24.
Le brouillage des
« affaires »
sur l'action de Jacques Chirac
sur l'action de Jacques Chirac
A donc accédé à la tête de l'État un personnage
extraverti mais secret, inconnu malgré les spots depuis longtemps
braqués sur lui. Son parcours politique est atypique. Il bâtit sa
carrière politique sur des terres de gauche et s'y fait réélire à
huit reprises dès le premier tour. Porteur d'un programme de
droite, il subit deux échecs à l'élection présidentielle avant
d'être élu sur une promesse de gauche : la réduction de la
« fracture sociale ». Sept ans plus tard, il est
triomphalement réélu grâce aux voix de gauche pour faire barrage au
racisme et à la xénophobie. Au cours de ses deux mandats, le tapage
autour des « affaires » a plus souvent fait la une des
journaux que l'évocation de ses actes et a, du coup, brouillé et
minimisé leur portée. Contrairement à ses prédécesseurs, Jacques
Chirac n'a eu droit à aucun « état de grâce ». Dès le
premier jour, il n'a cessé d'être traîné dans la boue comme si les
élites médiatico-politiques, après s'être enthousiasmées pour
Édouard Balladur, lui en voulaient d'avoir cassé leur beau jouet
et, par mesure de rétorsion, contestaient la légitimité d'un homme
qu'elles n'avaient cessé de « ringardiser ». Cet effet de
brouillage des « affaires », le rejet des élites,
s'ajoutant aux jeux de massacre « ordinaires » pratiqués
par les médias pour fustiger tous les protagonistes de la vie
politique, encouragés dans cette attitude par les politiciens
eux-mêmes, rendent difficile, voire impossible un jugement serein
sur l'action de Jacques Chirac.
Avant même qu'il ne prenne place dans le fauteuil
présidentiel, toute la mécanique judiciaire qui devait
« plomber » ses deux mandats était en marche. Elle avait
été lancée en 1994 par une dénonciation fiscale contre Francis
Poullain, entrepreneur proche des milieux gaullistes, dans le
contexte de l'affrontement entre Balladur et Chirac, Nicolas
Sarkozy étant alors ministre du Budget et chapeautant la direction
des Impôts. Cette dénonciation allait conduire à l'incarcération de
Jean-Claude Méry, l'un des principaux collecteurs de fonds
occultes. Sans nourrir sur ce point de certitude absolue, le juge
Halphen lui-même penche pour une origine sarkozienne de la saisine
du parquet 1 , et affirme plus généralement que
« les périodes de cohabitation successives ont beaucoup fait
pour accroître le nombre de dossiers de corruption ». Dans la
fameuse cassette dont le contenu, publié par Le Monde du 21 septembre 2000, provoqua la plus
violente des mises en cause subies par le président de la
République durant ses deux mandats, Méry, pour sa part, faisait
remonter l'origine de la saisine du parquet à Matignon :
« Ce n'est pas Sarkozy qui a déclenché le processus contre
moi, mais le premier processus était un processus qui n'avait pas
lieu de s'amplifier. La meilleure preuve, c'est que la Direction
nationale des enquêtes fiscales […] avait arrêté sa procédure
anti-Méry, c'était fini. Elle a été relancée sur instruction du
cabinet de M. Sarkozy. Et Sarkozy l'a fait sur demande très
spécifique de certaines personnes de l'entourage de M. Balladur et
du cabinet Juppé à l'origine […]. Ça, je peux le dire : je le
sais. On connaît les noms, en plus ! »
Dans la foulée de cette première dénonciation, les
« affaires » relatives aux pratiques et au fonctionnement
de la Ville de Paris vont s'enchaîner et faire l'objet d'un
constant matraquage médiatique :
• Emplois fictifs de la mairie de Paris au
profit du RPR qui conduit à la condamnation d'Alain Juppé à
quatorze mois de prison avec sursis, affaire dans laquelle le
président pourrait être entendu à l'expiration de ses
mandats ;
• Lycées d'Île-de-France : Michel
Roussin, ex-directeur de cabinet du maire de Paris, a été condamné
à quatre ans avec sursis ; Jacques Chirac n'a pas été
judiciairement mis en cause dans ce dossier ;
• HLM de Paris : Georges Pérol,
ex-directeur général de l'OPAC, élu corrézien, a été condamné à
deux ans de prison avec sursis. Le dossier est clos sur le plan
politique ;
• Faux électeurs du IIIe arrondissement : accusés de fraude
électorale, Jacques Dominati et son fils Laurent ont été relaxés en
décembre 2006, mais cette affaire n'impliquait pas l'ex-maire de
Paris ;
• Faux électeurs du Ve arrondissement : dossier Tiberi, qui ne met
pas en cause Jacques Chirac ;
• Emplois fictifs de la Ville de Paris dans
son versant « non RPR » : le dossier met en cause
quatre anciens directeurs de cabinet du maire de Paris. Jacques
Chirac pourrait être concerné « à la marge » à propos du
cas des chauffeurs du préfet Lanier et de Marc Blondel.
De manière quasi suicidaire, tous les grands
partis ont tenté les uns après les autres d'instrumentaliser des
« affaires » dans leurs batailles politiques alors que
ces mêmes partis ont, jusqu'au début des années 90, pratiqué les
mêmes méthodes pour subvenir à leurs besoins financiers :
notamment par le recours aux emplois fictifs et aux commissions sur
les marchés publics. Rappelons, pour nous en tenir aux infractions
qui se sont déroulées dans les années 80 et au début des années 90,
ces quelques faits.
• Le PS a dû s'expliquer sur les affaires
Luchaire, Urba, Carrefour du développement, MNEF, entre
autres ;
• François Léotard a écopé de dix mois avec
sursis dans l'affaire Fondo pour le financement occulte de
l'ex-parti Républicain ;
• Trois dirigeants du CDS (Pierre
Méhaignerie, Jacques Barrot, Bernard Bosson) ont également écopé de
peines de prison avec sursis pour les mêmes motifs ;
• Le PCF a été mis en cause dans une affaire
impliquant l'ex-Compagnie générale des eaux et divers bureaux
d'études, mais Robert Hue a été relaxé faute de preuves
suffisantes.
Comme l'a dit crûment Jean-François Probst
2 , ex-conseiller en
communication du maire de Paris, tout le monde semble avoir oublié
comment fonctionnait la machine politique il n'y a pas si
longtemps : « Ils me font marrer, aujourd'hui, les
culs-bénits, avec leurs salaires fictifs ! À l'époque, dans
les partis politiques, on était tous rémunérés en salaires fictifs
[…]. En vingt-cinq ans de bons et loyaux services au RPR, je n'ai
jamais eu un bulletin de salaire du RPR […]. Au PS et au PC, il y a
eu plus de trois cents personnes payées par les Charbonnages de
France, EDF-GDF et autres sociétés à capitaux d'État 3 . »
Gérard Monate, ancien président d'Urbatechnic, le
bureau d'études lié au PS, a de son côté raconté la même chose à
propos de la transaction sur le marché des lycées d'Île-de-France
dont Méry assurait la répartition des commissions : « La
répartition des commissions a bien eu lieu. Il faut
comprendre : c'était un énorme marché, tous les gens qui
siégeaient au Conseil régional – je veux dire tous les partis –
voulaient une part du gâteau. Un jour, Méry m'a dit : “J'ai
reçu des instructions pour répartir la commission entre tout le
monde.” Il m'a proposé de me donner en liquide la part du PS. J'ai
refusé : Urba ne travaillait pas avec des espèces… Alors je
lui ai conseillé de porter l'argent directement à la trésorerie du
parti, à Solferino. C'était avant le financement public des
partis : il fallait trouver l'argent là où il était. C'est ce
que nous faisions, Méry comme moi 4 … »
Le jeudi 21 septembre 2000, interrogé par Élise
Lucet après la publication du contenu de la cassette Méry, en
particulier sur l'affirmation selon laquelle Jacques Chirac aurait
assisté à une remise de fonds à son propre directeur de cabinet à
Matignon, Jacques Chirac, invité du 19/20 sur France 3,
répondit.
« Je suis indigné. Indigné par le procédé.
Indigné par le mensonge. Indigné par l'outrance […]. Aujourd'hui,
on rapporte une histoire abracadabrantesque. On fait parler un
homme mort il y a plus d'un an. On disserte sur des faits
invraisemblables qui auraient eu lieu il y a plus de quatorze ans.
On exhume un enregistrement fait il y a plus de quatre ans, et le
journal lui-même qui publie ces propos les qualifie
d'“invérifiables” et de “sans valeur juridique”. Tout cela, comme
par hasard, trois jours avant un référendum visant à améliorer le
fonctionnement de notre démocratie ! Alors je vous le dis, ces
allégations sont indignes et mensongères. Voilà pourquoi je demande
que ces éléments soient transmis à la justice afin que la vérité
balaie la calomnie. »
Réaction de bonne guerre : il y avait le feu
à la maison et la violence médiatique et politique – notamment de
la part d'un Arnaud Montebourg qui réclamait qu'on traduisît le
président en Haute Cour – était telle que Jacques Chirac n'avait
d'autre issue que de rejeter en bloc le contenu de la cassette
Méry. La méthode porta ses fruits. Après quelques jours d'échanges
nourris entre les fidèles de l'Élysée et ceux de Matignon, un
cessez-le-feu intervint. Jean-Louis Debré expliquait :
« Tous les politiques sont en train de tomber dans une guerre
absurde, une manipulation générale qui consiste à discréditer les
responsables politiques. Nous serions tous bien inspirés de laisser
la justice faire son travail et de répondre aux préoccupations des
Français. » Et Claude Bartolone, ministre socialiste de la
Ville, suggérait en écho qu'on trouve une « solution »,
estimant que le débat politique ne pouvait « pas être rythmé
par le son des affaires » pendant encore deux ans.
L'interview de Méry était-elle pour autant
mensongère et calomnieuse ? Et qu'y avait-il de si scandaleux
dans les propos du collecteur de fonds ? Une scène a frappé
l'imagination et fut exploitée comme il se doit par les
médias : Méry raconte que le 5 octobre 1986, il est allé à
Matignon, Jacques Chirac étant Premier ministre, pour déposer cinq
millions de francs en liquide à Michel Roussin, chef de cabinet, et
s'est alors retrouvé face au chef du gouvernement qui a donc
assisté à la remise de fonds. La description de cette scène est
évidemment invérifiable dans la mesure où Jacques Chirac et Michel
Roussin la nient, et où Jean-Claude Méry est mort. Si on fait
abstraction de la mise en scène et de la qualité des acteurs
évoqués, on retombe sur une pratique courante avant la première loi
sur le financement des campagnes électorales et des partis, initiée
par Jacques Chirac à la demande de François Mitterrand, lui-même
empêtré dans l'affaire Luchaire 5 . Et si la remise d'une telle somme – 5
millions de francs en liquide – était stricto
sensu illégale, elle était utilisée par tous les partis et
par là même tolérée. Dans son interview, Méry démontait le système
qu'il avait mis au point et qui avait permis d'acheminer au RPR
entre 35 et 40 millions de francs en liquide de 1985 à 1991
(dont une partie fut reversée à l'UDF), et des sommes du même ordre
de grandeur aux partis de gauche. « Nous avons fini par
arriver à une répartition des lycées entre les deux grands groupes
(Compagnie générale des eaux et Lyonnaise des eaux) et leurs
filiales, de manière à ne pas laisser apparaître que deux noms. Je
les ai contraints à me verser sur cette opération un total de
10 millions de francs que j'ai répartis moi-même à raison de 5
millions de francs pour le RPR […], un million de francs pour le
Parti communiste, 3,5 millions de francs pour le PS. » Après
avoir narré comment il récupérait de l'argent sur les marchés
passés par l'OPAC, il ajoutait : « On va même s'entendre
avec les socialistes. On va répartir la manne. Et à chaque fois
qu'il y a à manger pour tout le monde, on distribuera à tout le
monde. Je vais prendre des sociétés communistes pour faire, par
exemple, l'entretien des égouts […], je vais aussi prendre des
sociétés recommandées par les socialistes. On va donner à manger à
tout le monde. C'est ce qui fait que tout le monde va s'entendre
parfaitement, et qu'il va y avoir du boulot pour tout le
monde. » Et, à propos de ce qu'il entend par « la
maison », expression qu'il emploie : « Eh bien, je
veux dire que c'est d'abord un homme, Michel Roussin. Je vais
partir du principe que je le fais pour le compte de Jacques Chirac.
Pas pour la poche personnelle de Jacques Chirac, je tiens tout de
suite à ce que ce soit clair, mais c'est parce que c'est l'OPAC de
la Ville de Paris, c'est uniquement aux ordres de M. Chirac que
nous travaillons… »
Répétons que le système décrit ici par Méry était
celui qui avait cours, à quelques nuances près, dans tous les
partis politiques au cours des années 80 et au tout début de la
décennie 90. Ce système n'était certes pas moral, différentes lois
l'ont aboli depuis lors. Il a fallu quelques années et quelques
scandales supplémentaires pour que les mœurs politiques évoluent…
Jacques Chirac a été patron du RPR, un parti qui avait mis au point
un système efficace et clandestin de collecte d'importantes sommes
d'argent. Depuis une trentaine d'années, j'ai pu recueillir sur ce
sujet maintes confidences, notamment auprès d'avocats et de
pétroliers liés à l'Afrique. Si j'en avais publié certaines,
j'aurais été dans l'impossibilité d'apporter la moindre preuve pour
les étayer en cas de contestation. Les révélations de Méry, les
témoignages impliquant Jacques Chirac dans les différentes
instructions relatives aux pratiques de la mairie de Paris, les
confidences-rumeurs sur le financement du RPR en faisaient-ils pour
autant un « escroc », un « voleur » indigne
d'exercer la fonction présidentielle ? Évidemment non
6 ! Mais ces
« affaires », par le battage médiatique incessant et
violent auquel elles ont donné lieu, ont néanmoins lourdement pesé
sur l'image de Jacques Chirac dans l'opinion, sur celle de la
France à l'étranger, et ont probablement entamé la fonction
élyséenne alors même qu'elles concernaient des faits advenus en des
périodes lointaines, en tout cas bien antérieures à son élection en
1995.
Cependant, alors que Jacques Chirac approchait de
la fin de son second mandat, une « affaire » autrement
grave était révélée. Grave car si les faits se révélaient exacts,
ils constitueraient non seulement le plus important scandale de la
Ve République, mais sans doute l'un
des plus grands de toute l'histoire de la République, puisqu'il
s'agirait d'un enrichissement personnel portant sur quelque
45 millions d'euros !
Le Canard enchaîné
révélait le 10 mai 2006 que la justice française était en
possession d'un document de la DGSE concluant que Jacques Chirac
possédait un compte dans une banque nippone, la Sowa Bank, crédité
de 300 millions de francs. Le journal satirique s'appuyait sur le
procès-verbal d'audition du général Rondot, interrogé par les juges
Jean-Marie d'Huy et Henri Pons dans le cadre de l'affaire
Clearstream. Le PV faisait dire au général : « Il est
indiqué sur les documents saisis à mon domicile que ce compte a été
ouvert à la Tokyo Sowa Bank et crédité de 300 millions de
francs. À ma connaissance, ce compte a été ouvert en 1992. »
Propos que l'avocat du général démentait les jours suivants. Dans
sa livraison du 7 juin, le même Canard
enchaîné affirmait qu'il existait des notes internes à la
DGSE prouvant que les services secrets connaissaient dès 1996
l'existence de ce compte bancaire. Dans une interview au
« quotidien permanent » du Nouvel
Observateur, Nicolas Beau, auteur de ces révélations,
accusait les journalistes de « ne pas faire leur
travail » sur le sujet. Le journaliste du Canard revenait à la charge, quelques mois plus
tard, en traitant ses confrères de « très négligents » à
l'occasion de la publication, le mercredi 15 novembre 2006, d'un
fragment d'une note de la DGSE où apparaissait cette phrase :
« Le montant des sommes versées sur le compte ouvert par Sowa
au nom de M. Chirac serait de soixante-dix oku-yens, soit sept
milliards de yens, soit environ trois cents millions de
francs. » Nicolas Beau reléguait ainsi les
« affaires » de la mairie de Paris au rang de gamineries
et campait en Jacques Chirac un homme d'argent coupable de s'être
enrichi de montants considérables par des procédés forcément
inavouables et qui, cette fois, méritait la Haute Cour !
Encore faut-il, avant de hurler avec les loups,
être sûr que ce plus gros scoop depuis l'avènement de la
Ve République s'appuie sur un
faisceau de preuves inattaquables. Une enquête approfondie est
nécessaire pour acquérir pareille certitude. Reprenons donc depuis
le début l'histoire des relations du président de la Sowa Bank avec
les autorités françaises.
Shoichi Osada s'est en effet intéressé à la France
depuis longtemps. En faisant miroiter de gros investissements,
synonymes de nouveaux emplois, le banquier japonais a réussi, à la
fin des années 80, à approcher aussi bien des responsables de la
DATAR que des conseillers de l'Élysée. François Mitterrand l'élève
ainsi, le 29 mai 1990, au grade de chevalier dans l'ordre du
Mérite, puis le propose à celui de chevalier dans l'ordre de la
Légion d'honneur le 31 mai 1994. Entre-temps, Jacques Chirac, alors
maire de Paris, fait sa connaissance, le 29 octobre 1993 à 15
heures 30, dans le hall du somptueux hôtel d'Awashima, une île
paradisiaque située à 150 kilomètres de Tokyo. C'est en effet le
président de la Sowa Bank, accompagné de M. Fukuhara, président
honoraire du groupe Shiseido, qui a accueilli le maire de Paris à
son arrivée à un séminaire sur l'emploi organisé par Masaya
Miyoshi, patron du patronat japonais [le Keidanren], réunissant
autour du maire de Paris les dirigeants des plus puissants groupes
japonais, notamment ceux de Sony, de Nec, de Shiseido, de Sumitomo,
de Fuji Electric, de la Banque de Tokyo, de la Sowa Bank, entre
bien d'autres. Thème : réfléchir à l'évolution de la notion
d'emploi dans les dix prochaines années, que ce soit en France ou
au Japon. Avant l'ouverture du séminaire, Jacques Chirac a prononcé
une allocution dans l'auditorium de l'Odyssey Hall, entouré des
présidents de Sony et de Shiseido. Puis, à 18 heures, Masaya
Miyoshi et Shoichi Osada ont présenté tous les participants
japonais au séminaire à Jacques Chirac. Rien d'étonnant à ce qu'une
photo montrant Osada et Chirac ait alors été prise et ait circulé
depuis lors puisque les deux hommes se sont effectivement
rencontrés à plusieurs reprises durant ce séminaire.
En septembre 1996, après des tentatives
d'« entrisme » remarquées auprès de l'administration
française, des représentants en France de la Sowa Bank sont reçus
par un conseiller à l'Élysée dans le cadre d'un projet
d'investissement dans l'Hexagone. Cet « entrisme »
forcené est signalé par la DATAR à son représentant local à Tokyo
qui, tout naturellement, cherche à en savoir davantage sur cette
banque si entreprenante en France. Il contacte le chef de poste de
la DGSE à Tokyo qui envoie un message à Paris le 3 octobre.
Aussitôt, le service de recherches de la DGSE confie à M. Flam,
magistrat détaché au bureau des Affaires protégées de la Direction
du renseignement, la responsabilité des investigations portant sur
la Sowa Bank. Une enquête est ainsi lancée sur la Kosa, filiale
parisienne de la Sowa Bank, puis, le 25 octobre, Flam envoie un
message au chef de poste à Tokyo pour obtenir des renseignements
sur l'actionnaire majoritaire de la Sowa Bank. C'est en réponse à
cette demande de Paris que le chef de poste de la DGSE à Tokyo
envoie, le 11 novembre 1996, le message 422 que Nicolas Beau
aurait pu lire et analyser jusqu'au bout au lieu d'en prélever une
phrase et de la sortir de son contexte. Que dit ce message ?
Qu'une source japonaise de la DGSE, proche de Shoichi Osada, dont
le nom de code est Jambage, a remis deux dossiers se rapportant à
la Sowa Bank. Le premier contient, selon Jambage, des faits
irréfutables ; le second contient, au contraire, des documents
en japonais commandés par Shoichi Osada. Après analyse du premier
dossier, le chef de poste affirme n'avoir rien trouvé
d'extraordinaire dans ces dossiers qui comprennent des articles de
presse (parfois à scandale), des interrogations de banques de
données sur la presse économique spécialisée et des livres ou
extraits de livres. Le reste du message est composé d'éléments de
la conversation du chef de poste avec sa source Jambage,
« rapportés en brut, car non recoupés ni vérifiés ».
C'est au cours de cette conversation qui n'a donc fait l'objet
d'aucun recoupement que Jambage a affirmé – de surcroît en usant du
conditionnel – que « le montant des sommes versées sur le
compte ouvert par Sowa au nom de M. Chirac serait de… »
Nicolas Beau connaît, comme nous tous, le B.A. BA du métier de
journaliste selon lequel une information ne saurait être publiée
qu'après avoir été recoupée au moins deux, voire plusieurs fois.
Pourtant, il n'hésite pas à transformer la rumeur lancée par
Jambage, et présentée comme telle dans le message 422, en
information assenée sans aucune réserve.
Le message 422 ne trouble pas outre mesure
l'Élysée, puisque le président de la République propose d'élever
Shoichi Osada au rang d'officier de la Légion d'honneur le
18 décembre 1996. Quant à la direction centrale de la DGSE,
elle ne prend pas au sérieux la phrase de Jambage, puisqu'elle ne
lance aucune recherche spécifique sur le prétendu compte de Jacques
Chirac, mais oriente les recherches du poste de Tokyo sur Osada et
sa banque, celle-ci soutenant un projet d'investissement industriel
en France.
Toutefois, une nouvelle note du chef de poste à
Tokyo mentionne derechef le nom de Jacques Chirac dans un message
du 21 janvier 1997 envoyé après une entrevue entre ce chef de poste
et M. Ouvrieu, ambassadeur de France au Japon, lequel s'inquiète
d'une éventuelle faillite de la Sowa Bank, compte tenu des
relations entre Shoichi Osada et le président, mais aussi avec
Danièle Mitterrand. Le chef de poste réclame donc des instructions
à Paris.
Cette ébullition des espions français ne trouble
toujours pas l'Élysée puisque Jacques Chirac reçoit Shoichi Osada
le mercredi 26 février à 15 heures. Cette rencontre n'a rien de
secret, mais est préparée tout à fait officiellement par l'Élysée
et la DATAR. À ce rendez-vous, Osada ne vient pas soutenir ses
propres projets, mais ceux de deux groupes japonais : THK,
leader mondial de la production des systèmes de guidage linéaire
électronique, souhaiterait en effet implanter une usine en Europe
et est déjà en relation avec la DATAR qui lui a proposé trois
localisations (dans l'est de la France, à Bordeaux et en
Corrèze) ; Toyota voudrait lui aussi s'implanter en Europe. Le
conseiller économique, après avoir pris attache avec la DATAR,
conseille au président de dire en termes généraux que la France est
ouverte aux investissements internationaux et que le responsable de
la DATAR, Raymond-Max Aubert, aura l'occasion de s'en entretenir
directement avec la direction de Toyota au Japon, le 11 avril
suivant 7 .
Gilbert Flam n'en continue pas moins d'enquêter
sur les activités de la Sowa Bank. Cet intérêt va perdurer jusqu'à
l'arrestation d'Osada en mai 2000. Dans les mois qui ont précédé
celle-ci, Gilbert Flam aura demandé une mise sous surveillance
étroite de la société Kosa en raison des soupçons de blanchiment de
capitaux pour le compte de la mafia japonaise qui pèsent alors sur
la Sowa Bank.
Ce n'est qu'à la fin de l'année 2000 que la rumeur
sur un compte japonais de Jacques Chirac resurgit dans le cadre
d'un contentieux entre deux agents de la DGSE. Le capitaine Coquart
accuse alors Jean Guille, son supérieur hiérarchique, de pratiques
financières douteuses ; il affirme que les tricheries de ce
dernier mériteraient d'être portées devant la justice, mais que le
Service les tolère du fait que Jean Guille détiendrait des
informations concernant « une très haute personnalité de la
République », obtenues par lui et le Service en 1997. Le
capitaine, auditionné au sein du Service, est incapable d'apporter
la preuve de ses accusations et est en conséquence
sanctionné.
Durant l'été 2001, les accusations dudit capitaine
remontent néanmoins jusqu'à Dominique de Villepin, alors secrétaire
général de la présidence de la République. Le bouillant
collaborateur de Jacques Chirac apprend dans le même temps que
Gilbert Flam, ancien juge financier détaché à la DGSE depuis 1991,
aurait enquêté sur un compte japonais du président. Quand il
apprend en outre que le juge Flam a appartenu au cabinet de Georges
Sarre, en charge des Transports dans le gouvernement Rocard, son
énervement monte d'un cran. Cette histoire va se trouver à
l'origine du plus grave incident qu'aura connu la seconde
« cohabitation ».
Le président s'en souvient : « J'ai
toujours eu de bonnes relations avec Jospin, sauf une fois où je me
suis fâché tout rouge, et il m'en faut beaucoup pour me fâcher tout
rouge ! À l'époque, un important personnage officiel était
allé voir Villepin pour lui rapporter qu'un complot était fomenté
contre moi par la DGSE, s'appuyant sur le fait que j'aurais eu des
comptes, et par-dessus le marché un enfant, au Japon ! Comme
vous ne l'ignorez pas, c'est un pays que j'adore… Alors là je me
suis fâché, car il ressortait des informations dont je disposais
que tout cela pouvait venir de Matignon… J'ai écrit une lettre que
j'ai confiée à Villepin qui l'a remise à Jospin… »
Cette lettre, très sèche, exposait qu'une enquête
était entamée sur lui par les services secrets dans des conditions
inadmissibles. Le Premier ministre répondit tout aussi sèchement
qu'il n'avait pas eu à connaître d'une pareille enquête.
« Il a calmé le jeu », constate
aujourd'hui sobrement le président.
Le 20 octobre 2001, le cabinet d'Alain Richard,
ministre de la Défense, demandait en effet au directeur de la DGSE
de mener des recherches au sein des services pour déterminer les
conditions dans lesquelles un ou des agents avaient mené de telles
investigations au Japon. Cette enquête, close le 21 janvier
2002, concluait, comme le déclara Alain Richard le 11 mai à
« Questions d'Info » sur LCP/France-Info, qu'il n'y avait
pas eu d'enquête spécifique sur un éventuel compte japonais de
Jacques Chirac : en revanche, « il y avait bien eu une
enquête relevant d'une mission de sécurité économique de la DGSE
sur un grand établissement financier japonais (Tokyo Sowa Bank) que
l'on soupçonnait d'avoir des comportements financiers offensifs et
qui a d'ailleurs fini dans une faillite retentissante ». Et
Alain Richard s'en fut rendre compte à Jacques Chirac des résultats
de cette enquête : à savoir qu'une seule note, datée du 11
novembre 1996, mentionnait la rumeur véhiculée dans un article non
signé paru au début des années 90 dans le Shukan Post et intitulé « C'est la banque de
Chirac ». Les auteurs de l'enquête interne laissaient
seulement planer un léger doute, qu'ils n'avaient pas réussi à
lever complètement, sur ce qu'avait réellement fait Gilbert Flam.
Mais, pour eux, le Service avait conduit à bon droit des
investigations sur la Sowa Bank, sans manifester d'intérêt
particulier pour la personne du président de la République. Une
seconde enquête fut toutefois diligentée et confiée au général
Rondot, lequel confirma les conclusions de l'enquête interne à la
DGSE. C'est ce dossier du général Rondot qui, saisi quatre ans
après par les juges chargés de l'affaire Clearstream, se retrouvera
en partie dans Le Canard
enchaîné.
Les rumeurs reprirent alors sur les liens
prétendument « sulfureux » entre Jacques Chirac et
Shoichi Osada, sur le fameux compte bancaire du président, mais
aussi sur son fils caché… Le Monde, peu
soupçonnable de tendresse à l'égard du chef de l'État, rechercha le
fameux article du Shukan Post. Il
dépouilla les 150 numéros de ce journal paru durant les années
1990, 1991 et 1992 à la bibliothèque Ohya de Tokyo, sans trouver la
moindre trace d'un tel article ! Le correspondant du
Monde interrogea ensuite la rédaction
du Shukan Post qui lui répondit que,
« très probablement, cet article n'existe pas 8 »…
Nicolas Beau a tenté d'aller plus loin que le
message 422 du chef de poste à Tokyo. Il fait état de l'enquête
d'un financier japonais qui explique que la Sowa Bank était
impliquée dans le versement de pots-de-vin sur le marché de
l'immobilier parisien. Il est difficile de trouver dans cette
affirmation trop imprécise un élément quelconque permettant de
transformer la rumeur du message 422 en début d'information. Dans
une interview accordée au Nouvel
Observateur, Nicolas Beau livre un nouvel élément, toujours
non sourcé, qui atténue considérablement ses affirmations sur le
montant du compte japonais, puisqu'au lieu des 300 millions de
francs évoqués il déclare : « Ce dont nous sommes
certains, c'est qu'il y a eu, à un certain moment, un million de
dollars sur un compte au Japon. » Soit grosso modo cinquante fois moins. Nicolas Beau, qui
doit bien sentir que son affaire est mal ficelée, ouvre de
nouvelles pistes : « On pourrait s'intéresser à une autre
fondation, la fondation Sasakawa, qui existe au Japon sous le nom
de Nippon Foundation, créée en 1990 par Ryoichi Sasakawa, un
criminel de guerre japonais qui entretient des relations avec des
milieux financiers très troubles au Japon. Cette fondation est
peuplée de chiraquiens pur jus. C'est une piste. D'autres, à
Tahiti, évoquent un possible versement de Gaston Flosse. »
Rumeur, quand tu nous tiens…
Autrement dit, il n'y a eu d'« affaire »
nippone que dans la tête de Nicolas Beau et dans celle de certains
de ses confrères qui préfèrent accumuler et distiller des on-dit
invérifiés afin de mieux « porter la plume dans la
plaie », pour reprendre la fameuse formule d'Albert Londres,
plutôt que de se plier à l'exigence de vérité. Compte tenu de
l'image détestable qu'ils ont du chef de l'État, ils estiment que
les faits véhiculés par la rumeur sont probablement vrais, et ils
passent du probable au plausible puis au certain, sans que des
faits solides et dûment vérifiés permettent d'opérer une telle
translation. Ils se lovent ainsi dans l'amer grief de Balzac selon
qui « pour le journaliste, tout ce qui est probable est
vrai »…
La vérité est que le futur président faisait son
job de maire de Paris en se rendant à
un séminaire sur l'emploi au Japon, en rencontrant des patrons
japonais au Japon, en entrant en relation avec Shoichi Osada pour
tenter de faire venir des investisseurs japonais en France dans le
but de créer des emplois et de compenser l'effet des
délocalisations. La DGSE a fait également son job en suivant de près les agissements d'un
banquier bientôt considéré comme « sulfureux », afin de
protéger le président et la France de ses éventuels agissements.
Dans ce contexte, les conseillers de l'Élysée et la DATAR ont fait
eux aussi leur job.
Le président de la République tire devant moi la
conclusion de cette prétendue « affaire » japonaise par
un catégorique : « Je puis vous confirmer que je n'ai
jamais eu de compte au Japon et que je n'ai pas davantage d'enfant
au Japon ! » De son côté, Bernadette Chirac, scandalisée
et ayant vécu « très mal » ces attaques lancées contre
son mari, confiait à Patrick de Carolis 9 : « Je trouve cela
profondément injuste, parce que c'est un homme qui a consacré sa
vie entière au service de la chose publique, au service des gens
[…]. Ce n'est pas un homme d'argent ; l'argent n'a jamais été
pour lui, en quoi que ce soit, une motivation.
Jamais ! »
1 Éric Halphen, Sept ans de solitude, Denoël, 2002.
3 Notamment Elf, Thomson, Air
France…
4 Le
Monde du 12 septembre 2000.
5 La première loi du 11 mars 1988
prévoit un financement public proportionnel au nombre de
parlementaires. Elle a été durcie les 15 janvier 1990, 29 janvier
1993, 19 janvier 1995 (avec l'interdiction des dires de
personnes morales).
6 À titre personnel, j'ai trouvé
plutôt satisfaisant qu'Arnaud Montebourg n'ait pas réussi à
collecter un nombre suffisant de signatures de députés pour entamer
une procédure visant à faire comparaître le président devant la
Haute Cour !
7 Les deux projets se sont
concrétisés. L'usine de THK a été installée à Ensisheim (Haut-Rhin)
et inaugurée en 2001. Elle emploie 293 salariés et sera agrandie en
2007. Celui de Toyota aussi : l'annonce de l'investissement
fut effectuée en décembre 1997 et la première Toyota Yaris
française sortit le 31 janvier 2001 de l'usine de
Valenciennes-Onnaing.
8 Le
Monde du 24 mai 2006.