21.
Le fameux dîner Chirac-Mitterrand
Un riche laboureur, sentant sa mort prochaine
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins…
La Fontaine
Valéry Giscard d'Estaing qui, un quart de siècle après avoir été vaincu par François Mitterrand, n'a toujours pas digéré sa défaite, l'impute à Jacques Chirac et vient enfin d'apporter, dans le troisième tome de ses mémoires 1 , la preuve du complot ourdi contre lui. Une preuve que lui aurait offerte François Mitterrand vingt-six jours avant de mourir. « Il faut nous débarrasser de Giscard ! » aurait déclaré, Jacques Chirac à François Mitterrand au cours d'un tête-à-tête entre les deux hommes, à l'issue d'un dîner avec Edith Cresson en octobre 1980.
Laissons donc courir la plume de Giscard telle qu'il prétend l'avoir laissée filer sur la page blanche au soir du 15 décembre 1995, après sa rencontre, rue Frédéric-Leplay, avec un Mitterrand quasi agonisant.
« … Ma voiture s'est arrêtée au bord du large trottoir et je me suis avancé vers la porte de l'immeuble. À mon étonnement, François Mitterrand, très fatigué, soutenu par un infirmier, est venu m'attendre dans l'antichambre de l'immeuble. Il a tenu sans doute à se conformer à l'usage qui veut qu'on vienne accueillir un chef d'État, ou un ancien chef d'État, à l'entrée de son domicile, car il est très attaché au respect de certaines règles. Il avait été prévenu par téléphone de l'imminence de mon arrivée. Nous montons tous les deux par l'ascenseur qui contient difficilement plus de deux personnes. »
L'infirmier les ayant rejoints par l'escalier, François Mitterrand l'interroge : « Est-ce que nous descendons ? »
« Pas de réponse de l'infirmier, qui le guide vers la porte de l'appartement. Il s'efface pour me laisser passer, reprend VGE. Dans son bureau, qui me paraît être aussi sa chambre, il s'installe dans un fauteuil bas qui a l'allure d'un fauteuil de repos médical, où il s'allonge à moitié. »
Avant de poursuivre la lecture de ce témoignage, arrêtons-nous quelques instants sur la mise en scène de la révélation mitterrandienne telle que la propose Giscard. Christiane Dufour, une des secrétaires de François Mitterrand, qui travaillait alors rue Frédéric-Leplay, a des souvenirs qui ne coïncident pas du tout avec ceux du mémorialiste : « C'est moi qui lui ai ouvert la porte et l'ai d'abord fait monter dans mon bureau. Il est resté avec moi une dizaine de minutes et je l'ai introduit ensuite dans le bureau de François Mitterrand. Les deux anciens présidents sont restés en tête à tête. » Parole contre parole.
Mais il est malséant de couper la parole à un ancien président. Reprenons donc : Giscard est dans le bureau de François Mitterrand après y avoir été conduit par ce dernier… ou par Christiane Dufour. Il s'enquiert d'abord de l'état de santé du malade, l'interroge ensuite sur ses activités. « J'écris, me dit-il. Je viens de terminer un livre de cent vingt pages. Il est chez l'éditeur.
– Ce sont vos souvenirs de la présidence ?
– Non, juste avant. La période qui a précédé mon élection.
« J'imagine qu'il fait allusion aux années 1980 et 1981, et à la campagne électorale. »
Nouvelle pause. L'éditeur de François Mitterrand est alors Odile Jacob. Quelques jours avant son ultime voyage en Égypte, François Mitterrand lui a effectivement remis un manuscrit rédigé par lui à partir d'entretiens avec Georges-Marc Benamou et qui sera publié en 1997 sous le titre Mémoires interrompus 2 . Ce livre compte 246 pages et traite de sa vie entre le moment où il fut blessé et fait prisonnier, en juin 1940, jusqu'au Congrès d'Épinay du Parti socialiste, en 1971.
À l'occasion de ces quelques échanges sur leurs activités littéraires, Giscard indique que lui aussi rédige le troisième tome de ses mémoires, et qu'il aimerait bien lui poser une question sur le dîner qu'il a partagé en octobre 1980 avec Jacques Chirac, chez Edith Cresson. Selon le narrateur, François Mitterrand accepte « bien volontiers ». Giscard lui demande alors si c'est lui qui en a pris l'initiative :
« Non ! Ce n'est pas moi. C'est Chirac. D'ailleurs, je ne croyais pas qu'une telle rencontre soit possible. Je n'avais pas envie de tomber dans un piège. J'ai commencé par refuser, mais il a beaucoup insisté, et j'ai fini par accepter.
– Ceux qui ont écrit à propos de ce dîner, comme Franz-Olivier Giesbert, disent que vous avez eu une conversation de vingt minutes en tête à tête avec Chirac. Je comprendrais que vous refusiez de m'en parler. Mais pouvez-vous me dire ce dont vous avez parlé ?
– Cela ne me gêne pas du tout, me répond François Mitterrand. Le dîner a été très ennuyeux. Quand il a été terminé, Jacques Chirac a dit qu'il souhaitait me parler seul à seul. Edith Cresson nous a conduits dans une pièce à côté dont elle a refermé la porte. Nous sommes restés seuls. Je ne me souviens pas des paroles exactes, mais le sens du message de Jacques Chirac était très clair : “Il faut nous débarrasser de Giscard !” J'en ai été très surpris. »
VGE lui ayant demandé s'il savait ce qui avait motivé une pareille démarche, François Mitterrand sourit, l'air de « jouer avec ce souvenir ». Puis il précise.
« Il m'a répondu que vous étiez “un danger pour la France”.
– C'est un peu vague. Lui avez-vous demandé de préciser la nature de ce danger ?
– Il en est resté là. Il a répété : “un danger pour la France”. Et j'ai compris qu'il était absolument décidé à vous faire battre. D'ailleurs, il a tenu parole. Jusqu'en 1980, vous étiez absolument imbattable. C'est ce que je pensais. Et quand j'ai décidé de me présenter à l'automne 1980, je ne me donnais aucune chance de gagner. Je l'ai fait pour éviter la débâcle qu'aurait connue le Parti socialiste si c'était Michel Rocard qui l'avait représenté dans ce combat. Tout a basculé pour vous dans les quatre derniers mois. Jusque-là, je le répète, vous étiez imbattable. Cela tient sans doute à une manière d'être des Français. Et je n'ai été élu que grâce aux 550 000 voix que m'a apportées Jacques Chirac au deuxième tour. Vous n'avez qu'à regarder les chiffres : sans ces 550 000 voix qui ont changé de camp, je ne pouvais pas être élu…
« Et si vous voulez en savoir plus, ajoute-t-il, vous pourriez aller en parler à Edith Cresson. »
Paroles d'outre-tombe, gardées secrètes pendant dix ans alors qu'elles renferment le baume que Giscard quêtait inlassablement depuis 1981…
Giscard a-t-il suivi le conseil du mourant et est-il allé « en parler à Edith Cresson » ? C'eût été difficile : il avait déjà contacté l'ex-Premier ministre en 1994 pour tenter d'en savoir plus long sur ce fameux dîner ! Le hasard faisant parfois bien les choses, Edith Cresson a publié en 2006 son propre livre, Histoire française 3 , très peu de temps après la parution de celui de Giscard. Elle y raconte que le 9 février 1994, dans l'avion qui conduisait une délégation française aux funérailles de Félix Houphouët-Boigny, Giscard, qui disposait d'une cabine présidentielle juste derrière celle de François Mitterrand, était venu lui parler : « Il m'a dit que, comme il rédigeait ses mémoires, il avait l'accord du président pour que je lui raconte l'entrevue entre Chirac et lui-même qui avait eu lieu chez moi avant les élections de 1981. Personnellement, j'ai toujours été en très bons termes avec Chirac – nous avions monté ensemble, avec succès, des stratégies pour mieux défendre les intérêts de la France au Parlement européen où nous avions été élus en 1979. Il m'est impossible de considérer Chirac comme un adversaire, tant il est gentil et courageux 4 .
« Mais Giscard, souriant, me fixait de ce regard perçant qu'on lui connaît. L'histoire de cette entrevue secrète entre Chirac et Mitterrand avait été murmurée dans Paris. Je l'avais toujours niée. Il s'agissait en l'occurrence d'un dîner organisé par Jean de Lipkowski à mon domicile… »
Peu avant les élections de 1981, c'est ce dernier, qu'Edith Cresson connaît depuis toujours, qui lui a suggéré une telle rencontre. Ils sont convenus d'une date, et c'est ainsi que son mari, Lipkowski, Chirac, François Mitterrand et elle se retrouvent à dîner. Edith s'est occupée de la cuisine et a confié le service à Luisa, arrivée chez elle vingt ans auparavant et qui est devenue pour elle une amie.
« À l'issue du repas, Chirac et Mitterrand ont eu un très long tête-à-tête dans le salon alors que mon mari était reparti travailler dans sa chambre et que Jean me tenait compagnie dans la cuisine. Après environ deux heures, nous nous sommes de nouveau réunis, puis ils sont partis séparément. Il est plaisant de songer à ce qu'ont pu se dire ces deux hommes qui, l'un après l'autre, auront la charge du destin de la France. Ce dîner a-t-il eu une influence sur le résultat des élections ? »
À cette question, Edith Cresson répond en se disant convaincue que Mitterrand devait les gagner : « La base du RPR était violemment opposée à Giscard qui avait trahi de Gaulle et, à droite, la consigne circulait de voter Mitterrand. À partir du moment où Mitterrand et Chirac souhaitaient avoir une entrevue et où je pouvais offrir le lieu propice, je devais l'organiser. Indépendamment du fait que je souhaitais la victoire du candidat socialiste, je considérais qu'il en allait de l'intérêt de la France. »
Mais, dans l'avion présidentiel qui rentre en février 1994 de Yamoussoukro sur Paris, Giscard, en gésine de ses futurs mémoires, attend la réponse d'Edith Cresson : « Je lui dis donc que j'ignorais absolument ce dont il voulait parler. Quelques minutes plus tard, je demandai à Mitterrand s'il était vrai qu'il lui eût donné son accord pour venir m'interroger. Il répondit non, en souriant. C'était donc un coup de bluff ! »
En confrontant ces témoignages, il est déjà loisible de poursuivre la critique du témoignage de Giscard. Lequel, sur le même sujet, avait déjà tenté un autre coup de bluff en faisant tenir à François Mitterrand des propos qu'il n'avait pas émis.
Giscard prétend par ailleurs que François Mitterrand lui aurait affirmé que c'est Chirac qui était à l'origine de l'entrevue, alors qu'Edith Cresson parle d'une initiative de Jean de Lipkowski (proche à la fois de l'un et de l'autre) acceptée par les deux hommes.
Il existe d'autres raisons de mettre en doute les paroles attribuées par Valéry Giscard d'Estaing à François Mitterrand. Signalons qu'à l'époque où se tint le fameux dîner Jacques Chirac n'avait pas encore décidé d'être candidat. Sans pouvoir à l'évidence en apporter la preuve, les proches de François Mitterrand sont on ne peut plus sceptiques sur le contenu du témoignage qui lui est prêté post mortem. Christiane Dufour se montre la plus catégorique : « Il est impossible que François Mitterrand ait tenu à Giscard de tels propos. » Je puis ajouter qu'ayant enquêté sur les rapports entre Chirac et Mitterrand durant la période qui court de l'été 1994 au mois de mai 1995, j'ai du mal à imaginer le second donner au premier un tel coup de pied de l'âne, alors même qu'il lui avait fait parvenir de nombreux petits signes d'encouragement dans sa course à l'Élysée 5 .
Last but not least, Giscard fait dire à Mitterrand : « Et je n'ai été élu que grâce aux 550 000 voix que m'a apportées Jacques Chirac au deuxième tour. Vous n'avez qu'à regarder les chiffres. Sans ces 550 000 voix qui ont changé de camp, je ne pouvais pas être élu. » Difficile de croire que François Mitterrand ait pu se livrer à une analyse aussi biaisée, lui qui était si fin politologue. Si on additionne en effet toutes les voix recueillies par la droite au premier tour (VGE, Chirac, Debré et Garaud), on arrive au score de 14,3 millions. Or, au deuxième tour, Giscard a non seulement fait le plein des voix de droite, mais il en a encore gagné quelque 300 000 pour parvenir au chiffre de 14,6 millions. Quant à François Mitterrand, non seulement il a fait le plein des voix de gauche, mais il a encore gagné 1,2 million de voix prises pour l'essentiel sur les abstentionnistes qui ont alors voté en masse. Des abstentionnistes qui, par définition, n'étaient pas des militants et étaient donc insensibles à d'éventuelles consignes de l'état-major du RPR.
Pour toutes ces raisons, je suis donc plus enclin à ajouter foi au démenti formel de Jacques Chirac qu'à la « preuve » bien tardive apportée par Giscard : « Je n'ai jamais tenu à Mitterrand les propos que Giscard met dans la bouche de Mitterrand, affirme l'actuel président. Je ne lui ai jamais dit : “Il faut que l'on se débarrasse de Giscard”, c'est absolument faux ! » Et, à propos de l'histoire telle que la rapporte Edith Cresson : « La seule chose qui est excessive, ce sont les deux heures que je serais censé avoir passées avec Mitterrand. Je ne suis pas resté deux heures avec lui. Je me connais : une heure, à la rigueur. Je connais aussi Mitterrand : on n'est certes pas resté deux heures ensemble ! »
Le président revient sur ce sujet qui, manifestement, lui tient beaucoup à cœur :
« C'était un dîner pour faire connaissance, mais ce n'est pas mon genre de dire à Mitterrand que je vais le soutenir ou lui demander qu'il me débarrasse de Giscard ! Nous avons parlé tranquillement. François Mitterrand était un homme très subtil, pas le genre à me demander de le soutenir. Ce n'était pas davantage dans ma mentalité que de monter avec lui une combinaison pour faire un croche-pied à Giscard. Il n'y a pas eu de complot. Nous avons émis des considérations générales sur la France… C'est vrai que je n'avais pas d'estime pour Giscard, mais je n'allais pas pour autant prendre position contre mon propre camp. »
Si je ne crois pas que Chirac ait fait perdre Giscard en fomentant, plus de six mois avant les élections, un complot démoniaque, je suis en revanche convaincu que la lutte fratricide entre les deux hommes depuis 1976 explique pour une large part la défaite de la droite dont Giscard portait les couleurs au second tour. Auparavant, aux législatives comme aux européennes, Chirac, blessé par Giscard, n'avait pas cessé de cogner contre lui. Avant d'avoir décidé de se présenter à la présidentielle de 1981, il déclarait le 22 octobre 1980 : « Si l'on veut changer de politique, ou il faut changer de président, ou il faut que le président fasse l'effort de changer lui-même », tout en laissant ensuite entendre que la première des deux solutions avait sa préférence. Mais quand il dit « Il faut changer de président », il ne pense pas alors à François Mitterrand, mais à lui-même !…
Quelques mois plus tard, après une campagne reaganienne sur le thème de la réduction de la pression fiscale, il recueille trois millions de voix de moins que Giscard au premier tour. Au vu de ces résultats, il est conforté dans l'idée que le président sortant est cuit – ce qui ne lui cause pas un vif déplaisir ! – et qu'il n'est donc pas la peine de se mouiller ni de mouiller un RPR remonté comme une pendule contre Giscard, alors même qu'il va falloir le mobiliser pour les prochaines législatives qu'il croit pouvoir remporter. Malgré les conseils pressants d'Édouard Balladur – le nouveau conseiller qui a pris la place du couple Juillet-Garaud –, il refuse donc de faire une déclaration appuyée en faveur de Giscard : « Il n'y a pas lieu à désistement, observe-t-il. Le 10 mai, chacun devra voter selon sa conscience. À titre personnel, je ne puis que voter Valéry Giscard d'Estaing. » Un engagement minimal qui sera interprété par beaucoup de militants RPR comme une autorisation à voter Mitterrand.
Malgré l'invitation pressante de Giscard à participer à un grand meeting à Pantin, Chirac se dérobe. A-t-il pour autant donné des consignes de vote précises au RPR ? Je ne le crois pas. Il a sermonné le gaulliste de gauche Philippe Dechartre quand il a appris que ce dernier avait envoyé aux militants une lettre les exhortant à apporter leurs suffrages à Mitterrand. Il n'a rien fait, en revanche, pour empêcher les Charles Pasqua (responsable de l'organisation de sa campagne), les Pons et autres membres de l'état-major du RPR de se démener pour barrer la route à Giscard en demandant aux militants de s'abstenir ou bien de voter Mitterrand.
Le président de la République reconnaît partiellement cette vérité : « Que des gens comme Dechartre et certains amis de Chaban aient tenu ces propos, c'est possible et même certain, mais ce n'est pas venu de la tête du RPR. » Il dit n'avoir donné pour sa part aucune instruction de faire voter Mitterrand, mais insiste sur « la détestation des gaullistes envers Giscard » : « Les gaullistes en avaient ras-le-bol de Giscard, mais il est faux de dire qu'il y a eu un complot destiné à le faire battre. » Cette détestation, lui-même la partageait et elle lui faisait sans doute souhaiter secrètement la victoire du candidat de gauche, ainsi qu'il le confia à Michel Junot 6 .
Le passé ne se recompose pas, mais les ambiguïtés qui caractérisent cette période n'empêchent pas d'imaginer que Jacques Chirac avait alors parfaitement conscience que l'avenir du RPR et le sien seraient plus favorables si Mitterrand était élu, ainsi que le soulignera plus tard Philippe Séguin 7 . Et qu'après la victoire de la gauche, lui-même aurait enfin le champ libre à droite. Désormais chef incontesté de l'opposition, il pourrait regarder sereinement l'avenir.
1 Valéry Giscard d'Estaing, Le Pouvoir et la Vie. Choisir, Compagnie 12, 2006.
2 Odile Jacob, 1996.
3 Edith Cresson, Histoire française, Éditions du Rocher, 2006.
4 Ibid. Quand j'ai indiqué à Jacques Chirac qu'un livre égrenant des choses aimables sur son compte allait bientôt paraître, il m'a répondu avec un large sourire : « Il faut le censurer ! »
5 Voir Pierre Péan, Dernières volontés, derniers combats, dernières souffrances, Plon, 2002, et chapitre 23 du présent ouvrage.
6 Michel Junot, Quand les Parisiens aimaient leur maire, Éditions de Fallois, 2006, page 220.
7 Dans Le Jeune Loup, op. cit.