux livres consacrés à Jacques Chirac ; à main gauche, les courbes de popularité et d'appréciation du bilan du président de la République depuis 1995 ; devant moi, le rapport n? 7 du CERC (Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale), intitulé La France en transition, remis à Dominique de Villepin, à Matignon, le 17 novembre 2006, par Jacques Delors ; et, comme toujours, de très nombreuses petites fiches cartonnées déployées autour de ma page encore blanche. Mais aussi les résultats d'un sondage de l'Institut CSA pour le périodique Challenges, réalisé en décembre 2005, dans lequel 84 % des Français reconnaissent être heureux – mais à la question de savoir, « selon vous, quelle attitude correspond le mieux à celle des Français ? » 72 % des mêmes sondés répondent que les Français… ne sont pas heureux !
Tenter une analyse sinon objective, du moins honnête de l'action de Jacques Chirac sur le quotidien des Français, notamment en matière de réduction de la « fracture sociale », relève d'une mission impossible. Journalistes et auteurs n'ont pas de mots assez durs pour détailler et expliquer ses échecs. Même François Fillon, numéro deux de l'UMP, longtemps ministre, s'est hissé au niveau de ses plus virulents ennemis 1 en mettant en avant son « absence de réflexion politique », l'utilisation du « clanisme qui permettait aux plus serviles d'occuper souvent les plus hautes responsabilités », sa « référence permanente à une doctrine gaulliste qui n'était qu'un alibi pour ennoblir une banale entreprise de conquête du pouvoir », « l'irrésolution de sa politique intérieure et sa soumission systématique aux mouvements erratiques de l'opinion ». Dans ce fracas de méchants coups, seule Edith Cresson, ancien Premier ministre socialiste, ose écrire 2 qu'elle a « personnellement toujours été en très bons termes avec Chirac », avec qui elle a monté avec « succès des stratégies pour mieux défendre les intérêts de la France au Parlement européen ». Elle poursuit : « Il m'est impossible de considérer Chirac comme un adversaire, tant il est gentil et courageux. »
Si j'examine maintenant les courbes qui traduisent l'opinion des Français, je constate néanmoins une adéquation certaine entre leur tracé et l'opinion de la grande majorité des analystes. Où est la poule ? où est l'œuf ? Moins de cinq mois après son accession à l'Élysée, la majorité des Français n'avaient déjà plus confiance en lui 3 . Portée par celle que les Français accordaient à Lionel Jospin, l'opinion reprenait pourtant confiance en lui jusqu'en octobre 2000, puis hésitait jusqu'au début de 2003. La gestion de la crise irakienne lui redonnait la faveur des Français pendant un semestre. À partir d'août 2003, la courbe ressemble au toboggan du désamour. En juillet 2006, il n'y a plus que 16 % des Français pour lui faire encore confiance.
Le jugement porté par les Français sur le bilan 4 de Jacques Chirac amplifie ces mouvements. Ainsi, en 1997, il ne se trouve plus que 27 % des Français pour le trouver positif, mais, en 2000, ce chiffre a fait plus que doubler et s'établit à 56 %. En 2003, le jugement positif est de 52 %, avant de s'écrouler ensuite.
Intéressante également à regarder, la courbe du chômage 5 (perçu comme principal responsable de la destruction du lien social), car elle n'est pas homothétique de l'amplitude des mouvements d'opinion. Quand Jacques Chirac arrive à l'Élysée, on compte 2 872 000 chômeurs. Ce chiffre croît encore de 253 000 en 1997, pour redescendre jusqu'en 2001 à quelque 2,3 millions, avant de remonter jusqu'en 2005 et de redescendre ensuite. Un an avant l'expiration du second mandat de Jacques Chirac, on notait quatre cent mille chômeurs de moins qu'à son arrivée à l'Élysée. Les collaborateurs du chef de l'État sont convaincus qu'à la toute fin de ce mandat le taux de chômage des Français sera le plus faible depuis un quart de siècle.
Il est intéressant de souligner ici que le nombre des chômeurs n'a pas cessé de croître depuis le milieu des années 60, qu'il s'est amplifié avec le quadruplement des prix du pétrole en 1974, puis n'a pas arrêté de monter jusqu'en 1997. En 1975, Jacques Chirac, Premier ministre, confronté à un million de chômeurs, croyait voir le « bout du tunnel » ! François Mitterrand, après douze années passées à l'Élysée, avouait son impuissance, disant qu'on « avait tout essayé contre le chômage ». Mais c'est encore un socialiste, Lionel Jospin, qui expliquait à la France entière, le 13 septembre 1999, au « vingt heures » de France 2, l'impuissance de l'État à lutter contre ce fléau. Claude Sérillon avait alors demandé au Premier ministre : « Premièrement, est-ce que vous avez vraiment des marges de manœuvre, vous, le gouvernement, vous, l'État, lorsqu'une entreprise comme Michelin décide de licencier au nom d'une rentabilité meilleure, au nom du fait que les fonds de pension lui demandent d'agir ainsi… ? Est-ce que vous avez une possibilité d'action ? » Après quelques hésitations et digressions, Lionel Jospin lâcha ce terrible constat : « Je ne crois pas qu'il faille tout attendre de l'État ou du gouvernement. » Et le leader de la gauche de marteler un peu plus tard : « Je ne crois pas qu'on puisse administrer désormais l'économie. » Jospin venait de reconnaître ce que les hommes politiques ne reconnaissent jamais dans leurs campagnes électorales, obnubilés qu'ils sont par le souci de séduire. Beaucoup d'électeurs socialistes, estimant que le Premier ministre les avait trahis, ne votèrent pas pour lui en avril 2002.
La mondialisation de l'économie, amorcée dans les années 80, s'est accélérée durant la décennie suivante avec l'émergence de nouvelles grandes puissances économiques comme la Chine, l'Inde ou le Brésil, et l'apparition de nouveaux concurrents. Elle a contribué à déchirer le tissu industriel français et à provoquer de nombreuses délocalisations. La signature du traité de Maastricht a dans le même temps favorisé l'emprise croissante de l'Europe sur les lois et règlements nationaux, et a réduit considérablement la marge de manœuvre de la France dans la conduite de sa politique économique et sociale.
Dans une génération, les historiens tiendront davantage compte de ce contexte pour porter un jugement sur les hommes politiques et leur action. Ils se montreront probablement plus sévères pour leurs promesses irréalistes 6 que pour la politique qu'ils auront effectivement menée. Les analystes de demain liront avec attention le rapport n? 7 du CERC portant la marque de Jacques Delors qui, aux côtés de François Mitterrand, fut lui aussi confronté à pareil décalage entre les cent promesses du candidat de la gauche unie visant à « changer la vie » et les dures et âpres réalités économiques de l'heure. Six mois après l'arrivée de la gauche au pouvoir, il avait proposé de faire une pause dans les réformes et, en mars 1983, avait réussi, contre l'avis des « visiteurs du soir 7  », à convaincre François Mitterrand de changer radicalement de cap. Pour être contrasté, le tableau de la France en transition n'est pas apocalyptique. Il note que le revenu disponible par habitant, en pouvoir d'achat, s'est accru de 22 % de 1993 à 2005, soit un gain moyen annuel de 1,7 %, mais souligne le décalage entre cette réelle croissance du revenu et l'impression d'une baisse par tête du pouvoir d'achat exprimée dans les sondages et les enquêtes d'opinion. Ce décalage constitue probablement un début d'explication – sinon la principale – de l'incroyable malentendu qui semble s'être instauré entre Chirac et les Français. « Éclairer les termes de cette polémique est d'importance, souligne à ce sujet Jacques Delors. Sans reconnaissance commune des faits, il est difficile de mener un dialogue social ou un débat politique. Il est dès lors important de comprendre les sources de la divergence entre le sentiment de l'opinion et l'observation statistique. » Il évoque par exemple le très vif sentiment de hausse des prix lié au passage à l'euro : « Il y a indiscutablement dans l'opinion publique le sentiment que la vie est désormais plus difficile. » Le rapport essaie de déterminer les origines de ce sentiment : parmi elles, la « pression des besoins suscités par les nouvelles offres de consommation », le fait que « le revenu de la majorité des Français n'est pas très élevé », mais peut-être avant tout « l'incertitude sur la situation de l'emploi et les revenus. Incertitude qu'éprouvent les salariés qui ne travaillent pas toute l'année, mais qui s'étend, au-delà, à tous ceux qui nourrissent un sentiment d'insécurité pour leur emploi… »
Une autre réalité se heurte à l'opinion commune mais devra un jour être prise en compte, elle aussi, dans le jugement porté sur l'action de Jacques Chirac : sous ses deux mandats, il n'y a pas eu aggravation globale de la « fracture sociale 8  » : « Durant les années 90 et jusqu'en 2004, les inégalités de revenus comme la pauvreté ont été globalement stables en France, alors que nombre de pays connaissent actuellement une aggravation des inégalités de revenus. Cette stabilité fait suite à une période de baisse au cours des deux décennies précédentes. » Le rapport explique que l'opinion est sensible, à juste raison, aux situations extrêmes, abondamment illustrées par les images que diffuse la télévision : reportages sur l'augmentation des repas fournis par les Restos du Cœur, sur les tentes de SDF dans Paris, sur les SDF qui chaque hiver meurent de froid, de vieillards isolés succombant l'été à la canicule, etc. Et puis, à l'autre bout de l'échelle sociale, ces revenus aussi pharamineux que scandaleux, ces scandaleux golden-parachutes et stock-options, ces scandaleux profits des sociétés du CAC 40 qui augmentent leur rentabilité en procédant à des licenciements et en délocalisant, c'est-à-dire en provoquant chaque fois des milliers de drames humains.
Le rapport du CERC explique la non-aggravation de la fracture sociale par l'augmentation des dépenses consacrées à la protection sociale : en 2005, elles représentent 29,6 % du PIB, soit trois points de plus qu'en 1993. Une augmentation qui s'est faite largement par un accroissement substantiel de la dette publique.
À partir de cette vision globale exempte de tout affect, il est plus facile de reprendre le cours de l'histoire au moment où Jacques Chirac, après avoir mis la « fracture sociale » au centre de ses discours de candidat à l'élection présidentielle, au printemps 1995, s'est trouvé obligé, une fois élu, pour des raisons politiques, d'intégrer certaines des exigences programmatiques de ses principaux soutiens. Quelques éléments de défiance à l'égard de l'Europe et de la Banque de France pour satisfaire Philippe Séguin. Quelques bribes du libéralisme à tout crin prôné par Alain Madelin. À droite comme à gauche, la quête d'un élargissement de leur base électorale conduit les candidats à formuler des programmes « oxymoriens » qui portent en germes de nombreuses frustrations, voire de profonds rejets. C'est ainsi que, pour respecter le principal engagement présidentiel, Alain Juppé, tout nouveau Premier ministre, créa en juin 1995, entre autres mesures sociales, une « allocation dépendance » pour les personnes âgées, entraînant ipso facto la démission d'Alain Madelin, ministre de l'Économie et des Finances, qui refusait d'augmenter la TVA et divers impôts pour financer ces nouvelles mesures et remplir les caisses de l'État. Chirac et Juppé virent ainsi une partie de leur base électorale s'éloigner instantanément…
Dans le même temps, c'est-à-dire dès les premières semaines, le gouvernement Juppé se retrouva soumis à la pression de ce que les technocrates appellent des « facteurs exogènes ». La Bourse n'a pas du tout apprécié les premières mesures du nouveau gouvernement, et les valeurs n'y ont cessé de plonger. Le franc a été attaqué, les opérateurs étant persuadés qu'une dévaluation était inévitable, malgré un Helmut Kohl qui jouait les bons petits camarades en faisant acheter massivement de notre monnaie. Enfin, pour ne rien arranger, le président de la République, harcelé par Philippe Séguin, critiquait le gouverneur de la Banque de France, s'en prenait aux « gnomes de Londres », et proposait un nouveau référendum sur l'Europe. Alain Juppé se trouvait de surcroît mis en difficulté par une révélation du Canard enchaîné selon laquelle le loyer de son appartement, fourni par la Ville de Paris, ne correspondait pas au prix du marché. Last but not least, la conjoncture s'était retournée durant l'été. Pour avoir la moindre chance de réussir, la politique du Premier ministre aurait eu besoin du maintien de la croissance et d'une baisse du chômage. Or, à partir de septembre 1995, la courbe du chômage reprenait sa pente ascendante. Jacques Chirac et Alain Juppé furent alors confrontés à un dilemme du même type que celui auquel François Mitterrand et Pierre Mauroy s'étaient heurtés en mars 1983. Ils estimèrent que leur responsabilité historique était alors de faire adhérer la France à la monnaie européenne, ce qui impliquait le respect des désormais fameux « critères de convergence ». Le président de la République se retrouvait contraint de fixer de nouveaux objectifs qu'il annonça le 26 octobre 1995 à la télévision : réduire les déficits pour pouvoir adhérer à la monnaie européenne dès le 1er janvier 1999, donc remplacer une politique sociale par une politique de rigueur, la réduction des déficits devant permettre la baisse des taux d'intérêt et donc la reprise de la croissance qui, à son tour, favoriserait une reprise de la baisse du chômage. Les promesses de réduction de la « fracture sociale » étaient décalées dans le temps. Alain Juppé se limita à amplifier la baisse des charges sociales sur le travail qualifié et à créer des zones franches urbaines pour favoriser l'implantation (ou la réimplantation) d'entreprises et de services dans les quartiers défavorisés…
Le quasi-abandon de sa promesse numéro un par Jacques Chirac n'a donc rien à voir avec ce qui est dénoncé chez lui comme un prétendu côté « girouette ». Dès son arrivée à l'Élysée, il a bien tenté de mettre en œuvre ses promesses sociales, mais il s'est vite trouvé confronté, comme tous les responsables politiques, aux redoutables « facteurs exogènes ».
Se posent de ce fait quelques questions sur la prétendue toute-puissance du chef de l'État et sur l'importance de la marge de manœuvre des responsables de l'exécutif.
Le président accepte volontiers de parler de « l'impuissance à faire les choses aussi vite et aussi profondément qu'on le voudrait ». On ne peut plus prosaïquement, il reconnaît : « C'est plus facile à dire qu'à faire. » Et de continuer en expliquant que « nos sociétés ont essayé de réagir, avec le communisme, contre la misère et contre l'inégalité ». Des réactions qui ont conduit tout naturellement à l'instauration de systèmes totalitaires comme le stalinisme. « Mais, poursuit Chirac, le libéralisme est lui aussi dangereux et conduira aux mêmes excès. C'est pourquoi on cherche une solution intermédiaire, qui se situe entre le communisme et le libéralisme. » Et, comme si je n'avais pas bien compris son rejet des deux grandes tentations idéologiques, le président insiste : « Je suis convaincu que le libéralisme est voué au même échec que le communisme, et qu'il conduira aux mêmes excès. L'un comme l'autre sont des perversions de la pensée humaine.
– Vous avez prononcé le mot “impuissance”…
– Oui, impuissance à aller vite . Car c'est difficile…
– Avec la mondialisation de l'économie, nombre de décisions se prennent en fait ailleurs…
– Avec la mondialisation, les contraintes européennes et nationales, les marges de manœuvre sont bien faibles. Mais on ne pourra maintenir longtemps un système qui consiste, en réalité, à laisser les gens faire pratiquement tout ce qu'ils veulent.
– Vous voulez dire que l'on en reviendra à des formes d'organisation plus dirigistes, où l'État recouvrera un rôle plus important ?
– Je ne crois pas au libéralisme qui est, à mon avis, une forme de déviance. Même si je caricature à dessein quand je dis que c'est la même chose que le communisme. Un bon équilibre, inspiré par la sagesse, se situera à mi-chemin des deux systèmes.
– Vous êtes attaqué en permanence à propos du fossé qui s'est creusé entre vos promesses de réduction de la “fracture sociale” et ce que vous avez réellement accompli. Pourquoi n'avoir pas expliqué davantage les difficultés et obstacles auxquels vous avez été confrontés, et l'étroitesse de votre marge de manœuvre ?
– Vous avez raison, nous n'avons pas assez expliqué pourquoi nous n'avons pas été plus vite. »
Les résistances intérieures au changement, fût-il impulsé par le président, ont été très fortes. Avant même que les « facteurs exogènes » n'imposent une pause dans les réformes, le président et le Premier ministre ont dû se battre contre l'administration, celle des Finances en particulier. Ce fut également vrai quand le chef de l'État voulut imposer, durant son second mandat, ses plans de rénovation urbaine et de cohésion sociale. Jacques Chirac parle là d'un « combat permanent contre l'administration. Si j'ai beaucoup de respect pour elle – elle est généralement travailleuse et honnête –, elle a quand même parfois du mal à évoluer ! »
Lors de notre entretien suivant, le président revient sur le délicat sujet de la réduction de la « fracture sociale » et sur les obstacles qu'il a dû surmonter ou contourner pour imposer ses projets. Rappelant d'abord que, lors de son premier mandat, les socialistes avaient gouverné pendant cinq ans : « Je ne veux pas polémiquer, surtout en période électorale, mais, durant ces cinq années de la période Jospin, on ne peut pas vraiment dire que cette question ait été la priorité des socialistes… » Au cours de son second mandat, Jacques Chirac s'est retrouvé avec une majorité plus libérale, philosophiquement opposée aux contrats aidés par l'État, ne croyant qu'à l'impact de la croissance sur l'emploi, donc favorable aux mesures censées la stimuler. Si le gouvernement Raffarin a mené à bien des réformes indispensables mais impopulaires – réforme des retraites (grâce à François Fillon), poursuite de la décentralisation, réforme de l'assurance-maladie –, il a échoué dans son combat contre le chômage. La suppression des contrats aidés a en effet abouti, de 2002 à 2004, à une remontée mécanique du chômage grosso modo équivalente au nombre de contrats supprimés.
Aux vœux de janvier 2004, Jacques Chirac siffle la fin de la récréation libérale. Il demande au gouvernement de lancer immédiatement « les concertations avec les partenaires sociaux en vue de faire voter par le Parlement une grande loi de mobilisation pour l'emploi ». Les médications prescrites par le docteur Raffarin et approuvées par François Fillon ne soulagent pas le corps social, le président décide alors un changement de cap et impose au gouvernement de mettre l'emploi au centre de ses préoccupations tout en conciliant deux objectifs : la réduction des inégalités et la réforme du code du travail.
L'échec de la droite aux élections régionales (22 régions passent alors à gauche) entraîne un remaniement ministériel le 30 mars 2004. Raffarin est reconduit, mais sa feuille de route modifiée. Il doit s'engager prioritairement dans la bataille pour l'emploi. Pour qu'il ait des chances de gagner, le président lui adjoint Jean-Louis Borloo, un général ébouriffé, combatif et imaginatif, qui a fait ses preuves en mettant au point le Plan de rénovation urbaine. Le chef de l'État et ses collaborateurs avaient appris à le mieux connaître, l'été précédent, quand l'Élysée avait dû peser de tout son poids pour imposer ledit plan, en dépit de l'opposition des technostructures du ministère du Logement et de Bercy.
Borloo remplace donc François Fillon mais se voit attribuer un ministère aux compétences beaucoup plus larges englobant l'Emploi, le Travail et la Cohésion sociale. Claude Chirac, qui s'impatientait depuis 2002 de constater la remontée de la courbe du chômage, a, dans cette affaire, dépassé son rôle habituel en poussant un homme qui lui semblait être capable de mettre enfin en œuvre les réformes sociales promises et espérées par le président depuis 1995.
En avril-mai 2004, Borloo met donc au point un ambitieux projet destiné à réduire les inégalités, notamment dans les banlieues défavorisées, par des mesures portant sur l'emploi, l'insertion des jeunes, le logement, l'égalité des chances. Un projet qu'il surévalue pour aborder en position de force des arbitrages qu'il sait inéluctables. Prétextant une situation financière tendue, le cabinet du Premier ministre s'y oppose. Une même opposition émane des différentes administrations directement concernées : Finances, Travail, Affaires sociales. Frédéric Salat-Baroux, secrétaire général adjoint de la présidence, s'attache à jouer les arbitres, mais a le plus grand mal à maîtriser une situation explosive, avec un Borloo qui brandit sa menace de démission s'il n'obtient pas gain de cause. Salat-Baroux se souvient : « Nous avons vécu des moments très difficiles. Une vraie révolte à l'intérieur de l'État : révolte sur le plan des principes, révolte sur le plan budgétaire, révolte contre l'autorité de l'Élysée. Une violence inimaginable !… » Le président s'est alors beaucoup attaché à concilier les points de vue contradictoires du Premier ministre et de son ministre. Plusieurs week-ends durant, il a rencontré successivement Jean-Pierre Raffarin et Jean-Louis Borloo. Le week-end le plus tendu a été celui des 12 et 13 juin 2004, le chef de l'État recevant Borloo le samedi à 19 heures, puis le Premier ministre et des membres de son cabinet le dimanche après-midi à 17 heures 30.
Le dimanche 4 juillet, après encore quelques transactions, Jacques Chirac réussit finalement à imposer le Plan de cohésion sociale, quelque peu rogné par rapport aux ambitions initiales de Borloo, mais doté d'une enveloppe financière suffisamment substantielle pour être crédible. Mais si Borloo a apporté à Chirac la bonne « boîte à outils », il a en revanche traîné les pieds pour lancer les mesures d'assouplissement du code du travail qui constituaient le second volet du plan emploi souhaité par le président pour les petites entreprises. Si bien que lorsque Dominique de Villepin débarqua à Matignon le 31 mai 2005, dans le difficile contexte du non au référendum sur le projet de Traité constitutionnel européen, il hérita à la fois les deux réformes de Borloo, mais aussi les projets de l'Élysée qui déboucheront sur le CNE (contrat nouvelle embauche) visant à relancer la bataille de l'emploi.
Dix ans après l'installation de Jacques Chirac à l'Élysée, les tensions sociales sont telles que le gouvernement n'affiche plus désormais qu'une seule préoccupation : la réduction de la fameuse « fracture sociale », avec pour volet prioritaire la réduction du chômage, principale source des problèmes de la société française.
Si le CNE passe comme une lettre à la poste malgré les grincements de dents des leaders syndicaux, le lancement du CPE (contrat première embauche) constitue en revanche une catastrophe qui fait descendre trois millions de manifestants dans la rue, brisant le rêve du président d'apparaître comme le grand réformateur social et de faire de Dominique de Villepin son successeur à la tête de l'État. Le Premier ministre va de surcroît entraîner le président dans sa descente aux enfers. M'étonnant qu'il lui ait fallu tant de temps pour renoncer au projet de Matignon, j'interroge Jacques Chirac qui ne se défile pas.
« On peut toujours avancer trente-six raisons pour expliquer que cela a été mal géré.
– Vous n'avez pas réagi assez vite ?
– C'est moi qui l'ai mal gérée. J'aurais dû me rendre compte que l'on allait dans le mur. Il y avait des précédents. Honnêtement, j'aurais dû dire non : ça n'était pas une bonne idée.
– Mais, au bout du compte, vous allez quand même à la télévision pour tenter de repêcher votre Premier ministre qui a géré cette affaire de manière catastrophique.
– Il faut toujours reconnaître ce qui relève de sa propre responsabilité. Comme dans l'armée, le chef est toujours responsable des bévues de ses subordonnés.
– Pourquoi sauvez-vous votre Premier ministre ?
– Parce que c'est un homme de qualité, et je n'ai pas eu tort, voyez, il remonte dans les sondages…
– Vous consultez donc quand même les sondages, vous qui m'avez dit ne jamais vous en préoccuper ?
– J'ai dit que je n'en tenais pas compte…
– Mais vous voyez quand même quand ils remontent…
– Je ne les regarde pas, mais je sais ce qu'il en est. Frédéric 9 me le dit, cela se sait, les gens le répètent, je l'apprends à l'occasion de mes contacts avec mes amis parlementaires »…
Au mois d'octobre 2006, la tempête du CPE quelque peu apaisée, Jacques Chirac a tenté de relancer le dialogue social, nié par son Premier ministre, en proposant des mesures importantes – dont l'obligation de concertation avec les partenaires sociaux avant le vote de toute réforme – dans un discours prononcé devant le Conseil économique et social. Quelques heures plus tard, je le rencontrais et faisais état devant lui de l'interrogation de Jean-Marc Ayrault, président du groupe PS à l'Assemblée, sur France-Info, moquant le caractère bien tardif de ces réformes.
« Il a raison, m'a répondu le chef de l'État. Je voulais cette réforme-là depuis longtemps. »
Le président savoure néanmoins un plaisir qu'il n'avait pas éprouvé depuis longtemps : « C'est la première fois que Thibault, Mailly et Chérèque 10 viennent me féliciter. »
Au terme de son second mandat, le président peut ainsi se prévaloir d'avoir fait adopter deux réformes structurelles importantes (mises en œuvre par Jean-Louis Borloo) répondant aux promesses du candidat Chirac sur la réduction de la « fracture sociale ». Mais le brouillage lié à l'affaire du CPE, les critiques virulentes et souvent injustes qui l'accablent, empêchent qu'elles soient portées à son crédit. Ces deux réformes ont été accouchées au forceps, contre l'Administration mais aussi contre une importante fraction du camp chiraquien. Il est encore trop tôt pour apprécier les effets du Plan de rénovation urbaine voté en 2004 et ceux du Plan de cohésion sociale adopté en 2005. Le premier concerne 600 quartiers et quelque deux millions de personnes. Sans triomphalisme, Jacques Chirac évoque le plan Borloo comme pouvant apporter une « amélioration sensible » dans les quartiers difficiles : « Et si on continue dans cette voie, comme on le fait depuis deux ou trois ans avec ces deux plans, la fracture sociale sera réellement réduite, mais cela ne peut se faire en quelques mois. Je crois beaucoup à l'impact de la loi de cohésion sociale, je crois beaucoup à l'effort historique, sans précédent, que l'on a fait pour le logement, en particulier pour le logement social. Il est d'autres domaines où l'on a évité le pire, comme celui des retraites. Si nous n'avions rien fait, nous aurions connu des drames épouvantables d'ici une dizaine d'années. Même chose pour la Sécurité sociale : si on n'avait rien fait, c'est tout le système qui aurait été remis en cause.
« On ne peut pas dire que rien n'a été fait, on peut dire en revanche que l'on n'a pas totalement répondu aux ambitions qui étaient les nôtres. Le contexte de l'économie libérale et mondialisée accentue les difficultés et entrave les réformes. Il faut un tempérament de bête pour les réussir. Je fais aujourd'hui la même analyse qu'hier. Ce qui compte, c'est avoir une juste vision des choses et essayer de n'en pas dévier.
– Votre majorité, minoritairement favorable à « La France pour tous », ne vous a pas beaucoup aidé…
– C'est vrai. Dans la mesure où j'ai voulu ouvrir le mouvement gaulliste à une mouvance libérale pour réaliser avec l'UMP un rassemblement plus large, j'ai naturellement conféré plus d'influence à la fraction la plus libérale de la majorité. Et je constate qu'aujourd'hui cette fraction libérale est devenue très forte… C'est vrai que c'est ici [à l'Élysée] que nous avons voulu la loi de cohésion sociale. Cela a été difficile, très difficile à accoucher. Il y a fallu une volonté de fer ! »
Si, dans le domaine social, le bilan de Jacques Chirac est contrasté, ce serait lui faire un mauvais procès que de dire que ses promesses sur la réduction de la « fracture sociale » n'ont été qu'un miroir aux alouettes et qu'il les a oubliées sitôt installé dans son fauteuil élyséen. Il y a aussi eu de la cohérence dans cette action-là…
1 François Fillon, La France peut supporter la vérité, Albin Michel, 2006.
2 Histoires françaises, op. cit.
3 Sondage SOFRES-Figaro Magazine, fin 1995.
4 Sondages SOFRES-Le Figaro.
5 Courbe INSEE selon les critères du BIT.
6 Cette remarque est peut-être encore plus fondée à gauche qu'à droite, tant les programmes de gauche ne semblent pas avoir intégré le fait qu'ils s'appliquaient à une société de marché dans laquelle les grandes décisions sont arbitrées par la Bourse et où les salariés constituent la principale variable d'ajustement.
7 Jean-Pierre Chevènement, Jean Riboud, entre autres personnalités consultées informellement par le chef de l'État.
8 L'INSEE (« France, Portrait social, 2006 » pp 43-51 et « Revenus et Patrimoine des ménages, 2006 » pp 9-21) parle même de « réduction des inégalités de 1996 à 2004 » et d'une « diminution des taux de pauvreté » sur cette même période.
9 Frédéric Salat-Baroux, secrétaire général adjoint de la présidence de la République.
10 Respectivement secrétaires généraux de la CGT, de FO et de la CFDT.