13.
Un père sévère, une maman-poule
« Ce soir, je pense à mes parents. Je pense
aux patriotes simples et droits dont nous sommes tous issus.
J'aurai accompli mon devoir si je suis digne de leur
mémoire. » Le 7 mai 1995 à 21 heures, depuis la salle des
fêtes de l'Hôtel de Ville, Jacques Chirac, qui vient d'être élu
président de la République, dédie sa victoire à ses parents.
Qui étaient-ils ? Quelles relations
entretenait-il avec son père, avec sa mère ? Une meilleure
connaissance de ses parents permet-elle d'élucider le
« mystère Chirac » ?
Avant même de l'interroger à ce sujet, j'avais pu
noter, dans les articles et les livres qui lui étaient consacrés,
qu'il était admis que Jacques Chirac avait eu un père très sévère
et une mère qui l'avait couvé, voire étouffé de son affection. Dans
Les Mille Sources, manuscrit qu'il n'a
pas achevé, il donne lui-même une indication importante sur son
père : « Il était sûr de lui, plus grand et plus fort que
moi, ce qui lui conférait un avantage considérable. » À
première question classique (Qui était votre père, et quelles
relations entreteniez-vous avec lui ?), réponse également
classique.
« Mon père est né en 1898. Il a été mobilisé
à 18 ans. Envoyé à Verdun, comme tout le monde. Là, il a été
grièvement blessé et laissé pour mort sur le terrain. Ma mère a
reçu la lettre… En réalité, il n'était pas mort. Il s'en est sorti.
Il est revenu. Il n'avait pas de diplôme, est entré dans la banque,
a été directeur de l'agence de la BNCI de l'avenue de la Grande
Armée. Parmi les principaux clients, il y avait l'avionneur Henry
Potez, qui l'a débauché. Il est ainsi devenu le plus proche
collaborateur de ce dernier. En 40, il a fait déménager l'usine de
Méaulte, où l'on fabriquait le Potez 63, avant l'arrivée des
Allemands. Il était au Canada en juin 40. Il est resté très lié
avec Marcel Bloch et Henry Potez… »
Le président dit qu'il tient de son père un
respect spontané des gens. Contrairement à son grand-père, dit-il,
son père n'était pas franc-maçon – « ça ne l'intéressait pas,
mais, en revanche, il éprouvait une espèce d'allergie au racisme et
à l'antisémitisme, il n'admettait pas qu'on soit anti-les-autres.
Et même à propos des Allemands il disait : “Il faudra qu'on se
réconcilie avec eux. Ce ne sont pas les Allemands qui ont tort,
c'est leurs chefs.”
– C'est donc lui qui vous a transmis un
certain nombre de valeurs.
– On ne peut pas dire qu'il me les a
transmises, car chez nous c'était naturel, spontané… Jamais il ne
m'a dit : “Il faut être ceci, ou cela.”
– Politiquement, il était quoi ?
– Rien. Rien : il n'a jamais milité dans
aucun parti politique. C'était un homme modéré.
– Se montrait-il autoritaire avec
vous ?
– Ah oui, il était autoritaire ! Mais il
était juste. J'avais de très bonnes relations avec lui, parce qu'il
était juste. Je ne me suis jamais disputé avec lui.
– Vos carnets de notes n'étaient pas
terribles. Comment y réagissait-il ?
– Il ne réagissait pas très bien, mais je me
suis toujours débrouillé en faisant bouger la barre et en passant
de justesse d'une classe à l'autre ; je n'ai jamais redoublé.
Puis, au moment du bachot, je me suis dit : c'est
sérieux ; là, il y a un objectif, et je me suis mis à bosser
en première, et j'ai décroché le bac du premier coup avec mention
assez bien. Avant, je passais d'une classe à l'autre en frôlant la
moyenne, mais je n'ai jamais redoublé ni n'ai jamais eu à passer
d'examen de rentrée. L'idée de travailler pendant les vacances
m'était insupportable. Je faisais juste ce qu'il fallait pour ne
pas avoir à travailler pendant les congés d'été. »
J'ai essayé à plusieurs reprises de le relancer à
propos de son père, le sentant réticent, comme « bloqué »
sur un sujet manifestement sensible. Il me redit que les relations
qu'il avait avec lui étaient « excellentes sur le plan humain,
mais fondées sur l'autorité… Mon père n'était pas homme à faire des
confidences à son fils… »
Je lui rappelle qu'un certain nombre d'auteurs
affirment que son père était radical et antigaulliste.
« Je n'ai jamais entendu mon père parler
politique. Je ne l'ai jamais entendu s'intéresser aux problèmes
partisans. Il était probablement de sensibilité radicale, mais,
contrairement à son propre père, il n'a jamais milité… La religion
ne lui posait aucun problème. Ma mère était catholique pratiquante,
et j'ai été élevé dans ces idées ; cela n'a jamais posé de
problèmes avec mon père. Quand il fallait aller à la messe, il y
allait. C'était un tempérament ouvert et bienveillant. Il n'était
antirien…
– Antigaulliste ?
– C'est absolument faux ! Tout ce dont
j'ai gardé souvenir, c'est qu'il était absolument positif à l'égard
du général de Gaulle pendant la guerre. »
Jacques Chirac revient sur sa propre relation avec
son géniteur.
« C'était quelqu'un qui considérait qu'il y
avait une hiérarchie dans la vie : le père, c'était le père,
le fils, c'était le fils, et celui-ci n'avait qu'à obéir à
celui-là. Cette conception n'est plus guère de mise de nos jours. À
l'époque c'était comme ça, ça allait de soi, ça ne se discutait
pas. »
Une autre fois :
« Je n'ai eu que de très bonnes relations
avec mon père. C'était un homme froid et ferme, qui considérait que
c'était lui le patron. J'avais beaucoup d'affection pour lui, ça me
paraissait aller de soi. C'était mon père, et puis voilà… Ce qu'il
disait ne se discutait pas. »
Et ses relations avec sa mère ?
« J'aimais beaucoup ma mère, qui m'a
énormément gâté. Si vous interrogiez ses amies, elles vous diraient
qu'elle m'a chouchouté, qu'elle était complètement gâteuse avec son
fils, particulièrement quand je rentrais de l'école. Petit, pour
m'inciter à faire mes devoirs, elle me donnait une sucette, et pour
que je n'aie pas à l'ouvrir, elle la dépiautait elle-même du papier
qui l'entourait… Ah, on peut dire que j'ai été gâté… Chaque fois
que j'avais besoin de quelque chose, elle me l'offrait. Elle disait
à ses amies : “C'est épouvantable, tous les chapeaux qui
passent à satisfaire les fantaisies de Jacques !”
– Dans son livre, Conversation, votre femme évoque sa disponibilité
aux autres et pense que cette ouverture vous a influencé…
– C'est vrai que ma mère était ouverte aux
autres, mon père aussi, et cela n'a pas pu ne pas m'influencer…
[Long silence.] En somme, j'ai été ce qu'on appelle un enfant bien
traité. »
Bernadette Chirac, qui a bien connu les parents de
son mari, et les vieux de Sainte-Féréole sont en mesure de
compléter et affiner quelque peu les dires du président. Tous
confirment la sévérité de François Chirac envers son fils, et
l'affection quasi étouffante de sa mère.
L'épouse du président raconte que son beau-père
était obnubilé par la guerre de 14-18 ; il évoquait
constamment son calvaire dans les marais du Pripet et combien il
était impossible d'imaginer ce qu'il avait enduré. « C'était
un grand amateur de sport. Le dimanche après-midi, il écoutait les
reportages sur les matchs de rugby. Il ne fallait pas souffler mot.
Si d'aventure mon mari disait quelque chose, son père disait :
“Tais-toi, mon pauvre petit, tu n'y connais rien !” Jacques
Chirac avait alors plus de 20 ans… »
Des témoins de la jeunesse du chef de l'État
soulignent l'impact dévastateur de tels propos, qui semblent
n'avoir pas été accidentels. Michel Basset, un des fils de la
meilleure amie de sa mère, qui a bien connu Jacques dans son
enfance, cite de nombreux exemples d'une rudesse souvent humiliante
1 : « Jacky guette
avec des yeux d'enfant battu l'approbation d'un père qui le domine
de sa haute taille, un père inaccessible et intransigeant. »
Le même Basset, qui a manifestement écrit son livre dans
l'intention délibérée de faire mal à son ancien camarade d'enfance,
atténue néanmoins, sans le vouloir, ses propos en parlant d'un père
volontiers sarcastique devant lui, mais qui ne tarit pas d'éloges
derrière lui, par exemple sur sa mémoire : « Il lui
suffit de jeter à peine un regard sur un texte pour en retenir
l'essentiel. »
Bernadette Chirac donne une explication de la
sévérité de son beau-père : « Ma belle-mère le gâtait
tellement qu'il fallait bien que mon beau-père redresse la barre et
compense… Le travail était pour lui une vertu cardinale. »
François Chirac voulait que son rejeton réussisse, il exigeait
qu'il travaille bien, qu'il apprenne par cœur. Il aurait voulu que
son fils devienne gouverneur de la Banque de France. « Tout ce
qu'on raconte sur l'ambition politique de mon mari dans sa jeunesse
est grotesque », conclut Mme Chirac. Laquelle rapporte que son
beau-père aurait bien aimé appliquer son intransigeance à ses
petites-filles, Laurence et Claude, et réclamait même leurs carnets
de notes. Pour atténuer l'austérité du portrait, l'épouse de
Jacques Chirac souligne néanmoins que le père de ce dernier était
volontiers généreux, drôle, et pouvait déclamer des textes en grec
et en latin…
Comprenant mes interrogations sur la nature réelle
des sentiments de son mari à l'égard de son père, elle me remettra,
lors de notre second entretien, une lettre envoyée le 20 juin 1956,
d'Algérie, par Jacques Chirac à son géniteur, pour la fête des
pères : « Avec deux jours de retard, je viens te
souhaiter la fête des pères. Malgré un maximum de bonne volonté, il
m'a été impossible d'écrire avant […]. Je repars du reste tout de
suite, mais je n'ai pas voulu encore passer 24 heures,
peut-être plus, sans te témoigner mon affection […]. Embrasse Maman
pour moi. Je t'embrasse très affectueusement. » Et Bernadette
Chirac de commenter : « Mon mari l'aimait
beaucoup. »
Elle se montre encore plus loquace sur
Marie-Louise Chirac, sa belle-mère, que sur son beau-père :
« Une femme extraordinaire, toujours en train de rendre
service, très bonne cuisinière, un vrai personnage. Physiquement,
il ressemble à son père, mais il tient beaucoup de sa mère, qui
était d'une grande bonté, d'une grande ténacité, et qui avait un
culot formidable ! Ma mère avait été soufflée quand la mère de
Jacques Chirac lui avait fait remarquer que son fils aurait pu
faire… un bon mariage ! “Je vous l'ai élevé, mon fils”, me
disait-elle. »
Elle me conte une anecdote qui illustre le côté
hyperprotecteur de la mère du futur chef de l'État. Celui-ci
préparait alors l'ENA chez ses parents, au 95, rue de Seine. De
passage dans le quartier, Marguerite Basset, la meilleure amie de
Marie-Louise, décide de monter la saluer. Elle sonne à la porte.
Marie-Louise, vêtue d'une blouse blanche, ouvre :
– Ah, Marie-Louise, je passais et suis venue
vous dire un petit bonjour…
– Vous n'êtes pas enrhumée, au moins, ma
chère Marguerite ?
– Non ! répond, surprise, Mme
Basset.
– Alors, rentrez cinq minutes au salon… Je ne
veux pas de microbes dans la maison, car Jacques prépare ses
examens… »
Jacques Chirac était resté très attaché à sa mère
et lui téléphonait souvent. Bernadette Chirac se souvient de
vacances à Sainte-Féréole, alors que son mari était militaire en
Algérie. Sa belle-mère l'emmenait au cimetière et, au pied du
caveau familial, pleurait en pensant à son Jacky.
Elle se souvient aussi de l'immense chagrin de son
mari quand sa mère est décédée : « Il était alors
ministre de l'Agriculture. À la fin de l'été 1973, ma belle-mère,
très malade, était à Bity. Mon mari est venu passer 24 heures avec
nous. Puis il repart pour Paris, mais, peu après, sa mère meurt
2 . Je réussis à le joindre et
lui dis : “C'est fini ! – Déjà !” me répond-il.
Ce “déjà”, je l'entendrai jusqu'à la fin de mes jours… »
À de nombreuses reprises, au cours de nos
entretiens, le président m'a parlé de sa piètre mémoire des noms et
des dates. Plus généralement, j'ai souvent eu le sentiment que son
passé ne l'intéressait pas outre mesure et que sa mémoire lui avait
joué effectivement de mauvais tours. De même qu'il dit avoir la
naïveté de croire que lorsqu'il veut pour de bon quelque chose, il
n'y a aucune raison qu'il ne l'obtienne pas 3 , de même a-t-il reconstruit aussi son
passé. J'ai la faiblesse de penser que cette reconstruction lui
échappe au moins en partie. Pourquoi faire ainsi crédit à un homme
souvent qualifié de « supermenteur » ? Quand, à
plusieurs reprises, je l'ai mis face à une réalité qui ne collait
pas du tout avec la sienne, non seulement il n'a manifesté aucun
agacement, mais il n'a pas hésité à mettre en cause sa satanée
mémoire. De surcroît, celles de ses reconstructions du passé que
j'ai pu constater n'étaient pas toutes à son avantage… Ayant de
toute façon pour habitude de me fier davantage aux sources écrites
qu'aux témoignages oraux, j'ai consulté dossier militaire, dossier
professionnel, la bobine 189 du procès Bousquet, quelques documents
de l'instruction diligentée contre Henry Potez après la guerre,
questionné l'évêché de Tulle, écouté la voix d'Henry Potez, mort en
1981, sur un enregistrement conservé parmi les archives du Service
historique de la Défense, à Vincennes, afin de compléter, grâce à
ces éléments, le portrait du père du président de la
République.
Abel, François Chirac a fait ses études
secondaires au collège de Brive où il a passé son baccalauréat
ès-sciences. Il est ensuite parti pour Périgueux où on l'a nommé
professeur-adjoint au lycée. Le 18 avril 1917, il comparaît devant
le conseil de révision à Brive et est incorporé au 88e régiment d'artillerie lourde. Il a alors 19
ans. Nommé canonnier de 1re classe
le 28 septembre 1917, il est muté au 289e régiment d'artillerie lourde le 16 janvier
1918, et participe à la bataille de la Somme. Il est blessé à la
poitrine par un éclat d'obus le 20 mai devant Montdidier – et non à
Verdun, comme me l'a dit le président. Abel Chirac est soigné
pendant trois mois et retourne au front en août 1918 dans le
81e régiment d'artillerie lourde.
Après l'armistice, il décide de rester dans l'armée plutôt que de
rejoindre sa famille à Brive. Cette décision marque-t-elle une
rupture avec son père ? Avec 34 officiers et 354 soldats,
il est volontaire pour intégrer le 1er régiment des chars blindés polonais, formé
le 15 mars 1919 sur le sol français par le général Haller, qui
avait commandé en France une armée polonaise forte de
50 000hommes, évidemment approuvée et épaulée par l'état-major
français. L'indépendance de la Pologne, qui vient d'être proclamée
le jour de l'armistice, est immédiatement contestée par les
bolcheviks qui entendent récupérer les territoires perdus par la
Russie impériale avant la Première Guerre mondiale.
Le canonnier de Brive est formé à
Martigny-les-Bains, dans les Vosges, jusqu'au début juin 1919. Les
cinq compagnies de tanks Renault FT sont transportées par train
vers Lodz du 1er au 16 juin. Sa
compagnie, la seconde, dirigée par le capitaine Jean Dufour, va
être la première à aller au contact de l'Armée Rouge. Abel Chirac
part de Lodz le 19 août. Sa compagnie a pour mission de
soutenir l'action du 58e régiment
d'infanterie et de la division Wielpolska, chargés de briser les
défenses des bolcheviks installés dans la puissante forteresse de
Bobrujsk, jadis construite pour résister à l'avancée de la grande
armée napoléonienne. Le 28 août, les blindés français et les
colonnes de fantassins entrent dans Bobrujsk, soulevant
l'enthousiasme des populations locales. Le jour-même, Abel Chirac
est cité à l'ordre du 1er régiment
des chars polonais pour son courage et son dévouement. Il a
« progressé pendant toute l'attaque avec les premiers éléments
d'infanterie et assuré, dans des circonstances extrêmement
périlleuses, la liaison entre le capitaine commandant la compagnie
et les chefs de section ». Le canonnier reste en Pologne
jusqu'au 8 juin 1920. Rentré chez ses parents à Brive, il va être
admis comme stagiaire à la succursale de la Banque de France de
Brive.
Pas pour longtemps : Abel a décidé de
rattraper le temps perdu. Il va faire carrière à très grandes et
rapides enjambées. Il court comme le fera plus tard son fils.
« Il est impatient de brûler les étapes », note le
directeur de la Banque de France. Il entre en effet dès le
1er décembre 1920 comme attaché de
direction à l'agence de Saint-Claude (Jura) de la Banque privée
industrielle, commerciale et coloniale.
Un peu plus de deux mois après son entrée en
fonction dans le Jura, il part se marier avec Marie-Louise Valette,
une Corrézienne issue d'un milieu très différent de celui de son
père : elle est d'une famille catholique pratiquante et de
droite, proche de Paul Ceyrac, notaire, maire de Meyssac. C'est
d'ailleurs le même Ceyrac qui rédige le contrat de mariage entre
les deux époux.
Abel se marie religieusement à Noailhac le 5
février 1921. La bénédiction nuptiale par le curé de Noailhac
apparaît comme un acte de rupture ou tout au moins d'indépendance
vis-à-vis de Louis Chirac qui fait profession d'anticléricalisme et
se bat pour l'école laïque. A-t-il assisté au mariage ? S'il
l'a fait, ç'a été sous un faux prénom, celui de Jean. « Il n'y
a pas de Jean Chirac dans la famille », précise en effet sans
hésiter Jacques Chirac. La noce terminée, les deux époux regagnent
le Jura où ils vont rester un peu moins de deux ans.
Abel Chirac donne entière satisfaction à la
direction de la banque, mais démissionne néanmoins, le 19 janvier
1922, parce qu'il n'a pas été nommé, comme il s'y attendait, fondé
de pouvoir. Tout attristé par son départ, son directeur n'en écrit
pas moins, dans le certificat de travail, qu'Abel Chirac lui a
donné « entière satisfaction sous tous rapports. Le meilleur
éloge que nous puissions faire de ce collaborateur, c'est de
manifester tous les regrets que nous cause son départ ». Il
entre au Crédit de l'Ouest, à Angers, comme attaché à la direction
générale, et, quelques semaines plus tard, est nommé sous-directeur
de l'agence du même établissement à Niort. Au bout de dix-huit
mois, il démissionne une nouvelle fois pour « monter » à
Paris où il a trouvé un poste de directeur, celui de l'agence de la
Banque de la Seine de la place Victor Hugo, ce qui laisse pantois
son homologue de la banque angevine. Dans l'appréciation qu'il
fournit à l'établissement qui a réussi à attirer son ambitieux
employé, celui-ci ne peut cacher sa surprise :
« Impatient d'arriver, sans attendre un temps suffisant pour
compléter son instruction professionnelle, ce qui l'a amené à
changer de maison dans un délai relativement court. Ce qui l'a
amené aussi à quelques incorrections. Celles-ci, toutefois, n'ont
pas entaché son honnêteté et son honorabilité. » Chirac
va-t-il enfin se poser ? Que nenni ! Il ne va rester que
huit mois et demi place Victor Hugo. Son tempérament de feu lui
joue cette fois un mauvais tour : il a escompté un chèque de
150 livres à un client de passage, lequel chèque n'a pas été honoré
lors de sa présentation. La Banque de la Seine, qui entend alors
réduire le nombre de ses agences, saisit ce prétexte pour le
remercier pour faute professionnelle.
Il en faut plus pour arrêter la tornade Chirac. Il
rebondit aussitôt. Grâce à la recommandation de Joseph Bayard, il
entre le 3 novembre 1924, soit un mois après son licenciement,
comme attaché de direction à l'agence des Ternes de la Banque
nationale de crédit. Ses grandes foulées reprennent de plus belle.
En trois ans, il va passer d'attaché de direction à fondé de
pouvoir de l'agence de Levallois-Perret, puis à sous-directeur de
l'agence des Ternes, enfin à directeur de l'agence de
Levallois-Perret.
Au cours de l'année 1932, il est nommé
administrateur-délégué adjoint à la société Seine-Automobiles.
C'est cette année-là, le 29 novembre, que le petit Jacques va
naître à la clinique de la rue Geoffroy Saint-Hilaire, dans le
Ve arrondissement. Cette année-là
également, la Banque nationale de crédit est emportée par le
scandale de la Société générale d'aéronautique, un groupement fondé
à la fin de 1929 à l'initiative du ministre de l'Air, Laurent
Eynac, pour restructurer l'industrie aéronautique et la rendre
compétitive sur les marchés étrangers, et dont le pivot était la
BNC. Celle-ci a trop prêté et n'a pu résister aux faillites en
chaîne d'importants clients. Elle est mise en liquidation le 26
février 1932 et va renaître un peu plus tard, avec de nouveaux
capitaux, sous le nom de BNCI, laquelle va reprendre, le 16 janvier
1933, Abel Chirac au très envié poste de directeur de l'agence de
l'avenue de la Grande Armée. C'est là que va se nouer son destin
et, largement, celui de son fils…
Non seulement il gagne très correctement sa vie –
il va dès lors emmener sa femme et le petit Jacky en vacances à
Cannes ou à Biarritz –, mais il va faire la connaissance et
devenir proche de deux importants clients : les avionneurs
Henry Potez et Marcel Bloch.
Amis de longue date, Potez et Bloch sont de vieux
complices. Animés par la même passion, ils se sont connus à SUPAERO
et se sont retrouvés pour effecteur leur service militaire au
laboratoire de Chalais-Meudon. Potez avait déjà conçu et fait
breveter un projet d'avion métallique. La guerre de 1914 survient.
Les deux amis sont mobilisés et affectés à la construction
aéronautique militaire : Marcel Bloch chez Louis Blériot
4 , qui dirige la Société pour
l'aviation et ses dérivés (SPAD), Henry Potez chez Caudron, l'autre
avionneur-constructeur. Les deux hommes se retrouvent rapidement
car, après la bataille de la Marne, l'État leur a confié la mission
de construire un avion de reconnaissance, le Caudron G3. Puis
Marcel est muté et abandonne – provisoirement – Henry. N'ayant pas
oublié les insuffisances des performances des hélices du G3, il en
dessine une nouvelle et invente la technique du « lamellé
collé » : l'hélice Éclair est née. Marcel crée alors la
Société des hélices Éclair avec… Henry.
Dès 1917, les royalties tombant, les deux amis
envisagent de construire leur propre modèle d'avion, et la société
Anjou Aéronautique voit le jour avec le concours d'un troisième
larron, Louis Coroller, sorti major de SUPAERO. À la veille de
l'armistice, le 10 novembre 1918, Anjou Aéronautique livre le
SEA IV, un biplace de chasse en passe d'être commandé à mille
exemplaires. L'état-major ayant annulé ses commandes, Marcel Bloch
délaisse l'aviation pour l'immobilier, cependant qu'Henry Potez et
Coroller décident de se lancer de leur côté dans l'aviation
commerciale et de tourisme…
Pendant dix ans, Bloch reste éloigné des tarmacs,
mais la mort dans un accident d'avion, le 2 septembre 1928, de
Maurice Bokanowski, ministre du Commerce et de l'Industrie, mais
aussi de l'Aéronautique, va, par toute une série d'enchaînements,
le faire revenir à ses premières amours. Tout le monde voit dans
cet accident l'expression tragique de la grave crise que traverse
alors l'aéronautique. Douze jours après, Raymond Poincaré,
président du Conseil, crée le ministère de l'Air. Le
radical-socialiste Laurent Eynac, ancien aviateur pendant la
guerre, s'installe avenue Rapp, près du pont de l'Alma. Sa tâche
s'annonce rude pour restructurer le secteur et produire des
appareils plus fiables. Assisté de l'ingénieur Albert Caquot,
Laurent Eynac décide de lancer une série de prototypes. Le décor
est désormais planté pour faire revenir sur la scène de
l'aéronautique un acteur disparu. Caquot se souvient en effet de
l'ingénieur Bloch, rencontré pendant la guerre, et lui propose de
réaliser un modèle d'appareil dans le cadre d'un programme de
trimoteurs postaux. Les conditions sont intéressantes : l'État
finance l'investissement à 80 %.
Laurent Eynac est bientôt remplacé par Paul
Painlevé, puis, huit mois plus tard, par Pierre Cot, jeune et
brillant avocat de la nouvelle génération des radicaux-socialistes.
Une nouvelle page de l'histoire de la construction aéronautique
s'ouvre avec cette nomination. Une page très radicale-socialiste,
puisque Cot va s'appuyer en 1933, puis surtout en 1936-37, sur
Henry Potez et Marcel Bloch, eux-mêmes radicaux-socialistes, pour
restructurer de fond en comble l'industrie aéronautique et faire
ainsi leur fortune.
Lors de la première arrivée de Cot au ministère de
l'Air, les deux amis qui, tout en étant concurrents, développent
une étroite collaboration, ont déjà entrepris une vaste opération
de mécano industriel qui, dès 1934, va faire d'eux les patrons du
plus important groupe français de construction aéronautique. C'est
au cours de cette période (1933-34) qu'Abel Chirac surgit dans le
paysage des deux avionneurs, tous deux clients de l'agence de
l'avenue de la Grande Armée. Potez d'abord, puis Bloch vont,
conseillés par Chirac, « faire leur marché », acheter des
actions à très bas prix de la Générale d'aéronautique qui regroupe
alors l'essentiel des industriels du secteur, et en devenir ainsi
les numéros un, sur lesquels Cot va s'appuyer jusqu'à son départ en
1934. L'homme fort du tandem est Potez, devenu président du
Syndicat de l'aéronautique. C'est une forte personnalité, à
l'autorité courtoise et directe, qui n'a pas sa pareille pour
bousculer les chefs de bureau des ministères, tandis que son ami
Marcel, timide, parle peu et pas très bien.
Abel Chirac va poursuivre encore quelques années
sa carrière bancaire. Il prend la direction de l'agence de la BNCI
de Saint-Lazare-Haussmann de septembre 1934 à mai 1935, avant de
devenir patron de la succursale de Clermont-Ferrand du 1er septembre 1935 jusqu'au 15 novembre 1937.
Henry Potez, qui n'a pas oublié l'homme qui l'a aidé, quelques
années plus tôt, à devenir le plus grand avionneur français,
demande alors à Chirac de prendre la direction de ses affaires
privées tandis que lui-même dirige la Société nationale de
constructions aéronautiques du Nord (SNCAN), société nationalisée
regroupant les anciens actifs des sociétés Potez…
Depuis le départ de Chirac de l'agence de l'avenue
de la Grande Armée, il s'est passé beaucoup de choses dans le
domaine de l'aéronautique. La plus importante a été, sous le
gouvernement du Front populaire, le retour de Pierre Cot au
ministère de l'Air, lequel a aussitôt demandé à Potez de l'aider à
faire « avaler la pilule » des nationalisations à ses
collègues 5 . Marcel était évidemment sur la même ligne
que son ami Henry. Les nationalisations furent pour tous deux une
affaire en or, ainsi que l'écrit Emmanuel Chadeau :
« C'étaient à la fois des industriels actifs, poussant leurs
bureaux d'études et leurs usines, mais aussi des esprits avisés
sachant utiliser avec un art consommé les contradictions et les
hésitations de leurs partenaires pour étendre leur influence et
leur puissance, et la nationalisation fut pour eux une affaire en
or. Ayant racheté des usines plus ou moins bancales, ils les firent
exproprier ou les louèrent aux nationales que Cot leur confia
libéralement. En incluant la “nationalisation” si particulière de
la Société des moteurs et automobiles Lorraine, ils perçurent
61 % des indemnités versées par l'État, résultat remarquable.
Ils restèrent à la tête des entités expropriées, ils y associèrent
leurs propres affaires et les agrandirent des dépouilles de leurs
concurrents. Ils continuèrent de faire prospérer leurs bureaux
d'études et leurs usines de prototypes non
nationalisées. »
Ajoutons que, s'ils ont fait des « affaires
en or », Potez et Bloch ont accepté les lois sociales du Front
populaire, les augmentations de salaires et les « 40
heures ». Marcel Bloch était d'ailleurs un admirateur
inconditionnel de Léon Blum. Plus encore : les deux avionneurs
vont permettre à Pierre Cot et à Jean Moulin d'acheminer 144 avions
aux Républicains espagnols, malgré les hauts cris de la droite et
les articles assassins du Figaro, de
L'Écho de Paris et de l'Action française.
C'est pour diriger tout ce qui n'avait pas été
nationalisé parmi les actifs de Potez et gérer les indemnités et
royalties perçues par lui que fut donc embauché Abel Chirac. Il
devint directeur de la société Henry Potez dont le siège était à
Issy-les-Moulineaux, cependant qu'Henry Potez était
administrateur-délégué de la « Nord », comme on disait à
l'époque. Le principal centre de production d'avions était alors
situé, comme avant les nationalisations, à Méaulte, dans la Somme,
village natal de Potez. Comme avant les nationalisations, les
affaires de Bloch et celles de Potez demeurèrent étroitement
imbriquées, ce qui explique qu'Abel et son fils Jacques aient été
également liés à la famille Bloch.
Jusqu'en mai 1940, Henry Potez, Marcel Bloch et
Abel Chirac ont mis toute leur énergie à développer la production
de leurs usines et à répondre aux besoins de l'état-major. Se
fondant sur les récits de son père, Jacques Chirac raconte, comme
on l'a vu, que, dès le début de la bataille de France, son père fit
déménager l'usine de Méaulte, où l'on fabriquait le Potez 63, avant
l'arrivée des Allemands, partit au Canada en juin 40 et se retira
ensuite au Rayol avec son patron jusqu'à la fin de la guerre.
La réalité est, comme souvent quand il s'agit de
cette période, un peu plus complexe. Dans son témoignage posthume
6 , Henry Potez raconte qu'il
a fait venir des pilotes à Méaulte pour qu'ils fassent décoller les
vingt-quatre appareils qui étaient grosso
modo en état de voler, alors que les chars allemands
n'étaient plus qu'à quelques kilomètres. Les pilotes avaient reçu
pour instruction d'atterrir sur la base d'Évreux, mais le colonel
français qui dirigeait cette base leur refusa l'autorisation de se
poser. Ils le firent donc dans des champs de blé. Les avions
étaient relativement peu endommagés, mais il aurait fallu des
engins de levage pour les sortir des champs. Les Allemands leur
mirent finalement le grappin dessus. Potez raconte également qu'il
est resté à la tête de la « Nord » jusqu'au 20 août 1940,
date à laquelle il préféra démissionner plutôt que d'être
démissionné – « pour ne pas être renvoyé comme un simple valet
7 » – et transmit ses
pouvoirs à Rouzé, son chef de production, qui était disposé à
prendre sa place.
Troubles de mémoire ou mensonge ? Les
documents de la SNCAN et les enquêtes menées après la guerre dans
le cadre d'une instruction pour atteinte à la sûreté de l'État
contre la société Potez, classée sans suite le 16 juin 1948
8 , permettent de corriger les
souvenirs de Potez. Le 27 avril 1940, décision est prise de
transférer le siège de la société des Aéroplanes Henry Potez au
Rayol. La décision entre dans les faits courant juin. L'usine de
Méaulte a été évacuée le 17 mai et occupée par les Allemands le 23.
L'ensemble du personnel se replie sur Angoulême où Potez fait
aménager des carrières pour stocker les machines et les pièces.
Effort vain, car les Allemands occupent ces carrières après
l'armistice. Au conseil d'administration du 20 août, Potez non
seulement ne démissionne pas, mais estime être en mesure d'obtenir
des autorités allemandes la « libération » d'une partie
des usines. Henry Potez est en relation avec la maison
Messerschmitt qui voudrait parachever la fabrication des Potez 63
dont la Luftwaffe a besoin pour entraîner ses pilotes. Précisons
que cette démarche a été effectuée à la demande du Comité
d'organisation de Vichy qui cherche à maintenir l'emploi dans le
secteur de l'aéronautique. Ce n'est que le 17 décembre 1940 que
Bienvenüe Rouzé, le chef de production, est nommé président de la
SNCAN, alors que Henry Potez en est encore administrateur. C'est au
conseil d'administration du 13 février 1941 que Rouzé va donner
connaissance de la décision du général Bergeret, secrétaire d'État
à l'Aviation, datée du 2 février, de s'opposer au maintien de Potez
dans ses fonctions d'administrateur.
Henry Potez et François Chirac (Abel Chirac a
troqué son premier prénom pour François, le second) ont continué,
depuis le Rayol, à s'occuper de la société Potez et de ses trois
filiales industrielles installées en zone Nord. Chaque mois, un
comité de direction réunit, à Paris ou au Rayol, les
administrateurs de la société et les dirigeants des filiales
(lesquelles ont livré des groupes électrogènes aux Allemands) sous
la présidence de Henry Potez.
Si, dans son témoignage, ce dernier ne précise pas
que ses filiales travaillaient pour l'occupant, il explique
néanmoins qu'il se tient au courant de ses affaires installées en
zone Nord ; quand ils obtiennent un laissez-passer, François
Chirac et lui viennent à Paris, rue Frédéric Bastiat. Potez raconte
également que, curieux de savoir, autrement que par les rapports de
Rouzé, ce qu'était devenue l'usine de Méaulte, il décida un jour de
s'y rendre : « J'ai été reçu par un directeur allemand.
Cela m'a fait un drôle d'effet. C'était un brave type, un
industriel qui avait été mobilisé. Il me déclara qu'il habitait la
propriété. “C'est la mienne…, lui dis-je. – Je l'habite…” Il
m'y conduisit en Jeep avec d'autres Allemands. Le type était
correct et dit regretter que la cave – ma cave – eût été vidée
avant son arrivée. Bien plus tard, alors que j'avais repris Fouga
et que je construisais les Fouga Magister, il m'a été donné de
revoir cet industriel allemand… »
Si Potez n'a jamais été inquiété par Vichy, il
raconte en revanche, dans son témoignage déposé à Vincennes,
comment il fut arrêté par les Allemands en 1943 :
« Probablement à la suite d'une dénonciation »,
explique-t-il. Des Allemands avaient tenu à visiter l'hôtel de la
Mer où Potez avait installé ses bureaux provisoires, ainsi que des
salles de classe pour ses enfants et Jacques Chirac. La concierge
avait refusé de les laisser entrer. Quelques jours plus tard, deux
gestapistes s'étaient à nouveau présentés, ils avaient obligé Henry
Potez à ouvrir son coffre et raflé tout son contenu, notamment des
liasses de billets et les bijoux de sa femme, puis ils l'avaient
embarqué jusqu'au siège de la Gestapo de Marseille, au 456 de la
rue Paradis, et avaient dressé en sa présence l'inventaire du butin
contenu dans le coffre. Il avait ensuite été interrogé, puis
enfermé au huitième étage. Potez moisit là quelques jours. Sa femme
vint plaider sa cause et invoqua les conséquences qu'un séjour
prolongé en prison risquaient d'avoir sur son œil très enflammé… La
Gestapo le libéra sous conditions et l'assigna à résidence au
Rayol, moyennant des contrôles réguliers. Par ailleurs, les
Allemands avaient ordonné à Potez et à sa femme de ne souffler mot
à personne de ce qui venait de leur arriver.
– Si vous parlez, on vous coffrera,
avaient-ils menacé.
Et Henry Potez de conclure son témoignage sur la
guerre en évoquant Jacques Chirac : « Jacques a passé la
guerre avec mes propres fils… Il était enragé, il ne voulait rien
foutre, mais rien, rien ! Ça faisait le désespoir de ma femme…
Quand il est revenu à Paris, ça a complètement évolué : non
seulement il n'était plus besoin de le bousculer – avant, sa mère
devait lui taper dessus pour le faire travailler –, mais, au
contraire, il fallait qu'elle l'oblige à aller se coucher.
Absolument cocasse, ce changement ! »
Henry Potez ne dit pas un traître mot des soupçons
qui pesèrent sur lui à la fin de la guerre. Le siège de la société,
au 10, rue Frédéric-Bastiat, fit pourtant l'objet d'une
perquisition, le 15 novembre 1945. C'est François Chirac qui reçut
le commissaire Jacques Perez y Jorba et qui appela immédiatement
Potez pour qu'il vienne assister à la perquisition. Henry Potez ne
précise pas davantage que le pillage de son coffre fit grand bruit
à Vichy et que Bousquet, après en avoir parlé à Laval, effectua une
démarche virulente auprès du général Oberg pour se plaindre du vol
commis, le 11 septembre 1943, par des officiers allemands conduits
par le Dr Ross. Cette lettre, datée du 15 octobre 1943
9 , décrit les valeurs, pièces
d'or et bijoux, pour un montant pouvant être évalué à
30 millions de francs de l'époque 10 . Si la lettre ne se borne pas à
évoquer le seul cas de Potez, il s'agit manifestement du plus
important. Bousquet attache une telle importance à cette affaire
qu'il met sa démission dans la balance : « Si la valeur
de cette déclaration n'était pas admise par les autorités
allemandes informées, je me déclarerais quant à moi dans
l'impossibilité de défendre plus longtemps les intérêts dont j'ai
la charge […]. Il [Laval] doit lui-même vous demander d'avoir le
plus rapidement possible un entretien avec lui sur ce
sujet. »
Un mois après la perquisition opérée au siège de
la société, le 17 décembre 1945, François Chirac est
auditionné : « En 1940, dans le courant de juillet, Potez
a décidé de cesser toute activité industrielle et de se retirer sur
la Côte d'Azur au Rayol ; le siège social y fut transféré,
avec la direction et les archives… Potez fut à diverses reprises
sollicité par les Allemands pour reprendre la direction de la
SNCAN, qu'il avait quittée après l'armistice ; cela lui valut
d'être surveillé par les Allemands et premièrement d'être convoqué,
courant 1942, à la Gestapo, rue des Saussaies, sous prétexte de
propagande anglo-saxonne, et, deuxièmement, d'être arrêté au Rayol
par la Gestapo de Marseille, en septembre 1943, où, après une
détention de 15 jours, il fut placé en résidence surveillée au
Rayol… Les rapports avec les autorités allemandes ont été
contraints et forcés, et réduits au minimum
indispensable. »
Des documents contenus dans l'instruction classée
en juin 1948, on peut déduire que Henry Potez était probablement
bien vu à Vichy, qu'il n'a pas été un héros, mais que les
« arrangements » qu'il avait pu conclure pendant la
guerre étaient relativement bénins et ne méritaient pas d'être
cause de poursuites, puisque l'enquête resta sans suite.
Quand j'ai parlé à Jacques Chirac de l'arrestation
de Potez au Rayol et de la perquisition effectuée par la police
française rue Frédéric-Bastiat, j'ai senti que je réveillais chez
lui des souvenirs profondément enfouis : « Oui, c'est
vrai… Ça ne m'a pas énormément marqué… De fait, ça me rappelle
quelque chose… »
1 Michel Basset, Jacques Chirac. Une éternelle jeunesse, Jean-Claude
Gawsewitch éditeur, 2004.
2 Le 8 septembre 1973.
3 Catherine Clessis, Bernard Prévost,
Patrick Wajsman, Jacques Chirac ou la
République des cadets, Presses de la Cité, 1972.
4 L'homme avait effectué sa première
traversée de la Manche, de Calais à Douvres, le 25 juillet
1909.
5 Emmanuel Chadeau, L'Industrie aéronautique en France, 1900-1950,
Fayard, 1987.
6 Déposé à Vincennes. SHD Diteex
7K67.
7 Ibid.
8 CARAN .NL Z6 .14.707(Société
Potez)/NL Z6.4292 (SNCAN et Rouzé).
9 3 W 89, Bobine 189.
10 Soit l'équivalent de quelque six
millions d'euros.