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À l'assaut de l'hôtel de ville de Paris
Il n'est pas dans la nature de Jacques Chirac de demeurer inactif. Tant qu'il est resté en fonctions rue de Varenne, et malgré ses frustrations, il a respecté l'esprit de la Ve République qui fait du président la clé de voûte du système. Son départ de Matignon l'a libéré des réserves qu'il s'était imposées. Le temps de la conquête est arrivé. Avec, pour commencer, un discours-programme en Corrèze où il va récupérer son mandat de député. Il entreprend également de transformer et rajeunir le parti gaulliste pour en faire une machine de guerre contre François Mitterrand et la gauche, mais aussi – et surtout ? – contre Giscard et l'UDF. Avec, comme on va le voir, un programme qui va fluctuer au gré de ses conseillers de l'heure et de leur poids respectif.
Le 3 octobre 1976, il prononce le désormais fameux discours d'Egletons, discours réformiste qui se termine par : « Le grand rassemblement auquel je vous convie […] devra allier la défense des valeurs essentielles du gaullisme aux aspirations d'un véritable travaillisme à la française. » Ce n'est pas le mot « rassemblement » qui retient l'attention, mais celui de « travaillisme » qui ne figurait pas dans le discours initial écrit et relu à Paris. L'arrivée inopinée de ce terme sur les lèvres de Jacques Chirac traduit le peu d'intérêt qu'il porte au choix des mots pendant sa longue période de conquête du pouvoir. Bernard Billaud relève ainsi que Chirac considère « que les mots et les idées n'ont pas de valeur intrinsèque, mais qu'ils sont des moyens dont on use avec plus ou moins d'habileté pour la conquête du pouvoir ». Il est plus préoccupé par l'organisation de son parti comme par celle des campagnes électorales, par le travail de séduction des électeurs, par l'intérêt qu'il voudrait porter à chacun d'eux, que par la doctrine qu'il défend et les vocables qui l'expriment.
Tout en gardant à ses côtés Marie-France Garaud et Pierre Juillet, ultra-conservateurs, il y appelle aussi deux réformistes, Jérôme Monod et Alain Juppé, qui faisaient partie de son cabinet à Matignon. Le premier, protestant austère mais esprit ouvert, ancien délégué à l'Aménagement du territoire, a été son directeur de cabinet rue de Varenne ; il va en faire le secrétaire général du nouveau parti gaulliste. Le second sera chargé des études au sein de la nouvelle organisation.
C'est donc ce dernier qui prépare le discours que Jacques Chirac va prononcer à Egletons chez Charles Spinasse, l'ancien ministre de l'Économie et des Finances du Front populaire, qui ne lui ménage pas son soutien depuis son débarquement en Corrèze. Discours certes relu par les conseillers conservateurs, mais qui a gardé des accents réformistes en prônant notamment un impôt sur la fortune. Il ne contient pas, en revanche, la moindre référence au « travaillisme ». C'est le 2 octobre au soir, au domicile de Spinasse, que Chirac, en compagnie de Charles Pasqua, fait relire son texte au compagnon de Léon Blum. Lequel suggère que « ça paraisse plus à gauche », en parlant de « travaillisme à la française ».
Tandis que se prépare pour le 5 décembre le lancement du Rassemblement pour la République (RPR), qui doit se dérouler à la porte de Versailles, Giscard a décidé que Michel d'Ornano, maire de Deauville et ministre de l'Industrie, serait le premier maire élu de Paris, fonction qui, compte tenu du nouveau statut de la capitale, devient un poste clé de la République. Sondages en main, le président est convaincu que ces élections ne seront qu'une formalité. Le 12 novembre 1976, sur le perron de l'Élysée, Michel d'Ornano annonce donc sa candidature. C'est, pour les gaullistes, une déclaration de guerre, puisqu'ils avaient déjà entériné le principe de la candidature giscardienne de Pierre-Christian Taittinger. Quarante-huit heures plus tard, Chirac retrouve son siège de député de Corrèze. Quand, les jours suivants, Marie-France Garaud évoque devant lui l'éventualité de sa candidature à la mairie de Paris, il fait la grimace…
Le 5 décembre, le RPR est né. Jacques Chirac fait un triomphe devant 50 000 militants exaltés. La machine de guerre est prête. Début janvier 1977, au 32e étage de la tour Montparnasse, siège du RPR, la candidature de Chirac à la mairie de la capitale fait l'unanimité de l'état-major du parti. Seul problème : il ne doit pas apparaître comme un diviseur de la majorité. Le 18 janvier, il prévient Raymond Barre, Premier ministre, qu'il va se présenter pour ne pas risquer de laisser Paris tomber entre les mains des socialo-communistes. Le lendemain, il annonce sa candidature au « 20 heures » en recourant à une rhétorique bonaparto-gaulliste, faisant comme si la capitale, assaillie par les contre-révolutionnaires, les uhlans, voire les soviets, était sur le point de tomber : « Je viens dans la capitale de la France parce que, dans notre histoire, depuis la Révolution de 1789, chaque fois que Paris est tombé, la France a été vaincue ! » S'il attaque, comme d'habitude, les « collectivistes », quand il stigmatise les « combinaisons florentines », tout le monde comprend qu'il vise Giscard. Sa campagne sera sans pitié. Tous les coups seront permis.
Aujourd'hui arbitre suprême, sa mémoire a laissé sombrer dans l'oubli les coups qu'il a alors assenés au clan giscardien.
« Je n'avais pas du tout l'ambition de devenir maire de Paris, mais c'était la confusion la plus totale ! Les gaullistes parisiens étaient tous en train de se bouffer le nez. Christian de La Malène, Gabriel Kaspereit, Pierre Bas étaient tous candidats. Donc, on allait se planter ! Avec Marie-France Garaud et Pierre Juillet nous avons estimé que la seule solution était que je me présente. J'ai poussé un coup de gueule, j'ai dit avoir décidé y d'aller, et que ceux qui veulent me suivent ! J'ai donc été candidat.
« Giscard soutenait d'Ornano qu'il avait investi de sa superbe sur le perron de l'Élysée. J'ai dit : ce n'est pas possible, on ne désigne pas comme ça le maire de Paris ! Quand Giscard a vu que ça ne tournait pas bien, il a essayé de convaincre Edgar Faure d'être candidat. Edgar Faure, quand il y avait un palais national à portée, était toujours tenté… J'étais très ami avec Edgar et Lucie Faure. Je me souviens de ce jour où j'ai reçu un coup de téléphone de Lucie à 11 heures du soir : “Jacques, est-ce que vous pouvez venir tout de suite, voir Edgar en même temps que moi, à l'hôtel de Lassay ? C'est important.” À l'époque, j'étais ministre…
– Non, vous n'étiez plus rien…
– Ah bon, je n'étais plus rien ? J'arrive donc. Lucie est dans tous ses états. Edgar se tient tête basse dans son fauteuil. Et Lucie de lui ordonner : “Voilà, tu vas dire sur l'honneur à Jacques que tu ne te présenteras pas à la mairie de Paris…”
« Il avait en réalité quasiment accepté la demande de Giscard. Et Edgar a fait la déclaration solennelle exigée par Lucie. Edgar Faure était un type merveilleux…
« Je me suis présenté à la mairie de Paris non par ambition d'être patron de la capitale. Je n'avais aucune idée de ce que ça représentait. Mais, cette fois, le désastre se préparait, avec par-dessus le marché l'arrogance de Giscard, et là, je me suis dit : “Ce n'est pas possible !” »
Ses discours d'alors sont d'une surprenante brutalité. Après plus de vingt heures d'entretiens avec le président de la République, je ne peux m'empêcher de me poser des questions sur son évolution depuis pareilles diatribes. Ainsi de celle qu'il prononça porte de Pantin, le 11 février 1977, où il s'en prit à ceux qui en voulaient à la liberté de l'enseignement, avant de stigmatiser sauvagement la IVe République qui était allée chercher sa légitimité « chez les Américains et les Allemands », ainsi que les « politiciens de rencontre qui ont alors déshonoré la France ». Puis, oubliant son ami Charles Spinasse, il s'en prend à Léon Blum et aux socialistes d'avoir, en 1936, laissé le champ libre aux fascistes et aux nazis en refusant l'intervention armée de la France aux côtés des républicains espagnols. Ses conseillers avaient tenté – sans succès – de l'empêcher de prononcer cette phrase 1 . Là, Jacques Chirac avait laissé parler en lui l'admirateur de Malraux, en oubliant toutefois que l'attitude de Blum n'avait pas été aussi caricaturale, puisqu'il avait encouragé Pierre Cot, Gaston Cusin et Jean Moulin à acheminer clandestinement armes et avions aux républicains espagnols 2 . À l'instar de son père, Jacques Chirac a toujours été un chaud partisan des brigadistes, et, comme on l'a vu, il leur conférera le statut d'anciens combattants.
Si, dans ses interventions publiques, il donne alors l'impression de taper sur tout ce qui bouge, à tous les observateurs qui ne trouvent pas les mots pour définir son alchimie de campagne il montre en revanche qu'il est un animal politique hors du commun. Il goûte le contact avec les gens, se plaît à leur serrer la main, à les embrasser, et, au-delà des mots qu'il prononce, les gens sentent qu'il les aime. Bernard Billaud décrit bien de ce phénomène : « Je ne sache pas qu'en tournée électorale, Jacques Chirac ait jamais été l'objet de brocards, encore moins de propos hostiles ou malveillants. La sympathie qu'il sollicite lui est très largement accordée, et on s'interdirait de rien comprendre à la persistance de ce phénomène si l'on n'admet pas l'absolue sincérité de celui qui ainsi se donne. De cela les êtres qu'il côtoie sont persuadés et c'est ce qui explique que le charme n'ait jamais cessé d'opérer. Dès lors, peu importe que Jacques Chirac soit un piètre orateur et qu'il n'ait guère les talents du verbe susceptibles de soulever une foule. Il arrive à ses fins par d'autres moyens qui mettent en jeu plus profondément sa personnalité la plus secrète et aussi la plus énigmatique : cette capacité de conquérir et de séduire par les moyens d'une transparence aussi peu contestable, lorsqu'il se dépense sur le terrain, qu'elle est douteuse, sinon absente, dans le cours du combat politique ordinaire 3 . »
Jean-François Probst, qui s'occupe alors de sa communication, livre 4 une anecdote datant de la fin janvier 1977 et qui illustre bien un des aspects de la méthode Chirac en campagne. Il est midi, plusieurs DS reviennent d'une visite de quartier et d'un marché du XVe arrondissement ; elles foncent conduire Chirac et son entourage à un déjeuner du Syndicat de la presse quotidienne régionale. Le premier véhicule, dans lequel Chirac a pris place, s'arrête brusquement devant la tour Eiffel. Probst, qui est dans le second en compagnie de Jérôme Monod, observe d'un œil surpris la scène.
« Nous voyons Chirac se précipiter à grandes enjambées vers une marchande ambulante de marrons, emmitouflée derrière sa minuscule échoppe. Comme les journalistes, nous sommes persuadés que “Fend-la-bise” (un des surnoms de Chirac) a un petit creux, ou une brusque envie de croquer des marrons. Pas du tout : il est parti à la pêche à l'électeur. Nous l'écoutons religieusement.
« Bonjour madame, je suis Jacques Chirac, candidat à la mairie.
– Bonjour monsieur, je suis corrézienne.
– Enchanté, enchanté, chère madame ! Ça va, les affaires marchent ?
– Pas du tout.
– Que se passe-t-il ?
– On m'ennuie.
– Mais qui donc vous ennuie, madame ?
– La police, monsieur. Ils n'arrêtent pas de m'embêter pour des histoires de papiers, de patente.
– Attendez-moi une seconde, madame, je vais téléphoner au préfet.
« Sitôt dit, sitôt fait. Cinq minutes plus tard, le futur maire de Paris déclenche un véritable plan Orsec. De son téléphone de voiture – un radio-com 2000, en ce temps-là –, il passe un savon au préfet de police : les services préfectoraux persécutent une des amies corréziennes de Jacques Chirac, une marchande de marrons installée sous la tour Eiffel ! Dix minutes plus tard, le commissaire de police du “Gros Caillou” rapplique et se confond en excuses. Il promet à la marchande de marrons qu'elle ne verra plus l'ombre d'un képi. Ravie, la dame remercie son bienfaiteur et votera désormais les yeux fermés pour Chirac et le RPR. De surcroît, l'anecdote fera le tour de la Corrèze. Le candidat a passé vingt minutes avec la marchande à laquelle il a laissé de surcroît un billet de 50 francs pour ses marrons. »
Jacques Chirac est élu à l'Hôtel de Ville le 22 mars 1977. Le voici désormais installé dans une véritable place forte, à la tête de 15 milliards de budget et de 36 000 fonctionnaires. « Il a fait de la mairie de Paris le plus puissant instrument d'influence politique », commente Raymond Barre. Il dispose des moyens de ses ambitions, lesquelles sont désormais présidentielles.
Appel aux souvenirs du président.
« Vous avez recréé le parti gaulliste et vous prenez la mairie de Paris. J'ai du mal à imaginer que vous ne pensiez pas déjà à la présidence ?
Long silence.
– Je ne saurais quoi vous répondre là-dessus… Probablement, probablement… »
Contre toute attente, grâce au RPR, la droite gagne les élections législatives, et le RPR devance l'UDF. C'en est fini du rêve de Giscard et de « Ponia » qui voulaient casser le parti « des copains et des coquins ». Le vrai patron de la majorité est désormais le maire de Paris qui, dans son programme, avait affiché son antilibéralisme, sa préférence pour une « Europe fondée sur le fait national », son attachement au « progrès social », et avait retrouvé les accents du gaullisme social.

Le 26 novembre 1978, la voiture de Jacques Chirac dérape sur une route verglacée en Corrèze. Fractures de la colonne vertébrale et du fémur. Il souffre énormément. Il est finalement transporté à l'hôpital Cochin où Pierre Juillet, le 6 décembre, lui fait approuver une diatribe contre l'Europe et une charge violente contre Giscard. Avec cette formule terrible : « Comme toujours, quand il s'agit de l'abaissement de la France, le parti de l'étranger est à l'œuvre, avec sa voix paisible et rassurante. » L'effet de l'Appel de Cochin est désastreux pour Chirac que le président traite d'« agité ».
Pierre Juillet a-t-il abusé de l'état du blessé ? Plusieurs thèses courent, en réponse à cette question. Depuis le début, Bernadette Chirac déclare que son mari venait d'être opéré, qu'il était fiévreux et qu'on lui a forcé la main. Longtemps Jacques Chirac a reconnu avoir lu le discours préparé, ajoutant qu'il s'était promis d'en retrancher une phrase, puis qu'il avait fait une « connerie ».
Et aujourd'hui ?
« Ce n'est pas l'épisode le plus brillant de ma carrière, convient-il. La vérité, c'est que c'est Juillet qui l'avait écrit. Je m'étais pété la cuisse, j'avais une fracture de la colonne vertébrale. Les chirurgiens avaient beaucoup hésité à opérer soit la jambe, soit la colonne ; ils ne pouvaient faire les deux… Finalement, ils avaient décidé de m'opérer la jambe. Du coup, j'étais dans un corset, la jambe dans le plâtre, et je n'étais pas au mieux de ma forme ! Je souffrais beaucoup, et je ne l'ai donc pas lu.
– Vous traînez encore cet Appel de Cochin comme un boulet…
– Ça oui ! »
À l'occasion des européennes, sous l'influence de Pierre Juillet, Marie-France Garaud et Charles Pasqua, Chirac va faire campagne, vent debout, contre l'Europe. « Cette Europe mollusque et sans corps véritable, nous ne l'accepterons jamais ! » s'exclame-t-il sur tous les tons. Les résultats sont catastrophiques. Avec Simone Veil à sa tête, la liste giscardienne arrive en tête alors que celle du RPR n'est que quatrième. L'effet de la victoire aux législatives est annulé.
Le soir du scrutin, le maire de Paris convoque Marie-France Garaud pour le lendemain matin afin de la congédier. Elle prend les devants et s'en va d'elle-même, à l'instar de Pierre Juillet. Le président se souvient.
« Il était dans la nature des choses que je prenne mon indépendance, notamment au regard d'un problème essentiel sur lequel nous avons divergé rapidement : le problème européen. L'un comme l'autre étaient anti-européens, alors que moi, j'étais pour une certaine idée de l'Europe. Petit à petit, on s'est donc perdus de vue. Entre nous, ç'a été terminé… Ils m'en ont voulu. »
Cette façon de présenter leur divorce confirme a contrario le poids déterminant qu'avaient eu jusque-là ses deux conseillers.
À la mi-1979, l'ascension de Jacques Chirac, âgé de 46 ans, semble terminée. Les Français ont alors une très mauvaise image de lui. Un sondage publié par L'Express une quinzaine de jours avant les élections européennes montre qu'ils le trouvent ambitieux, autoritaire ; surtout, 51 % estiment qu'il ne ferait pas un bon président de la République.
Il lui reste néanmoins un parti et la mairie de la capitale où, loin des questions de programme ou d'idéologie, il s'emploie à aider les Parisiens. Car, s'il est un guerrier politique, il n'a pas perdu pour autant son goût des autres. L'expression dût-elle surprendre, il y a chez lui un « appétit de servir », comme il a tenté de me le dire, conscient que son propos pouvait paraître à beaucoup difficilement crédible. Après lui avoir tendu la perche en l'interrogeant sur cet « appétit d'autrui », l'un des moteurs de son engagement politique, il laissa planer un très long silence avant de répondre.
« C'est un peu ridicule à dire, mais, d'une façon ou d'une autre, oui, c'est servir. Je le dis avec modération, mais je crois que chacun doit essayer de servir à la place qu'il occupe. Ce doit être ça : j'ai toujours voulu servir. Quand j'étais militaire, j'ai souhaité servir. En différentes circonstances, j'ai essayé de servir. En politique, on a des satisfactions, des enthousiasmes, mais, en définitive, on se plaît à servir. J'ai servi ma circonscription corrézienne, j'ai essayé de faire des choses pour servir Paris. Pas des choses extraordinaires, mais enfin : la seconde fois, si j'ai gagné dans tous les arrondissements, ça veut dire que les gens n'étaient pas si mécontents… »
1 L'Autre Chirac, op. cit.
2 Lire à ce sujet, Pierre Péan, Vies et morts de Jean Moulin, Fayard, 1998.
3 L'Autre Chirac, op. cit.
4 Jean-François Probst, Chirac et dépendances, Ramsay, 2002.