5.
« J'aurais aimé que vous fussiez mon fils. »
(Pierre Seghers)
Ému par le Manyoshu, Jacques Chirac aimait aussi parler poésie avec Pierre Seghers, l'éditeur des poètes, poète lui-même… Au huitième étage de cet immeuble du VIe arrondissement de Paris, dans son appartement où me reçoit Colette, sa veuve, tous les objets, tous les livres rappellent Pierre Seghers. Celle-ci me reçoit pour parler de cet « ami fidèle » que fut – qu'est toujours – Jacques Chirac : « Une affection qui nous a valu beaucoup de désagréments », mais qu'elle ne renie pas. Au contraire. Elle parle volontiers de l'amour de la poésie du président, de sa particulière connaissance des poésies russe, chinoise et japonaise.
« Contre l'occupant, l'avilissement, la mort, la poésie n'est ni refuge, ni résignation, ni sauvegarde : elle crie. » Ce cri, Pierre Seghers voulut le faire entendre en publiant en 1974 La Résistance et ses poètes. Jacques Chirac l'entendit et aimait parler avec lui de ce « temps de misères et de sang, de férocité et de colère, de contestation et d'espoir ». Son cœur avait en effet battu la chamade en lisant des phrases comme : « Juifs ou pas, communistes ou résistants de toute appartenance, individuels ou affiliés à des mouvements, l'arrestation, la prison, la déportation, la mort étaient nos risques. » Comme chez Malraux, Chirac, chez Seghers, aimait cette intime association de la poésie et de l'action. Il s'était enflammé pour le récit de Malraux décrivant la « destruction, à Medellin, de la colonne franquiste, ce qui contribua à défendre Madrid pour un temps […] C'est le courage physique et c'est la fraternité comme réponse aux vertiges de l'absurde 1  » ; il s'enflamme de même en lisant les témoignages émouvants recensés par Pierre Seghers. D'une Marianne Cohn, fusillée le 8 juillet 1944 à l'âge de 23 ans : « Je trahirai demain, pas aujourd'hui / Aujourd'hui arrachez-moi les ongles / Je ne trahirai pas / Vous ne savez pas le bout de mon courage / Moi je sais. » Ou celui d'André Chennevière, abattu à Paris le 20 mai 1944 : « Ville souillée et comme morte / Où le martèlement des bottes / Écorche les trottoirs et le silence. » Ou encore celui de Micheline Maurel, déportée : « Et ces femmes vous crient ce qu'il vous a crié : Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonnée ?… »
Avant de me remettre son livre de souvenirs, Nous étions de passage 2 , dans lequel elle a soigneusement glissé un signet au début du récit qu'elle fait de la relation entre Pierre Seghers et Jacques Chirac, elle tient à me rapporter une anecdote qui n'y figure pas, comme pour relever encore davantage l'intérêt des pages que je m'apprête à lire. À la demande de Roger Combrisson, maire communiste de Corbeil-Essonnes, Colette Seghers avait accepté de préparer, à la Maison des Jeunes et de la Culture, une exposition consacrée à son mari. Par courtoisie, elle avait estimé devoir informer le maire de Paris de son acceptation. Dès réception de ce petit mot, Jacques Chirac l'avait appelée : « Pour la première fois, son ton était glacial : “Pourquoi avez-vous estimé que vous deviez m'informer de cette collaboration avec le maire communiste de Corbeil-Essonnes ? Je veux que vous sachiez que vous êtes libre. Je serai un des premiers à visiter cette exposition. Il y a toutefois un petit mais… Je ne serais pas content si, à l'inauguration, vous montiez sur une table et criiez : À bas Chirac !…” Il est effectivement venu à l'inauguration et tout s'est bien passé… »
Pour montrer la passion de Chirac pour la poésie chinoise et la connaissance qu'il en a, Colette Seghers raconte une autre anecdote survenue à la fin du spectacle qu'elle avait organisé au Théâtre de la Ville, intitulé L'Âme de la Chine. « Pourquoi n'avez-vous pas mis en scène un poème de Li Pô ?…  », lui demanda celui qui était encore maire de Paris.
Je suis maintenant prêt à lire les pages que Colette Seghers a consacrées à l'amitié entre Jacques et son Pierre 3 .
« Dans quelle nouvelle aventure venons-nous de nous embarquer ? Ni Pierre ni moi ne pouvons alors supposer qu'elle nous engage aussi loin. Au premier regard, on n'y voit qu'une partie de plaisir. Jacques Chirac – alors maire de Paris – a proposé à Pierre de lui confier un festival annuel de poésie : “Si tu le fais en coéquipière avec moi, j'accepte”, me dit-il. Pouvoir conduire la poésie jusqu'à la scène du Châtelet, du Théâtre de la Ville, qui résisterait à pareille tentation ?
« La rencontre de ces deux hommes sera celle de deux dynamismes. Ils ont le même tempérament, ils foncent, et très vite ils s'apprécient. Pierre découvre dans le maire de Paris un homme dont la connaissance de la poésie est infiniment plus grande qu'il ne l'admet.
« Faut-il préciser que jamais – pas une seule fois – ni Jacques Chirac ni les services des Affaires culturelles de la Ville n'interviendront dans le fonctionnement ou les choix de la Maison de la Poésie, pas plus que dans ceux de la revue… ? L'indépendance de l'une et de l'autre est absolue. Et pas une seule fois non plus la question de l'indépendance politique de Pierre ne fut posée. Chacun connaissant les opinions de l'autre, pourquoi en aurait-il été autrement ? On a dit – on a dit… – que certains membres du RPR avaient fait savoir au maire que les Seghers ne possédaient pas la carte du parti. Le maire en aurait ri : “Je ne demande pas à mes amis de porter un badge !”
« La revue s'est installée boulevard Raspail. Que rêver de mieux ? […] Les poètes ont retrouvé le chemin du bureau de Pierre et celui de la revue. Les jeunes obtiennent des rendez-vous, on les voit repartir, des livres sous le bras, épatés par ce type sympa, au rire si chaleureux. Quant à son regard… Les a-t-on déjà regardés si attentivement ? Sur eux il voit sa propre jeunesse […]
« Vers la fin d'octobre 1987, la dépouille mortelle de René Cassin fut conduite au Panthéon. La France rendait un dernier hommage au Commissaire national à la justice du Comité de Londres, en 1940, au président de la Cour européenne des droits de l'homme, au prix Nobel de la paix 1968.
« Jacques Chirac nous téléphona la veille au soir afin de prendre des nouvelles de Pierre. Nous ne pouvions nier l'évidence : les résultats des examens s'affolaient, l'évolution du mal était devenue incontrôlable. Pierre, parfaitement au courant, restait vaillant, encore debout, mais de jour en jour plus douloureux et plus faible.
« “Colette, voyez avec Pierre si je peux passer après la cérémonie du Panthéon. Je tiens à venir, j'aurais certaines choses à vous dire absolument.” Il ajouta : “Si vous le permettez, nous ne devons pas remettre…”
« J'ai regardé avec Pierre, sous nos fenêtres, le défilé du convoi escorté par la Garde républicaine et ses magnifiques chevaux roux avançant si lentement, si solennellement. Un soleil, roux lui aussi, transperçait la brume. Pierre, dans un geste familier, devenu difficile, avait mis son bras autour de mes épaules. Le cœur lourd, nous regardions ensemble, pour la dernière fois, un événement. Étions-nous dans la fin d'une journée ou dans la matinée ? Ce soleil suivait-il ce convoi ou montait-il à sa rencontre ? Je suis incapable de le dire, mais il irradiait cette scène pour un dernier salut. Pierre, bouleversé, remarqua : “J'aime qu'il soit là pour cet hommage, dans cette heure triste.”
« Jacques et Bernadette Chirac nous avaient déjà rendu visite la semaine précédente, et cette amitié, qui se révélait si fidèle, nous touchait au cœur. Bernadette Chirac, arrivée de son côté, venait d'un hôpital où elle avait passé la nuit auprès de l'un des siens. Lorsqu'ils nous quittèrent, Pierre, en les embrassant, regarda Jacques Chirac bien en face : “Vous vous souviendrez, Jacques, je n'aurai jamais aimé que les hommes et les femmes qui sont vraiment des humains. Vous êtes de ceux-là.” Il ajouta : “J'aurais aimé que vous fussiez mon fils.”
« Au retour du Panthéon, Jacques Chirac arriva seul : “Pierre, je viens vous faire une proposition, à condition qu'elle vous convienne…” Ainsi avons-nous pris connaissance de sa décision. Il souhaitait me confier la direction de la revue, ainsi qu'un droit de regard sur l'ensemble des programmes de la Maison de la Poésie. Pour la première charge, en toute indépendance avec nos collaborateurs, et, pour la seconde, en association avec un conseil artistique. Comment savait-il que rien n'aurait pu émouvoir Pierre davantage ? Qu'en me proposant cette charge, il m'en donnait la force, et qu'à ceux qui m'entouraient il apportait la possibilité de “maintenir” dans la voie qu'ils aimaient ?
« Quelques jours plus tard, Jacques Chirac prononçait au cimetière Montparnasse un long discours d'adieu. J'avais été informée par son secrétariat personnel que chaque minute serait minutieusement comptée, car il devait accueillir à Paris Mikhaïl Gorbatchev. La foule des amis et des connaissances, par centaines, l'écoutaient en silence sous la pluie.  »
1 Voir le discours de Jacques Chirac à l'occasion du transfert des cendres d'André Malraux au Panthéon, le 23 novembre 1996.
2 Colette Seghers, Nous étions de passage, Stock, 1999.
3 Nous étions de passage, op. cit.