15.
Les apprentissages
Jusqu'à la guerre, les souvenirs de Jacques Chirac demeurent flous. Quelques images aux contours imprécis de Clermont-Ferrand, de Neuilly, de Paris, enfin de Parmain, petit village qui jouxte L'Isle-Adam, où les Chirac habitaient au début des hostilités. Jacques Chirac a quitté ce village avant l'arrivée des Allemands pour Sainte-Féréole, en Corrèze, où ses parents avaient une maison de famille. Après quelques mois passés en Corrèze, Jacques et sa mère ont rejoint leur père et mari au Rayol (Var) où s'était replié Henry Potez, son patron. Le président parle de ces quatre années passées au Rayol comme d'une période bénie de grande liberté où il vit en rebelle avec les petits « voyous » du coin, Darius Zunino en tête, donnant ainsi crédit aux souvenirs de Henry Potez, enregistrés à Vincennes, qui, on l'a vu, au service historique de Défense, parle du fils de son principal collaborateur comme d'un « enragé ». Étienne Gola, maire de la station varoise, avait même botté le cul au futur hôte de l'Élysée : « Eh bien, il faut dire qu'il l'avait cherché, le petit Jacques ! Il devait avoir alors un peu plus de 10 ans. Et c'était pas le matheux, hein ! C'était plutôt un à tout le temps faire des conneries ! » Jacques Chirac avait entraîné sa bande de copains dans une opération destinée à libérer de leurs clapiers des lapins qui s'égaillèrent dans la propriété de Henry Potez. « Quand Jacques a eu lâché les lapins, poursuit Gola qui, à l'époque, était régisseur de la propriété, vous pensez comme j'étais content ! À mon arrivée, tous les gamins se sont éparpillés. Mais pas lui. Il m'a fait face. Il m'a défié du regard. Je lui ai dit : “Petit merdeux, tu as vu ce que tu as fait ?” Il m'a répondu : “Oui, c'est moi.” Il a pris sur lui la charge de la connerie. Vous voyez, c'était déjà son côté chef 1 . »
Deux événements liés à la guerre ont profondément marqué Jacques Chirac durant son séjour au Rayol : le sabordage de la flotte française à Toulon et, plus tard, sa rencontre avec le libérateur du Rayol.
Le fils Chirac et Darius Zunino couraient donc pieds nus dans la montagne, tiraient au lance-pierres sur les oiseaux, étaient toujours plus ou moins en délicatesse avec les autorités qui se succédaient : françaises, italiennes puis allemandes. « Un jour 2 , on était sur une montagne non loin du Rayol. La vue portait assez loin. Tout à coup, on entend un fracas épouvantable, on ne sait pas ce que c'est, on voit des lueurs… On est rentrés, et c'est là qu'on a appris que la flotte française s'était sabordée. Je me souviens que M. Potez et mon père étaient très en colère, ils portaient des jugements épouvantables sur la Marine qui aurait mieux fait de quitter Toulon pour rallier l'Afrique du Nord et l'Angleterre, ce en quoi ils avaient parfaitement raison. C'est là que je me rappelle mon père disant : “De victoire en victoire, les Allemands vont vers l'effondrement final !” »
La première rencontre de Jacques Chirac avec l'Histoire a lieu autour du 20 août 1944 dans la villa Casa Rosa. De là date sa future amitié avec le général Brosset qui commandait la 1re Division française libre (DFL) et à qui le général de Lattre avait assigné la mission la plus rude dans le débarquement de Provence : « Saisir l'ennemi à la gorge, fixer et maintenir sur place les forces allemandes qui défendent, face à l'est, le camp retranché de Toulon ». Voulant pouvoir disposer d'un port pour le 25 septembre, le commandement allié avait fixé le commencement des opérations de l'armée B à la fin août.
La 1re DFL débarque le 16 août dans la rade de Cavalaire et campe dans une vigne entourée d'un champ de mines. Le 17 au matin, le regroupement de la division se poursuit autour de Gassin tandis que les véhicules sont « déwaterproofés » et que Brosset part reconnaître la future zone d'action de la division. Le général est convoqué à Cogolin par de Lattre qui lui confirme sa mission et fixe le début de l'offensive au 20 août. Dès le 19 au soir, la DFL entre au contact avec l'ennemi dont les points d'appui sont protégés par de larges champs de mines et des réseaux de barbelés. Les Allemands réagissent vigoureusement par des tirs d'armes automatiques et d'artillerie. L'assaut démarre le 20 août au petit jour, après une violente préparation d'artillerie. Au soir du 20, le général de Lattre déclare que « la place est dans la nasse ». Le 24, le général Brosset, seul en Jeep, traverse la ville de Toulon, mais la capitulation allemande n'intervient que le 28, après une dernière intervention de l'aviation.
« Le général Diego Brosset était un homme tout à fait remarquable, se remémore Jacques Chirac. Il fut l'un des premiers à arriver au Rayol. Je m'en souviens fort bien, car il est venu chez nous. Mon père l'accueillit aussitôt en compagnie de deux ou trois officiers… Comme on m'avait expliqué que les lieutenants arboraient deux galons, et comme il portait deux étoiles, je l'ai salué en lui donnant du “Mon lieutenant”… J'ai des lettres de lui – je ne sais plus où elles sont –, car il m'a écrit jusqu'à sa mort dans un accident de voiture 3 . Il les signait “Ton lieutenant”. Choqué par sa mort, j'ai décidé de lui rendre hommage à ma manière. La Casa Rosa était reliée à la route nationale par un chemin de terre. J'ai confectionné une pancarte en bois sur laquelle j'ai écrit à l'encre de Chine : Avenue du général Brosset, et je l'ai plantée sur le promontoire, à la jonction de notre chemin et de la nationale. Les gens prirent l'habitude de voir cette pancarte. Un jour, certains se sont demandés d'où elle venait, et ils ont interrogé la mairie. Le conseil municipal n'avait évidemment pris aucune délibération. Le préfet et le sous-préfet furent tout aussi incapables de dire d'où provenait cette appellation. Jusqu'au jour où le vieux maire de l'époque, Étienne Gola, fut à son tour questionné : “C'est le petit qui a fait cela…”, répondit-il sans barguigner. Il expliqua qu'il n'y avait eu en effet aucune délibération et que c'était moi qui avais, de mon propre chef, baptisé le chemin de terre “Avenue du général Brosset”. Du coup, devenu Premier ministre, j'ai été invité à inaugurer officiellement l'Avenue du général Brosset en présence des enfants du général. Ce que j'ai fait 4 . »

Encore rebelle – à son âge et à cette époque, on disait plutôt « galopin » –, le jeune Chirac (il a alors 13 ans), revenu en région parisienne, ne veut pas s'encombrer de chaussures et préfère les joies du lance-pierres à celles de la plume sergent-major. Il détourne une partie du temps qu'il devrait passer au lycée Carnot pour aller contempler des statues de Bouddha au musée Guimet. C'est le temps de l'école buissonnière évoqué au début du présent ouvrage. À partir de la première, cependant, son comportement change du tout au tout. Il décide de suivre le cursus normal du milieu où il évolue, c'est-à-dire de bosser dur et de passer haut la main ses examens. Apparemment, rien ne le distinguera plus de ses condisciples de lycée, puis de Sciences-Po, puis de l'ENA. Pourtant, grâce à une intelligence hors normes, il continuera, à l'abri des regards, à cultiver son jardin secret.
Pendant quelques années, il flirtera même avec la gauche. Malgré les chaussures aux pieds et le costume de l'étudiant sérieux et appliqué, le rebelle n'est jamais loin. Il pleure à la mort de Gandhi, s'initie à l'hindouisme, puis au bouddhisme, signe l'appel de Stockholm, aspire à devenir capitaine au long cours alors que son père veut qu'il entre à Polytechnique et décide de l'inscrire à Math sup au lycée Louis le Grand. Durant l'été 1950, son bac en poche, attendant d'intégrer cette classe de préparation à Polytechnique, il se fait pilotin sur un vraquier de 5 000 tonnes.
« C'est l'époque où j'avais envie d'être libre. Je m'étais dit : il faut naviguer, aller là où il y a de l'espace…
– Ce besoin de liberté, c'était par rapport à vos parents… ? »
Le président botte en touche sitôt qu'il est question de ses géniteurs :
« Je vais vous montrer ma première feuille de paie comme pilotin… Je m'étais dit : il faut faire quelque chose, ne pas rester inerte, indéfiniment, après le bachot. Alors je suis parti en douce pour Rouen…
– En douce ?
– Oui. Je n'ai pas avisé ma famille. Je n'ai prévenu que le lendemain. Je ne peux pas dire que j'aie été félicité… »
Le copain d'enfance évoqué au chapitre précédent, Michel Basset, fils de la meilleure amie de sa mère, prétend 5 que ce départ aurait été organisé d'un bout à l'autre par le père de Jacques Chirac, qui était un ami du président de l'Union industrielle et maritime.
Laissons la parole à l'intéressé.
« Je suis parti pour Rouen. J'ai fait les démarches pour être inscrit maritime afin de pouvoir monter sur un bateau. Je suis devenu inscrit maritime. Puis je suis allé au Havre chercher de l'embauche, et là j'ai trouvé un bateau qui s'appelait Le Capitaine Saint-Martin, qui appartenait à l'Union industrielle et maritime, alors présidée par un homme éminent nommé Henri Cangardel. J'ai appris plus tard que mon père le connaissait très bien. Je me suis embarqué sur ce bateau qui était un vraquier de 5 000 tonnes en partance pour Alger où il transportait du charbon, puis se rendait ensuite à Melilla pour charger la pire cochonnerie qu'on puisse imaginer au monde : du minerai de fer. Je dis cochonnerie parce que ce minerai présente beaucoup d'inconvénients. D'abord c'est lourd, donc le point de sustentation du bateau est très bas et dès qu'il prend de la gîte, il la garde indéfiniment. En second lieu, ça génère une poudre rouge qui pénètre partout et qu'il est très difficile d'enlever. Il faut au moins huit jours pour se nettoyer complètement. Notamment les cils, les cheveux…
« Avant de monter à bord, je m'étais dit : “Un marin, ça doit fumer la pipe.” Je me suis donc acheté une pipe, et comme je n'avais pas d'argent, je me suis acheté une pipe tout ce qu'il y a d'ordinaire et un paquet de “gros cul” – ça s'appelait comme ça. Puis me voici monté sur mon bateau. On faisait les trois huit, on pratiquait ce qu'on appelle la “couchette chaude”, c'est-à-dire qu'on n'avait qu'une couchette pour trois, sauf le bosco [capitaine], naturellement, qui avait sa couchette à lui dans sa petite cabine. Le bosco était un personnage extraordinaire qui avait exercé pendant des années dans la marine marchande et avait franchi je ne sais combien de fois le cap de Bonne-Espérance. C'était un vrai marin. Il me voit arriver. J'allume ma pipe. Évidemment, je n'avais pas vogué deux heures dans le golfe de Gascogne, la pipe et le “gros cul” aidant, que j'ai eu un sacré mal de mer. Il m'a dit de venir dans sa cabine ; il a sorti de sous sa couchette trois boîtes de sardines à l'huile et m'a dit : “Il y a deux choses à faire contre le mal de mer. Primo, tu vas me jeter cette pipe ! Ça n'a aucun intérêt, ça ne fera pas de toi un marin, mais ça fera de toi à coup sûr un malade. Secundo, le seul moyen de lutter contre le mal de mer, c'est les sardines à l'huile, parce que ça cale l'estomac…” J'ai mangé ses sardines à l'huile et ça a été radical. J'ai toujours fait ça depuis : c'est d'une efficacité parfaite.
« J'avais alors 17 ans. Autre point fort de ce voyage, pendant les deux jours de déchargement à Alger, ce merveilleux bosco me demanda : “Est-ce que tu es puceau ?” J'ai répondu oui. “Écoute, il faut soigner ça, je vais t'aider à régler ce problème.” Il m'a alors emmené dans la Casbah…
« Ce bosco était étonnant, il souffrait d'hémorroïdes et, de ce fait, n'était pas toujours de bonne humeur. Il se campait sur la dunette et commandait à la voix. Quand on arrivait au Havre, il clamait d'une voix de stentor : “Hop là ! Holà ! Ça va aller” – et on allait généralement taper contre le quai…
« Un jour, je vois une haute silhouette se dessiner sur le quai et je me dis : “Voilà les emmerdements qui commencent.” C'était mon père qui me dit : “Allez, assez rigolé. On rentre !” Ç'a été rude, mais il n'y avait pas place pour la discussion. Donc, retour sur Paris en ayant miraculeusement évité le coup de pied aux fesses. [Long silence.]
– Vous avez toujours éprouvé ce besoin d'espace ?
– Ah oui, j'aime bien l'espace !
– Votre passion pour l'art a donc été une façon de voyager dans le temps et dans l'espace…
– C'est vrai… »
Sur le chemin du retour, Jacques Chirac informe son père qu'il souhaiterait arrêter ses études et devenir capitaine au long cours, mais il se plie à l'injonction paternelle de préparer Math sup tout en traduisant Pouchkine, en dévorant des livres consacrés à l'Asie, en visitant les musées, les antiquaires, en s'emballant pour les idées de gauche, toutes attitudes qui n'emballaient pas, elles, tant s'en faut, le directeur de la société Potez.
« Au départ, quand j'étais jeune, j'étais plutôt porté vers la gauche. J'étais même plutôt attiré par le communisme. Contrairement à ce qui a été dit, je n'ai jamais adhéré au parti communiste, mais je me rendais régulièrement aux réunions qu'organisait la section communiste du VIe arrondissement, tout près de la place Saint-Sulpice… J'étais là en observateur, je n'ai jamais adhéré. La seule action militante que j'aie faite a consisté à vendre quelque temps L'Humanité-Dimanche sur la place Saint-Sulpice, juste devant l'église, là où je me suis illustré ensuite à faire signer l'Appel de Stockholm. On nous faisait crier : “Demandez, lisez L'Humanité-Dimanche, l'organe du Parti communiste français !” Puis j'ai mal supporté les contraintes : on nous serinait ce qu'il fallait penser sur tous les sujets, ça n'a donc pas duré et j'ai pris mes distances… C'était à la fin du lycée. Je m'étais laissé tenter par des idées généreuses… »
Jacques Chirac n'entre pas à Polytechnique, mais à Sciences-Po. Ses parents en sont finalement satisfaits, d'autant plus qu'il fréquente une jeune fille bien sous tous rapports, Bernadette Chodron de Courcel. Il devient l'ami de Michel Rocard qui l'entraîne à des réunions du Centre d'études politiques et sociales (dans la mouvance SFIO), créé par lui.
« J'étais alors très ami avec Rocard qui m'a dit : “Viens donc au Parti socialiste.” Je n'y ai non plus jamais adhéré. »
Dans une interview accordée en 1972 6 , il a précisé : « J'ai flirté avec les socialistes… Je les trouvais trop conservateurs, trop à droite. Je n'y suis resté que quelques mois, puis je suis parti. Il n'y avait alors ni PSU, ni maoïstes, ni gauchistes. Alors je suis allé voir pendant quelques mois ce qui se passait du côté du PC, mais je n'ai jamais milité dans leurs rangs. »
À la fin de la première année de Sciences-Po, au cours des grandes vacances de 1953, il fait un nouveau pied de nez à ses parents : on l'a vu, ébloui par la belle Florence et sa Cadillac convertible, il se fiance aux États-Unis, alors qu'il est déjà engagé auprès de Bernadette, et, par courrier, fait part de la bonne nouvelle à Paris.
Bernadette Chirac se souvient de l'été américain de son fiancé : « Là-bas, il rencontre une jeune fille “ravissante” – à ce qu'il dit, je n'en ai vu que des photos. Elle l'appelait Honey child. Bref, le voici qui écrit des États-Unis à ma belle-mère (j'ai gardé ses cartes postales) : “Je suis fiancé !” Cette Américaine au volant de magnifiques voitures décapotables lui avait tapé dans l'œil. Ma belle-mère m'a téléphoné chez mes parents : “Mademoiselle, vous ne voudriez pas venir prendre une tasse de thé avec moi, car je suis très inquiète pour mon fils…” J'y suis allée. “C'est épouvantable ! Il faut que vous m'aidiez : je ne veux pas d'une belle-fille américaine qui roule en décapotable !” »
La riposte des parents a été efficace : « Ça a chauffé. Je me suis défiancé », conclut sobrement le président, peu prolixe sur son aventure sentimentale américaine.
L'échappée a été de courte durée. À son retour des États-Unis, Jacques Chirac décide de se fiancer avec Bernadette Chodron de Courcel et reprend avec brio ses études à Sciences-Po. Il est sur les rails. Ce parcours classique ne mérite pas grande attention, car il ne révèle rien sur le « mystère Chirac ». En juin 1954, il est reçu 3e de sa promotion, avec mention « Bien », et peut continuer à envisager d'être haut fonctionnaire. Il part en vacances en Scandinavie avec un ami et trouve sans doute à son goût la Suède et les Suédoises. À son retour, aidé par sa fiancée et protégé par sa mère, il prépare le concours d'entrée à l'ENA, le passe, et, sans attendre de connaître les résultats, part seul aux États-Unis où il va préparer un numéro spécial sur le port de La Nouvelle-Orléans pour la revue L'Import-Export français 7 . C'est le père de Jacques qui a trouvé ce job pour le compte d'un périodique proche de Marcel Bloch, devenu après la guerre Marcel Dassault. « J'ai été moi aussi journaliste », me dit-il en me tendant des photocopies de ce numéro où apparaît sa signature. En novembre, Marie-Louise téléphone à son fils pour lui annoncer la bonne nouvelle : il est reçu à l'écrit de l'ENA. Quelques semaines plus tard, il passe le grand oral devant une dizaine de personnalités. Il a contracté ce jour-là une bonne grippe. Louis Joxe lui pose la dernière question.
« On se réfère beaucoup à la philosophie de ce médecin de l'Antiquité…, vous voyez qui je veux dire, monsieur Chirac ?
– Oui, monsieur le président, vous voulez parler d'Hypocrite ? »
La salle s'est esclaffée mais Jacques Chirac n'en a pas moins été admis à l'ENA. Sa carrière semble désormais toute tracée 8 . Mais, avant d'entrer à l'École, il doit encore faire son service militaire.
Jacques Chirac : « À l'époque, les élèves de l'ENA étaient dispensés de faire leurs six mois de classes. J'ai d'abord été affecté dans la Marine. Je reconnais que j'ai le mal de mer, mais ce n'est pas la raison majeure pour laquelle je ne voulais pas être incorporé dans la Marine. Je voulais aller en Algérie, et pas me planquer. Question de principe ! Dès réception de ma feuille de route, j'ai donc décidé de tout faire pour changer d'affectation. Mais je ne connaissais personne. Je ne sais plus par quel biais, j'ai pu quand même obtenir un rendez-vous au ministère de la Défense avec le capitaine de Saint-Victor : “Pourquoi veux-tu changer d'affectation ? m'a-t-il demandé. – Je ne veux pas être un planqué. Je veux partir en Algérie…” Il a très aimablement fait le nécessaire. Du coup, quand ma convocation dans la Marine a été annulée, j'ai été convoqué à l'école de Cavalerie de Saumur.
« J'ai donc dû y faire normalement mes six mois d'instruction. J'avais pour chef de peloton un lieutenant qui s'appelait de Villèle. J'étais sérieux et j'ai fait sérieusement mon apprentissage. J'ai passé les examens. Le rang de sortie était important, car il permettait de choisir son affectation en fonction de son classement.
« Lors de l'annonce des résultats, le colonel Rouvillois, commandant en second de Saumur, a dit : “Je ne citerai pas le nom du premier, je passe au second…” Il arrive au cinquantième, au soixantième, je ne me souviens plus au juste : je n'avais toujours pas été cité… Puis le lieutenant de Villèle a réuni le peloton et prononcé une phrase dont je garderai toujours souvenir : “Nous avons nourri une vipère dans notre sein…” La vipère, c'était moi. “Chirac a été déclassé, il sera donc affecté comme maréchal des logis… – Pourquoi ? – C'est comme ça. C'est la Sécurité militaire…”
« J'étais quand même emmerdé. Je ne savais pas d'où ça venait. Le colonel Rouvillois m'a gentiment accordé 24 ou 48 heures de permission pour me rendre à Paris et essayer de me démerder.
« J'étais marié. Un oncle de ma femme, Geoffroy de Courcel, était secrétaire général de l'Élysée, Compagnon de la Libération : un homme tout à fait convenable. Je lui demande rendez-vous, espérant qu'il pourra faire quelque chose, ou à tout le moins m'expliquer de quoi il retourne. Je vais le trouver et il me dit d'une voix très, très froide : “Il y a sur vous un rapport de la Sécurité militaire…” C'est tout juste s'il ne m'a pas dit : “Je regrette que vous ayez épousé ma nièce…”, en tout cas il a dû le penser. Il a ajouté : “Je ne peux rien faire pour vous. C'est comme ça.”
« Je suis ressorti. Je ne comprenais toujours pas d'où ça venait. Je me suis alors tourné vers un de mes vieux maîtres, le professeur Chardonnet, qui avait été mon maître à Sciences-Po, un homme éminent. Il me dit qu'il allait se renseigner.
– C'est parce que vous aviez signé l'appel de Stockholm ?
– Chardonnet était un ami du général Kœnig, ministre de la Défense. Il lui a exposé mon cas. Kœnig m'a convoqué et m'a demandé ce que j'avais fait. Je le lui ai expliqué, ajoutant que je n'avais tué personne. “Je vais te régler ton affaire”, m'a dit Kœnig en présence de Chardonnet.
« Deux heures après, Saumur recevait des instructions pour restituer son rang et ses prérogatives à l'EOR Chirac. Je suis rentré à Saumur et, de fait, l'affaire était réglée. »
Son dossier militaire corrige quelque peu l'histoire telle que l'a racontée depuis toujours le président : il n'a pas terminé major de sa promotion de l'école d'EOR de Saumur, mais 8e sur 118. Il n'est pas indifférent de souligner qu'à chaque fois que je lui ai signalé une certaine distorsion entre sa version et la réalité, il l'a admise avec grande décontraction, assortie d'un commentaire sur la faiblesse de sa mémoire. S'il n'est pas sorti premier de Saumur, ses appréciations sont néanmoins fort bonnes. Il est catalogué comme un « esprit ouvert, intelligent, instruit, bien élevé, d'une présentation et d'une correction parfaites. Voit juste sur le terrain, réagit vite. Commande avec précision. A beaucoup travaillé et a facilement assimilé le cours technique. Semble devoir être un bon chef de peloton ».
Promu sous-lieutenant au début novembre 1955, il est affecté en Allemagne, à Lachen, comme « popotier ». Ses fonctions comprenaient notamment l'annonce, dans le mess, du menu de chaque repas, laquelle se terminait par la formule rituelle : « À nos femmes, à nos chevaux et à ceux qui les montent ! Par saint Georges, vive la Cavalerie 9  ! »
Alors que son escadron doit partir pour l'Algérie, il est affecté à Berlin pour y servir d'interprète anglais-français-russe. Il est effondré. Avec un incroyable culot, il va bousculer la machine bureaucratique des armées et même risquer d'être porté déserteur : mais il tient à aller en Algérie. Il estime simplement que, pour lui qui s'apprête à servir la France, sa place est là-bas, non dans les bureaux. Il y a encore de l'anticonformisme dans cette décision. Toujours est-il qu'il est le seul de sa promotion à choisir une telle voie.
Jacques Chirac explique a posteriori les raisons d'un tel choix : « J'aurais très bien pu me dispenser d'aller servir en Algérie, du fait que j'étais à l'ENA. Je suis parti comme volontaire. Je ne me suis même pas posé la question de la légitimité de la guerre d'Algérie. Enfin si, je me la suis posée, mais je n'ai pas éprouvé pour autant la moindre hésitation : je suis parti dans les djebels… Puisque la France avait décidé – à tort ou à raison – que l'Algérie devait rester française, eh bien, j'apporterais ma contribution : c'était un choix fondamental… » Faire son service dans un ministère en pleine guerre d'Algérie, comme on le lui proposait, aurait été « le comble de l'abomination ».
Cinq jours après que l'Assemblée nationale accorde les « pouvoirs spéciaux » à Guy Mollet pour conserver l'Algérie à la France, et avant de franchir la Méditerranée, Jacques Chirac se marie en coup de vent, à Paris, en la basilique Sainte-Clotilde…
Il intègre le 6e régiment des chasseurs d'Afrique le 1er avril 1956 et arrive à Oran le 13. Ses quatorze mois passés en Algérie constituent assurément un des éléments constitutifs de sa personnalité. Il a aimé commander, évoluer au milieu de ses hommes, partager leurs peurs, affronter l'ennemi, protéger la population autochtone… Il a été chef comme jamais.
Vingt-deux ans plus tard, il déclarera à Paris Match : « Pour moi, et contrairement à ce que l'on a pu penser, ce fut un moment de très grande liberté, probablement un des seuls moments où j'ai eu le sentiment d'avoir une influence réelle sur le cours des choses […]. Parce qu'il y allait de la vie d'hommes que j'avais sous mes ordres […], c'est le seul moment où j'ai eu vraiment le sentiment de commander. »
Précisons néanmoins que Jacques Chirac a prononcé ces mots longtemps avant d'accéder à la présidence. Aujourd'hui, chef des armées, il accepte non sans plaisir de reparler de cette période et de son engagement Algérie Française.
« Je ne connaissais pas l'Algérie ; j'étais “Algérie française” et le restais spontanément… Néanmoins, j'ai beaucoup crapahuté, et quelque chose me frappait, me froissait. Je me disais : “Ces gens, on leur fout le pied au cul sans beaucoup de discernement.” Ça n'allait pas beaucoup plus loin, cela ne remettait pas en cause mes convictions. Mais je n'étais pas tout à fait à l'aise à la vue des traitements qu'on faisait subir à ces Algériens… C'était un sentiment diffus… Je n'en tirais pas de conséquences. »
Le président reviendra sur le sujet en évoquant sa visite triomphale en Algérie, au début mars 2003, quand il restitua au président Bouteflika le sceau que le Dey avait remis au maréchal de Bourmont, le 5 juillet 1830, lors de la prise d'Alger : « Bouteflika est un personnage complexe, mais je l'aime bien. Il déteste cette période coloniale, mais ne me le dit pas trop, car il est poli. C'est un sujet que nous avons en général esquivé. C'est lui qui m'a cité un livre écrit en arabe par un ancien chef de la wilaya de l'Oranie, qui me consacrait quelques pages : “Il y avait dans la wilaya une unité qui était commandée par un dénommé Chirac, et je tiens à faire l'éloge de cet officier français… parce qu'il a toujours été d'une totale correction avec les gens de la wilaya. Il n'y a jamais eu un problème.”
« C'est vrai, commente le président. J'avais un nerf de bœuf, et au moindre manquement de mes hommes – j'entends : quand l'un d'eux voulait forcer la porte des maisons quand ce n'était pas nécessaire, mettre la mains aux fesses des filles, enfin, vous voyez le genre… – je m'en servais. »
Jacques Chirac raconte que, lors de sa visite officielle en Algérie, Bouteflika organisa une grande réception réunissant beaucoup de gens qui avaient combattu la France. Il lui présenta une femme qui avait fait sauter un café français à Alger, puis l'ancien chef de wilaya qui lui avait consacré quelques pages : « Tous deux sont montés sur scène et me sont tombés dans les bras. Cela ne m'a pas choqué, et je les ai embrassés de bon cœur. »
Les Archives militaires ont gardé trace du principal fait d'armes du sous-lieutenant Chirac. Le 4 mai 1957, il a en effet été cité à l'ordre de la division par le général de division Pédron, commandant le Corps d'armée d'Oran, pour le motif suivant : « Jeune chef de peloton qui, depuis huit mois, a participé à toutes les opérations de son escadron. Le 12 janvier 1957, à El Krarba (Beni Ouarsous), alors qu'un élément ami venait d'être pris à partie par une bande rebelle, a entraîné son peloton, malgré un feu de l'adversaire, et a mené l'assaut à la tête de ses hommes. Son action a permis l'évacuation de blessés et la récupération d'armes et de matériels. »
Cette citation lui a valu l'attribution de la croix de la Valeur militaire avec étoile d'argent.
Son chef d'escadron l'a catalogué « officier de premier ordre […], apte à commander un peloton en toutes circonstances, aussi bien blindé (Patton) qu'à pied […]. A fait preuve en opérations des plus belles qualités guerrières […]. À suivre et à pousser. » Et Jacques Chirac a donc poursuivi sa progression comme officier de réserve : lieutenant fin 1957, capitaine fin 1966, chef d'escadron début octobre 1974, lieutenant-colonel début octobre 1983, colonel début octobre 1992, radié des cadres de réserve le 12 mai 1993.
« La seule carrière que j'aie réellement envisagée de faire en dehors de la politique, c'est la carrière militaire. » Rentré en France, il donne en effet sa démission de l'ENA pour rempiler, mais cette démission est refusée par le directeur et il se soumet. Mais il gardera toujours au cœur la nostalgie de son épopée guerrière.
Il va s'ennuyer ferme pendant deux ans, le temps de terminer l'ENA. Il n'y est pas très aimé, car il ne se mêle guère aux autres, émet des jugements tranchés, plaît beaucoup trop aux filles. Malgré un parcours apparemment linéaire, l'apprenti haut fonctionnaire, infatigable bosseur, capable d'assimiler les dossiers à une vitesse vertigineuse, frôle toujours la « ligne jaune ». Un exemple parmi d'autres : devenu maître de conférences à Sciences-Po en même temps qu'il suit les cours de l'ENA, il demande à un élève de commenter cette phrase : « Guy Mollet est un mouvement alternatif du mollet droit et du mollet gauche qui permet de dire que le socialisme est en marche. » Cela fait scandale. « Je me suis fait engueuler. Ils ont failli me virer alors que j'avais dit ça gentiment », se souvient le président dans un grand éclat de rire.
Bernard Stasi dit de lui qu'il est « à la fois polar et à part ». Non seulement il travaille beaucoup, mais il continue parallèlement à faire son « école buissonnière ». Personne, hormis sa femme, n'est au courant de ses passions asiatiques et autres…
En juin 1959, il est reçu 16e de la promotion Vauban. Il repart en Algérie, cette fois avec femme et enfant, en « renfort administratif ». Il aurait pu s'en dispenser, ayant déjà fait là-bas son service militaire, mais il n'y a pas songé une seconde. Pour lui, servir la France, c'est alors servir en Algérie.
Il se retrouve directeur de cabinet du directeur général de l'Agriculture. Est déchiré par le mouvement des Barricades, le 24 janvier 1960. C'est la débandade au Gouvernement général : la plupart des directeurs optent pour le général Challe. Chirac hésite avant de signer une pétition de soutien au général de Gaulle lancée par ses copains de la promotion Vauban : « Nous avons décidé à l'unanimité d'être loyaux envers le général de Gaulle, y compris moi qui étais l'un des plus “Algérie française”. »
Et de me raconter de façon un peu filandreuse comment, à partir de là, il a essayé de comprendre le « père de Gaulle », indépendamment de ce que le Général avait réussi pendant la guerre. « Il a eu le culot de dire : premièrement, que l'Algérie n'était pas française, qu'il fallait en tirer les conséquences et lui accorder l'indépendance ; et deuxièmement, que c'était l'intérêt de la France, car la France ne pouvait se permettre de traîner un tel boulet. Que c'était à la fois contraire au génie de la France et tout à fait contraire aux intérêts de la France… Je me suis dit à ce moment-là : “ce type”, si je peux me permettre, il a un vrai sens de la France. Il a à l'évidence compris que l'intérêt de la France était qu'on rende son indépendance à l'Algérie, moralement, politiquement, matériellement et financièrement. C'est comme ça que je suis devenu gaulliste. Le personnage était porteur d' une certaine idée de la France, de ses intérêts et de sa vocation. »
Jacques Chirac entre à la Cour des comptes en 1960, tout en continuant à enseigner comme maître de conférences à Sciences-Po. Il mène également une mission totalement en adéquation avec sa passion pour l'art et avec son cursus « école buissonnière » : il travaille avec le professeur André Chastel à lancer ce qui deviendra une des grandes œuvres d'André Malraux, l'Inventaire général 10 .
Il intègre le Secrétariat général du gouvernement comme chargé de mission, puis, rapidement, entre au cabinet de Georges Pompidou à Matignon à l'occasion de la formation de son deuxième gouvernement. « Conformément aux habitudes des membres des cabinets, tous se sont rués pour s'arroger les bureaux dégueulasses, exigus, mal foutus, mais situés tout près du Premier ministre, c'est-à-dire à l'Hôtel Matignon même, alors que moi je me suis dit qu'il valait mieux être éloigné de l'autorité : on risque moins… Et voilà comment on m'a assigné le bureau de Bujard 11 , l'homme qui m'avait recruté quelques mois plus tôt. Je me suis installé dans ce superbe bureau. J'y étais comme un prince. »
François-Xavier Ortoli, directeur de cabinet du Premier ministre, présente Jacques Chirac à Georges Pompidou. L'actuel président se souvient : « J'entre quand on me dit d'entrer. Je vois Pompidou qui était en train de signer du courrier. Je me tiens devant son bureau. Il ne disait rien, mais continuait à signer. J'étais un peu anxieux. Jeune fonctionnaire, je ne savais trop ce qu'il convenait de faire ou de dire. Au bout d'un moment qui m'a paru très long, Ortoli a dit : “Monsieur le Premier ministre, je voulais simplement vous présenter Chirac qui va entrer à votre cabinet et qui vient de la Cour des comptes.” Pompidou ne dit toujours rien, me regarde à peine. Je ne dis rien non plus, et Ortoli, ne sachant plus très bien quoi ajouter ni que faire, lance : “Il est très bon !” Pompidou a alors relevé la tête : “J'espère bien, parce que je pense que s'il n'était pas bon, vous ne l'auriez pas fait venir !” Puis Pompidou s'est replongé dans ses parapheurs. Ortoli m'a fait signe et nous sommes ressortis. Tel fut mon premier contact avec Pompidou… »

Les biographies et articles consacrés à Jacques Chirac mettent tous l'accent sur sa boulimie de travail quand il s'attelle aux dossiers qui lui ont été attribués : construction, travaux publics, transports. On le surnomme « Bulldozer ». Il s'intéresse particulièrement au transport aérien et renoue avec Marcel Dassault qui va jouer un rôle déterminant dans sa carrière 12 . Chirac ambitionne de devenir directeur général à l'Aviation civile, poste que lui promet Georges Pompidou au milieu des années 60, malgré son jeune âge. Mais le Premier ministre, qui a remarqué ce jeune serviteur fidèle et compétent, nourrit de plus hautes ambitions pour lui.
Le président raconte : « Un jour, il me convoque et me dit : “Chirac, je vais vous donner une circonscription, vous allez être candidat…” La vérité est que je suis tombé du ciel dans la mesure où ça n'était pas du tout mon ambition, je n'y avais jamais songé. C'est Pompidou qui m'a instillé d'un coup cette idée. Contrairement à ce qu'on a beaucoup écrit, Pierre Juillet n'a été pour rien dans cette décision du Premier ministre.
« Je lui dis : “Très bien.” Je ne sais trop ce qui s'est passé à ce moment-là, mais notre conversation a été interrompue et il m'a dit de revenir lui en parler. Quelque temps plus tard, la conversation a été reprise : “Chirac, vous allez vous présenter dans la région parisienne…” J'ai encore cette conversation dans l'oreille. Je lui réponds : “Ça, monsieur le Premier ministre, c'est hors de question. Je veux bien me présenter, mais si je me présente quelque part, ce sera chez moi, en Corrèze, et nulle part ailleurs !” Connaissant bien sa carte électorale, il m'objecte : “En Corrèze, ce n'est pas possible. Il y a trois circonscriptions : Brive, c'est Charbonnel ; Tulle, c'est imprenable ; et la troisième, Ussel, est communiste. Il est donc hors de question que vous vous présentiez en Corrèze. – Écoutez, monsieur le Premier ministre, je suis d'un naturel obéissant, mais je me présenterai en Corrèze ou je ne me présenterai pas. Et je prendrai Ussel…” Je ne concevais pas de me présenter ailleurs que là où j'avais une attache avec la terre et avec les hommes. C'est quelque chose de charnel. Pompidou n'était pas content… »
Jacques Chirac avait déjà un pied en Corrèze : le maire de Sainte-Féréole l'avait fait élire à son conseil municipal. À partir de juin 1966, il va donc se rendre là-bas toutes les semaines, sillonner les routes de la circonscription, mettre les maires dans sa poche, se familiariser avec les problèmes, écouter, promettre beaucoup, et, de retour à Paris, harceler l'administration grâce à sa position à Matignon. Il séduit les édiles de cette terre radicale-socialiste. Charles Spinasse, maire d'Égletons, ancien ministre de l'Économie du Front populaire, que louait son grand-père dans les colonnes de La Dépêche, le prend sous son aile et dit de lui : « Il est socialiste, ça ne fait pas de doute. Il aurait certainement appartenu au Front populaire ! » – ce à quoi Chirac répond : « Avec des hommes comme Spinasse, certainement 13 . » Grâce à Marcel Dassault, il a un journal, L'Essor du Limousin, à sa disposition, et, de surcroît, le soutien total de Georges Pompidou, ce qui n'est pas rien. Le Premier ministre a même accepté de venir en Corrèze pour soutenir et vanter son jeune poulain :
« À mon cabinet […], on n'a encore jamais réussi à trouver quelqu'un qui lui résiste, et la preuve en est que, malgré un emploi du temps extrêmement chargé, je me trouve ici, n'ayant pu résister moi non plus. J'espère quand même qu'il ne me poussera pas trop vite hors du gouvernement, mais, avec une telle activité, une telle puissance de travail, une telle capacité de réalisation, on peut tout craindre ! »
Le chef de l'État poursuit la narration des débuts de sa carrière politique.
« J'ai eu un coup de chance formidable. J'avais contre moi Robert Mitterrand, un homme sympathique avec qui j'ai gardé par la suite des relations très cordiales. Il y avait un accord de désistement entre les socialistes et les communistes, signé par François Mitterrand, aux termes duquel celui qui était en tête bénéficiait du désistement du second. Arrive en tête un dénommé Var, communiste ; en second c'était moi, et en troisième position Robert Mitterrand. »
La mémoire du président vient encore de lui jouer un tour. Un raté intéressant, car non seulement il se trompe sur le nom du candidat communiste, qui ne s'appelait pas Var, mais Emon, mais surtout parce que celui-ci n'arrive pas en tête du premier tour, mais en second. Chirac le devance !
À la veille du deuxième tour, Robert Mitterrand fait une déclaration signifiant que les accords signés par son frère ne s'appliquent pas à lui : « Je suis le frère de François Mitterrand, je constitue une exception, et le candidat communiste sera donc obligé de se désister en ma faveur, bien que je sois arrivé derrière lui. » Son frère, lui, riposte que c'est impossible.
« Il a été obligé, le malheureux, de se désister en faveur du communiste ! Si ce dernier s'était désisté en faveur de Robert Mitterrand, je n'aurais pas été élu. Si j'ai été élu, c'est parce que j'étais opposé à un communiste. Sans compter que Robert Mitterrand n'a pas fait la moindre déclaration pour faire voter en faveur de ce dernier.
« Nous avions mené une campagne difficile. Robert Mitterrand était fait pour être candidat en Corrèze comme moi pour être cardinal. Ingénieur, c'était un bourgeois citadin, très intelligent, mais les vaches, il ne connaissait pas très bien, les foirails non plus. La façon dont on tope pour acheter un veau, c'était pas sa tasse de thé… Dans les réunions, je me montrais insolent à son égard, je suis bien obligé de le reconnaître, je l'ai regretté après coup. Je m'adressais à la salle en patois. Le malheureux… [Gros rires.] C'était d'ailleurs ridicule, car je cause très mal le patois, mais enfin, ça faisait bon effet… J'ai gardé ensuite de très amicales relations avec lui, bien qu'il ait été mon adversaire… »
Le 12 mars 1967, Jacques Chirac est élu député de Corrèze et change de stature. Le général de Gaulle, qui l'a remarqué, le reçoit pendant une heure, une dizaine de jours après son élection. Jacques Foccart, très proche collaborateur du Général, qui à la fois s'occupe de l'Afrique et a la haute main sur le SAC (Service d'Action civique), noyau dur des activistes gaullistes, lui a également trouvé un profil intéressant. Il l'a même inscrit sur la liste des prochains membres du gouvernement, et, en face de son nom, Pompidou a écrit : « Je crois que si l'on prend un élément jeune, c'est celui-ci qu'il faut prendre 14 . »
« Quand j'ai été élu, poursuit l'actuel président, on n'avait à la Chambre qu'une voix de majorité. J'ai toujours dit que c'était la mienne, naturellement ! L'inscription au groupe UDR était donc capitale. J'ai reçu un coup de téléphone m'enjoignant de venir m'inscrire. J'arrive à l'Assemblée nationale. J'étais attendu avec impatience, comme tous les élus. Ce sont Marc Jacquet et René Tomasini, qui dirigeaient le groupe, qui m'ont reçu. “Bravo, Chirac, très bien…” Puis Tomasini me demande ce que je veux comme commission. Moi qui n'étais pas du tout familier des milieux politiques, je réponds finement : “La Commission des finances.” Ils poussent un coup de gueule épouvantable : “Qu'est-ce que c'est que cette prétention ? La Commission des finances, on y accède au bout de dix ans ! Tu te rends compte : moi, par exemple… – Alors, va te faire foutre ! – Bon, si tu le prends comme ça…” Je m'étais mis à le tutoyer, moi aussi. “Si tu le prends comme ça, va te faire foutre, toi aussi : mets-moi où tu veux, je m'en contrefous…” Et je suis parti en claquant la porte.
« Je me suis retrouvé dans je ne sais plus quelle commission : en fait, je n'ai pas eu le temps d'en profiter… »
Le 7 mai, Chirac arrive à l'hôtel Matignon et croise Pompidou qui en sort. Le Premier ministre interpelle le tout nouveau député de Corrèze : « Chirac, je viens de voir le Général et nous avons décidé de vous confier un strapontin… »
Le président : « J'étais un peu sidéré. Je le remercie. Il précise : “…secrétaire d'État à l'Emploi.” Ça n'existait pas. C'était la première fois qu'un secrétariat d'État à l'Emploi voyait le jour. J'étais le dernier sur la liste protocolaire. Pompidou ajoute : “Je vais vous dire deux choses. La première : ne vous prenez pas pour un ministre. La deuxième : sachez que l'emploi sera un problème majeur dans notre pays, parce que jamais les Français ne toléreront qu'on franchisse la barre des 300 000 chômeurs”. Il faut que vous sachiez qu'à l'époque, m'explique aujourd'hui l'hôte de l'Élysée, il y avait eu une violente campagne, les communistes prétendant qu'on avait, dans le cadre de la préparation du Plan, prévu qu'il y aurait 400 000 chômeurs, alors qu'on en comptait alors un peu moins de 300 000… »
Le président se souvient de la réaction de son beau-père à l'annonce de sa nomination au gouvernement : « Jacques, qu'est-ce que c'est que cette instabilité ? Vous étiez à la Cour des comptes, vous avez été candidat à la députation. Vous avez été élu. Après ça, voici que vous démissionnez… »
« Mon pauvre beau-père, ça le dépassait ! Brave homme, au demeurant… Nommé secrétaire d'État à l'Emploi, cela ne m'a pas empêché de faire des choses sérieuses dans ma circonscription. Je m'y suis déployé. J'y suis allé toutes les semaines. Le vendredi soir, je prenais le train qui me conduisait à 4 heures 30 du matin à Ussel, et je rentrais le lundi matin. Je n'ai pas passé une semaine sans me rendre les samedi et dimanche dans ma circonscription. C'est une question d'honnêteté, quand on a été élu, mais c'est aussi le seul moyen de connaître la France. Le seul moyen, c'est d'avoir un vrai contact avec les gens. Et ce contact ne consiste pas seulement à aller s'y baguenauder de temps à autre, il faut le cultiver en permanence, sur le moyen et le long terme… »
Je lis au président un passage de sa plume dans La Lueur de l'espérance : « Homme politique par vocation ? Je doute. Il m'arrive souvent de penser que ma vie serait plus heureuse dans un champ d'action mieux délimité qui me laisserait, la tâche finie, un temps vraiment libre, sans obligations diffuses ni soucis permanents. »
« Bien sûr, réagit-il, ce sont là des choses qu'on dit spontanément sans trop les penser…
– À partir du moment où avez été élu député, la passion de la politique ne vous a plus lâché ?
– Absolument.
– Mais vous regardiez vers où et jusqu'où vouliez-vous aller ? Quelle était au juste votre ambition ? À partir de quand avez-vous visé la présidence ? »
Il réfléchit longuement, va pour me répondre, puis se ravise :
« C'est bien difficile de répondre à cette question… »
Nouveau silence.
Un autre jour que je lui redemande à partir de quel moment il a nourri les plus hautes ambitions, il me répond à côté :
« J'ai toujours beaucoup travaillé…
– Cela fait longtemps que vous travaillez sept jours sur sept…
– C'est sûr. Grosso modo douze heures par jour.
– Donc, à partir de quand ?…
– Difficile à dire. (Très longue hésitation.) Je vais vous étonner : je n'ai jamais visé une telle promotion, mais j'ai probablement fait tout ce qu'il fallait faire pour qu'elle ait lieu. Je ne me suis jamais dit : Je vais être Premier ministre, ou ministre de ceci ou de cela. Je n'ai jamais demandé quoi que ce soit. »

La connaissance de l'action qu'il a menée pendant douze mois rue de Tilsitt, où il a décidé d'installer les bureaux de son secrétariat à l'Emploi, est essentielle pour comprendre son « tropisme de gauche ». Surtout pour comprendre que son programme présidentiel de 1995 visant à réduire la « fracture sociale » n'était pas un attrape-nigauds conçu par des conseillers en communication, mais recouvrait des idées qu'il avait déjà mises en pratique en 1967-68, puis, ainsi que nous le verrons, en 1974-76, quand il aura été pour la première fois nommé à Matignon.
Chirac est le premier à procéder à ce qu'on appellera plus tard le « traitement social du chômage ». Il institue ce qu'il désignera lui-même comme le « meilleur système de protection de tous les pays capitalistes et socialistes ». Il crée en effet la garantie de ressources pour tous les travailleurs sans emploi et généralise le régime des aides complémentaires. L'UNEDIC est invitée à relever le taux des allocations de 35 à 40 % du salaire de référence pendant les trois premiers mois de chômage. Il crée également l'Agence nationale pour l'emploi (ANPE), et fixe un taux minimum pour l'indemnité de licenciement. Il élabore cet important train de réformes dans un rapport étroit avec les leaders syndicaux.
Survient Mai 1968. Historiens et journalistes reconnaissent tous – ce qui est rare, concernant Jacques Chirac – qu'il a joué un rôle décisif dans la sortie de la crise sociale en tenant lieu de « mécanicien » à Pompidou dans la négociation et la conclusion des accords de Grenelle.
« Vous avez joué un rôle très important en Mai 1968… »
Comme à son habitude, le président conteste la prééminence de son rôle et minimise son action en affirmant que tout cela était dû « au hasard ».
« En tant que secrétaire d'État à l'Emploi, j'avais noué des relations amicales avec les syndicats…
– Vous aviez reçu pour instruction de nouer ces liens avec les syndicats ?
– Absolument. Mais je n'avais pas eu besoin de me forcer. Il y avait Georges Séguy à la CGT ; il y avait mon ami André Bergeron, avec qui j'étais très lié, à FO ; et Eugène Descamps à la CFDT. Surtout, il y avait au CNPF un homme important, François Ceyrac, un ami intime de ma famille. Il était en charge des questions économiques au CNPF et exerçait déjà une forte influence dans ces milieux. Un jour d'avril 1968, il vient me voir rue de Tilsitt : “Écoute, me dit-il, je veux que tu sois le premier prévenu, je dois m'absenter pour aller me faire opérer…” Et je l'entends encore me dire : “Il ne peut rien se passer sur le plan social jusqu'à la rentrée, je vais donc partir pour trois semaines…” Peu après, c'était le 13 mai, la grève générale !…
« Le rôle modeste que j'ai eu fut un rôle de lien entre Pompidou et les dirigeants syndicaux que je vous ai cités…
– Vous avez oublié Henri Krasucki…
– En effet, c'était un homme très affable. Avec lui nous avions des rendez-vous spéciaux…
– Vous usiez avec lui du pseudonyme de “Walter”…
– Je m'étais beaucoup investi dans les relations syndicales… Krasucki me donnait des rendez-vous dans des endroits pas possibles : square d'Anvers, du côté de Pigalle… Je rendais compte à Pompidou de ce que je faisais et il m'avait recommandé de bien veiller à ne pas me faire prendre en otage : “Je ne doute pas que vous arriveriez à vous en sortir, mais, pour le gouvernement, ce serait quelque chose d'épouvantable ; donc, faites en sorte que ça ne tourne pas comme cela, je vous fais confiance…” Le coup suivant, j'avais rendez-vous du côté de Pigalle et j'y suis parti armé d'un revolver. Au moins, s'il se passait quelque chose d'inopportun, serais-je à même de me défendre. Inutile de vous dire que je n'ai pas eu à m'en servir… J'ai emporté mon revolver à deux ou trois reprises… Tout cela a aujourd'hui un air un peu ridicule, naturellement. »
Le président s'était montré plus loquace autrefois face à Philippe Alexandre avec qui il était en très bons termes, le journaliste lui ayant été envoyé par Marcel Dassault pour travailler à L'Essor du Limousin, c'est-à-dire pour l'aider, lui, Chirac, à remporter les élections de 1967. Dans L'Élysée en péril 15 , Philippe Alexandre raconte.
« Il glisse son revolver dans sa poche. Il convoque l'officier de police chargé de sa protection et un membre de son cabinet. Il leur dit : “J'ai un rendez-vous dans le quartier le plus mal fréquenté. Je n'ai pas confiance. Vous allez m'accompagner.”
« La Peugeot noire arrive au coin de la rue indiquée. Chirac montre une maison grise devant laquelle deux costauds font les cent pas. Il dit à ses anges gardiens : “C'est ici. Au troisième étage. Si, dans trois quarts d'heure, vous ne m'avez pas vu revenir, montez. Avec vos armes.” Il hésite une dernière fois : “Dans trois quarts d'heure. Compris ?”
« Il descend, franchit à pied les cent derniers mètres. La crosse du revolver lui griffe la poitrine. Il s'approche des deux gorilles et prononce à mi-voix son nom de code ; on lui répond : “Très bien. Suivez-nous.”
« Derrière ses guides, Chirac monte l'escalier plein d'odeur de friture et de bruits de radio. Au troisième étage, une porte s'ouvre. Le secrétaire d'État se retrouve dans une petite chambre : un lit, une table ; un soutien-gorge traîne sur une chaise, mais il n'y a pas de femme ; seulement trois hommes, dont deux dirigeants connus de la CGT. Jacques Chirac s'assied sur la chaise qu'on lui tend. Les battements de son cœur retrouvent leur rythme habituel.
« Au bout de la rue, dans une Peugeot, un officier de police en civil regarde sa montre. Fin de l'intermède : la grande négociation entre le gouvernement et les ouvriers a pratiquement commencé. »
Je reprends :
« Vous aviez noué une relation assez forte avec Krasucki.
– Oui.
– Il avait un point commun avec vous : celui de jouer les analphabètes alors qu'il était très cultivé et, de surcroît, un grand mélomane…
– Il m'avait confié un jour être amateur de grande musique et je lui ai répondu qu'en dehors de La Marseillaise, moi, je n'y connaissais rien.
– Vous avez continué à vous dissimuler.
– En l'occurrence, non. C'est vrai que je n'aime pas la musique classique. J'aime assez la musique chinoise, la musique asiatique, j'en écoute même dans mon bureau ; en revanche, pour ce qui est de la classique, je n'ai pas l'oreille à cela… »
Je reviens sur son rôle « important » dans les négociations qui ont abouti à la signature des accords de Grenelle, cérémonie où on le voit assis aux côtés de Georges Pompidou.
« Je me souviens d'un moment particulier, quand on a conclu, vers 4 heures du matin. Le problème était de savoir si on mettait le SMIC 16 à trois francs ou non. On était prêts à céder à 2,80 francs, ou quelque chose comme ça. Je quittais discrètement la salle pour avoir des entretiens confidentiels avec Séguy ou Krasucki. Je sors et on se met d'accord – avec Séguy, je crois – sur un chiffre légèrement inférieur à trois francs. Je rentre discrètement, lui d'un côté, moi de l'autre. Pompidou propose le chiffre. Le représentant de FO prend alors la parole et dit : “On est tous d'accord pour trois francs !” Stupeur de tout un chacun. Séguy déclare qu'il ne peut faire autrement que de s'aligner. C'est comme ça qu'on a fait le SMIC à trois francs. »
Il est sept heures du matin, ce 27 mai 1968. L'accord prévoit notamment une augmentation du SMIC de 35 %, une hausse moyenne des salaires de 10 %. Jacques Chirac est alors persuadé que la France va se remettre au travail, mais les grèves dures continuent. Beaucoup de ministères sont vides, c'est la débandade dans les allées du pouvoir. Le 29 mai, le général de Gaulle disparaît à l'étranger sans prévenir. Pompidou se retrouve seul – enfin, pas tout à fait : Chirac fait partie du dernier carré de fidèles.
« J'étais tout à fait serein. Je me disais que tout cela finirait par passer. J'ai trouvé que les ministres, au cours de cette période, ne furent pas brillants : au mieux ils se volatilisaient, au pire ils commençaient à prendre des contacts ailleurs. Fouchet, ministre de l'Intérieur, avait disparu. On avait été obligé d'installer son directeur de cabinet à Matignon. Même Olivier Guichard, on ne l'a pas beaucoup vu… Il en allait de même avec les cabinets. J'avais un chef de cabinet, un camarade de promotion, avec qui j'étais très lié : il m'a écrit pour me dire qu'il serait fidèle et loyal, tout en me prévenant que, sitôt la crise terminée, il me remettrait sa démission. Ils étaient tous complètement paumés. J'apprends par Michèle Cotta, qui était très bien avec tout le monde, que Mitterrand recevait et tenait table ouverte : “Tu ne sais pas qui j'ai vu faire la queue chez Mitterrand ? Olivier Stirn et le sous-préfet Érignac [deux membres du cabinet de Jacques Chirac]. Tu me croiras si tu veux, ils ont attendu sept heures et finalement n'ont pas été reçus.” Telle était l'ambiance à cette époque 17 . Au sein de mon cabinet, seuls Jean-Paul Parayre 18 et Annie Lhéritier se sont bien comportés. Annie Lhéritier me disait : “Laissez faire, tout cela ne présente aucun intérêt, ça va se calmer…”
« Du coup, je suis revenu m'installer à Matignon. On n'était pas nombreux, autour de Pompidou, ça ne se bousculait pas ! Il y avait Pierre Juillet, naturellement, Michel Jobert, Marie-France Garaud, Édouard Balladur…
– Est-ce à ce moment que se sont noués vos liens d'affection avec Georges Pompidou ? Vous faisiez partie de son cercle rapproché après avoir joué un rôle important à Grenelle…
– Pompidou n'était pas homme à s'épancher auprès de ses collaborateurs. Je lui ai toujours été parfaitement loyal, et je n'attendais de lui ni remerciements ni considération particulière. »
Le Premier ministre n'a pas admis que le général de Gaulle ne l'ait pas prévenu de son départ pour l'étranger, et l'image qu'il avait de lui s'en est soudain trouvée écornée. L'homme du 18 juin a-t-il joué un coup de poker ? a-t-il simplement paniqué ? Toujours est-il que les relations entre les deux hommes se sont alors brutalement détériorées. Pompidou donne sa démission. De Gaulle la refuse, mais est obligé de lui concéder la dissolution de l'Assemblée nationale. Le 31 mai, Pompidou remanie son gouvernement. Chirac est nommé secrétaire d'État au Budget. Les gaullistes triomphent aux élections législatives. En guise de remerciement, de Gaulle congédie son Premier ministre. « Quelque chose en moi était ébranlé. Nos rapports étaient donc des rapports de fonction et de circonstance, et non pas des rapports privilégiés entre un grand homme et quelqu'un qui lui était dévoué », écrira à ce propos Georges Pompidou 19 . Chirac, désorienté, est prêt à quitter le gouvernement, mais Pompidou l'en dissuade et lui demande au contraire de s'accrocher à son poste de secrétaire d'État au Budget à la fois pour continuer sa formation et pour l'informer, lui, son protecteur, des mouvements de l'économie française.
Maurice Couve de Murville, qui succède à Pompidou, propose d'autres postes au jeune Jacques Chirac qui les décline l'un après l'autre. Celui-ci devient à la fois le porte-parole et l'intermédiaire de l'ancien Premier ministre auprès du nouveau.
« Couve, très content d'être à Matignon, ne tenait pas à aggraver les choses avec Pompidou et a trouvé très bien mon rôle de go-between… Il m'a donc complètement associé à la formation du gouvernement, non pas pour mes compétences, mais parce que ça lui évitait de négocier quoi que ce soit avec Pompidou… Ce dont je me souviens fort bien, c'est que Couve n'aimait pas du tout Edgar Faure… Après en avoir naturellement parlé avec Pompidou, j'avais dit au Premier ministre : “Il faudrait mettre Edgar à l'Éducation nationale. – Ça n'est pas possible, il va faire n'importe quoi”, m'avait répondu Couve. Et je m'entends encore lui répondre – de ça je suis sûr, pour le coup : “Monsieur le Premier ministre, vous avez tort (et c'est là où on voit à quel point on peut être naïf). Ou bien il va réussir, et ce sera la réussite du gouvernement ; ou bien il va échouer, et ce sera son échec à lui…” C'est l'argument qui l'a convaincu de nommer Edgar à l'Éducation… Eh bien, ç'a été exactement l'inverse, parce qu'il était plus malin que nous, le père Edgar ! Il a été nommé, il a pris comme directeur de cabinet le futur mari de Michèle Alliot-Marie, un garçon très gentil avec qui j'étais ami, et en tant que secrétaire d'État au Budget j'ai été en relation permanente avec cet Alliot qui me demandait sans cesse quelque chose de la part d'Edgar pour lui faciliter la vie sur le plan financier. Et je passais mon temps à régler les problèmes de l'Éducation nationale pour faire plaisir à Edgar, à la demande d'Alliot… »
Alors que Chirac a un pied dans le gouvernement Couve et l'autre chez Pompidou, lequel s'est mis en réserve de la République, voici qu'éclate l'affaire Markovic. Autour du meurtre de Stefan Markovic, ancien garde du corps et confident d'Alain Delon, une sordide machination visant l'ancien Premier ministre est déclenchée. Des photos pornographiques truquées visant Mme Pompidou circulent dans Paris. Un homme qu'on retrouvera aux côtés de Charles Pasqua quelques années plus tard figure parmi ceux qui sont à la manœuvre : alors agent du SDECE (future DGSE), Jean-Charles Marchiani agit pour le compte de gaullistes de gauche qui ne veulent à aucun prix de Pompidou comme successeur du Général à l'Élysée. L'affaire blessera d'autant plus le couple Pompidou que ni Couve de Murville ni de Gaulle ne sont intervenus pour stopper immédiatement cette machination. Jacques Chirac, lui, s'engage complètement dans la défense de son patron. « Celui qui fut le plus fidèle, le plus ardent, qui m'aida vraiment, c'est Jacques Chirac », confirmera plus tard Georges Pompidou 20 .
Comme à son habitude, et malgré le témoignage de l'intéressé lui-même, Jacques Chirac ne souhaite pas reconnaître qu'il joua un rôle important – le plus important – dans la défense de Pompidou.
« Je me souviens fort bien de cette affaire. J'étais resté secrétaire d'État au Budget à la demande de Pompidou et avec le plein accord de Couve qui connaissait parfaitement mes liens avec lui. Je servais de trait d'union entre Couve et Pompidou. Ce secrétariat d'État me conférait pratiquement le rang de ministre. Je restais toute la journée rue de Rivoli, et le soir, vers 19 heures, j'allais avenue de Latour-Maubourg où je retrouvais Pierre Juillet, Marie-France Garaud et deux ou trois autres personnes. Là, on faisait pla-pla, pla-pla…
– Vous faites alors partie de la garde rapprochée de Pompidou ?
– Oui, oui… Un jour, j'arrive et je vois Juillet qui tire une tronche pas possible. Je lui demande ce qu'il y a : “Il y a un problème, une histoire épouvantable : le Premier ministre va être traumatisé par cette affaire. Il faut le lui annoncer.” Je lui réponds : “C'est à vous de faire ça, vous êtes le plus proche ; à vous de le lui dire. – J'ai une autre idée. J'ai été prévenu par Jean-Luc Javal 21 . C'est lui qu'on va envoyer le prévenir…” J'insiste et répète que ce serait plutôt à lui de faire la démarche. En vain.
« Javal est donc allé prévenir Pompidou. Il lui a tout déballé : qu'il y avait des photos de Mme Pompidou, etc. Ça s'est très mal passé. Pompidou, là, n'a pas été bien, et c'est même la seule chose que je lui aie jamais reprochée. Il en a terriblement voulu à Javal. Il ne le lui a pas pardonné. Il a fait un transfert contre Javal. Ce n'était pas convenable. Du coup, on a eu beaucoup de mal, Juillet et moi, à lui retrouver une situation. »
Jacques Chirac connaît-il aujourd'hui les noms de ceux qui fomentèrent ce complot contre Georges Pompidou ?
« Pompidou a toujours été convaincu que Couve y avait joué un rôle. Moi, je n'en ai aucune preuve. René Capitant 22 aussi. Contre celui-ci, il pouvait au moins retenir une chose : c'est de ne pas l'avoir prévenu.
– Le général de Gaulle non plus n'a rien dit…
– Le général de Gaulle n'a rien dit non plus. Par cette affaire assez extraordinaire, montée de toutes pièces, il s'agissait de tuer politiquement Pompidou.
– On dit que Pompidou avait dans son portefeuille un petit feuillet plié en quatre où étaient inscrits les noms de ceux qu'il tenait pour responsables de l'affaire…
– Absolument.
– Vous n'avez jamais su quels étaient ces noms ?
– Non ! Vous savez, Pompidou était un homme charmant, mais il ménageait une séparation extrêmement nette entre ses collaborateurs, qui étaient là pour servir, et ses amis. Il n'y avait aucun lien entre les deux mondes. Moi, j'étais invité de temps à autre au cinéma, et c'est là que j'ai rencontré certaines personnes comptant parmi ses amis…
– Quelles actions avez-vous entreprises pour défendre Pompidou dans l'affaire Markovic ? Je ne connais que l'engueulade 23 que vous avez passée à Joël Le Theule, alors secrétaire d'État à l'Information, qui avait laissé passer une information sur les ondes nationales à propos de cette affaire…
– Mais je n'ai rien fait !
– Pourtant, Pompidou considérait que vous étiez celui qui l'avait le mieux défendu !
– Je n'ai rien fait de plus que dire que tout cela était ignoble…
– Vous avez téléphoné, vous avez…
– Probablement ai-je fait part de mon indignation contre une opération dont j'étais convaincu que c'était un coup monté, que ça ne reposait sur rien… C'est tout. »
Cette machination renforce la résolution de Pompidou de se positionner comme successeur du général de Gaulle. Le 17 janvier 1969, dans un hôtel de Rome, il lâche devant quelques journalistes : « Ce n'est, je crois, un mystère pour personne que je serai candidat à une élection à la présidence de la République quand il y en aura une. » La rupture de Pompidou avec le général de Gaulle et le gaullisme historique est consommée.

Le 27 avril 1969, de Gaulle perd le référendum sur la décentralisation et la réforme du Sénat. Quelques heures après les résultats, il résilie ses fonctions. Quarante-huit heures plus tard, Pompidou annonce sa candidature. Jacques Chirac fait partie de sa garde rapprochée pour sa campagne : il en est nommé le trésorier, en charge des recettes. Parmi ce noyau dur, on retrouve Michel Jobert, Édouard Balladur et bien sûr Marie-France Garaud et Pierre Juillet.
Jacques Chirac se rappelle la réception du premier sondage donnant Alain Poher largement en tête et « Pompidou dans le 36e dessous ».
« Juillet faisait une gueule affreuse. “On n'a pas un bon sondage”, me dit-il. Je lui réponds : “Il ne faut jamais croire les sondages. – Le Premier ministre l'a vu et n'a vraiment pas le moral. On va l'inviter à dîner, Marie-France, vous et moi, au petit bistrot d'en face. – Je voudrais bien, mais je suis déjà pris à dîner. – Annulez votre dîner !…” J'ai dû téléphoner à ma femme pour lui annoncer que je ne venais pas. Puis on va au café d'en face – le Napoléon – où il n'y avait pratiquement personne. Le patron se précipite au-devant de nous. Juillet dit : “Où est-ce qu'on se met ?” J'indique un endroit bien calme, dans un coin. Pompidou, avec son air matois : “Non, on va se mettre en terrasse. Il est temps de se faire connaître !” » (Gros rire.)
Le président enchaîne sur une autre anecdote qui se déroule durant la campagne :
« J'arrive au siège. Comme toujours il y avait là quinze journalistes. J'y entre. Comme c'était au deuxième, j'avais l'habitude de grimper les escaliers en courant. Au premier, je vois un monsieur qui attend, assis. Je monte. Je reste environ trois quarts d'heure, une heure, puis redescends, toujours en courant, à l'instant où sort le monsieur que j'avais remarqué au premier étage. Tous les journalistes se précipitent sur lui qui leur lance : “Je n'ai pas de commentaire à faire…” Il tourne le coin de la rue et s'en va. Je demande aux journalistes : “Qui est ce zèbre ? – Tixier-Vignancour ? Il vient d'avoir un rendez-vous avec M. Pompidou. – Je veux bien que ce soit M. Tixier-Vignancour, mais ce que je peux vous dire, c'est qu'il n'a pas vu M. Pompidou, parce qu'il n'est pas entré dans son bureau. Il est resté assis pendant une heure sur le palier du premier étage ! »
Le président continue d'égrener quelques souvenirs de campagne :
« J'essayais de récupérer de l'argent, ce qui était ardu car, à l'époque, on ne se précipitait pas pour nous en donner. Pompidou demandait : “Comment ça se passe ?” ; on répondait : “Aucun problème !” En réalité, on n'avait pas un rond. Juillet puis moi, nous avons hypothéqué notre maison pour en tirer un peu d'argent… Après, c'est venu plus facilement… »
Et de rapporter la proposition faite par le roi d'Arabie de donner des valises de billets pour la campagne ; du refus de Pompidou (« Jamais un sou de l'étranger ! ») ; puis de la conviction du nouveau chef de l'État, à la suite du voyage officiel de Fayçal à Paris, que les valises avaient bel et bien été acceptées. « Je suis content d'avoir contribué matériellement à votre succès », lui dit à cette occasion le monarque. Pompidou en fut ulcéré, mais, après quelque hésitation, refusa d'ouvrir une enquête. « Il s'est vraisemblablement trouvé quelqu'un pour prendre les valises », conclut Jacques Chirac.

Pierre Juillet et Marie-France Garaud passent généralement pour avoir dans une large mesure « fabriqué » l'actuel président. Ce sont eux aussi qui, à coups de petites phrases acerbes, ont, après l'avoir quitté, forgé l'image de quelqu'un d'influençable, changeant d'avis à chaque changement de conseiller.
« Cela fait très longtemps que je suis accusé de changer d'avis. Ça ne m'a jamais beaucoup affecté. Il serait un peu facile de rétorquer, ce que j'ai fait à maintes reprises : “Seuls les imbéciles ne changent pas”, mais j'observe que quand on vous accole une étiquette, on a beaucoup de mal à s'en défaire, c'est comme ça. Il m'est très probablement arrivé de changer d'avis. Les gens qui me connaissent bien, avec qui je travaille, mes collaborateurs ne m'ont néanmoins jamais accusé d'être une girouette. Pourtant, l'image s'est installée et il est difficile de s'en débarrasser… »
J'évoque les rôles de Pierre Juillet et Marie-France Garaud à ses côtés.
« Deux personnages très différents l'un de l'autre, mais qui s'étaient associés pour soutenir Pompidou et qui ont eu tôt fait de constater que, dans l'entourage de Pompidou, il y en avait un – moi – qui s'imposait plus ou moins. Tout naturellement, ils ont donc fait en sorte que j'entre dans leur équipe. J'étais en quelque façon le troisième, avec Pierre Juillet, intelligent et cultivé, très gaulliste, très pompidolien, très français, ne plaisantant à aucun titre, et Marie-France Garaud, fine mouche, intelligente elle aussi mais, entre nous, un peu garce. Probablement se sont-ils un peu servis de moi. Nous avons constitué un groupe au service de Pompidou et des idées qu'il représentait, étant entendu, je le répète, que j'étais le numéro 3. Puis, les choses ont évolué. Il était dans la nature des choses que je reprenne mon indépendance, notamment au regard d'un problème essentiel sur lequel nous avons divergé rapidement : le problème européen. Ils étaient l'un comme l'autre anti-européens, alors que moi, j'étais pour une certaine idée de l'Europe. Petit à petit, on s'est donc perdus de vue. Ç'était terminé et ils m'en ont voulu…
– Ils se sont beaucoup répandus sur vous… Surtout Marie-France Garaud qui a martelé que vous étiez un homme sans convictions, une girouette. Cette image n'a cessé de vous coller à la peau…
– On est tous plus ou moins influençables. Encore une fois, il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis. Quand l'influence tient à la compétence, il est tout à fait normal de se laisser influencer par elle. Ce qui est fâcheux, c'est de changer d'avis sans motif. Je n'ai jamais eu le sentiment de changer d'avis sans avoir une bonne raison de le faire… »

Le 15 juin 1969, Georges Pompidou est élu président de la République avec 58,21 % des voix. Il nomme le gaulliste Jacques Chaban-Delmas à Matignon. Estimant qu'il n'a pas encore terminé sa formation, tout en le considérant déjà comme son futur dauphin, le président maintient Jacques Chirac au secrétariat d'État au Budget sous la coupe de Valéry Giscard d'Estaing, ministre des Finances. Une tutelle que Chirac accepte volontiers, tant il est alors fasciné par le brio et l'intelligence de Giscard. Dès lors, VGE et Chirac (celui-ci cornaqué par Pierre Juillet et Marie-France Garaud, tous deux conseillers influents de Pompidou à l'Élysée), constituent une faction anti-Chaban, promoteur du concept de « nouvelle société », vilipendé par la plupart des « barons » gaullistes.
Jacques Chirac commence à être connu. L'ORTF brosse son premier portrait le 26 juin 1970 dans l'émission Panorama. En janvier 1971, il devient ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des Relations avec le Parlement. Il est fait « Samouraï de Corrèze » dans un bel article que lui consacre Georges Suffert dans L'Express. Il est dès lors intronisé « baron 24  » du gaullisme pompidolien. Si René Tomasini devient le patron nominal de l'UDR, le parti gaulliste, c'est Jacques Chirac qui en est le véritable animateur, qui définit la ligne et prépare les déclarations 25 . Tandis que Chaban s'affaire à Matignon à défendre sa Nouvelle Société, Chirac, devenu proche de Jacques Foccart et donc des éléments du SAC, s'active contre lui.
Fin août, il se prépare à affronter en tête à tête Georges Marchais, secrétaire général du PCF, dans le cadre de l'émission À armes égales. Il participe à cette fin à la confection d'un petit film violemment anticommuniste et a choisi, pour tenir le rôle de l'ouvrier, un membre familier du SAC. « De la folie ! » s'insurge Foccart quand il apprend le nom de l'« ouvrier », bien connu dans vingt-quatre départements ! Il en prévient Chirac et lui trouve in extremis un remplaçant en la personne d'un autre membre du SAC, de chez Citroën, anonyme celui-ci 26 . Le nouveau ministre des Relations avec le Parlement fait pâle figure face à la rouerie de bonimenteur du secrétaire général du PCF…
La position de Chirac dans la machine gaullo-pompidolienne est telle que c'est lui qui est également chargé de s'occuper des scandales qui secouent l'UDR, notamment l'affaire de la Garantie foncière 27 . Il est plus à la manœuvre au parti qu'à son ministère. Les relations avec les députés et sénateurs ne sont manifestement pas son domaine de prédilection. « On admet généralement que j'ai été le plus mauvais ministre de la Ve République », dit-il de lui-même.
Quand Chaban est congédié de Matignon et remplacé par Pierre Messmer, à la grande satisfaction de Chirac et de ses amis, celui-ci demande à Pompidou de changer de maroquin et obtient le ministère de l'Agriculture. Il va y donner toute sa mesure.
« L'Agriculture, ça m'a passionné. D'abord je comprenais ce que disaient les gens, je sentais ces choses-là, j'étais persuadé que la France était un pays qui pouvait avoir une grande ambition agricole. Qu'il fallait produire plus pour nourrir davantage de gens, et qu'il y avait donc là la possibilité d'un grand dessein. J'ai été un homme heureux au ministère de l'Agriculture. C'est même le moment le plus heureux de ma carrière. J'ai fait quelques réformes qui n'étaient pas inutiles pour moderniser l'agriculture, atout essentiel de la France.
« On oublie toujours de rappeler à ce sujet des choses simples. Aujourd'hui, on dénombre au moins 800 millions de personnes de par le monde qui crèvent de faim, et nous serons d'ici cinquante ans 3 milliards de plus. On a pratiquement épuisé toutes les ressources de la production agricole et le plus grand défi du monde moderne est par conséquent de savoir comment on nourrira alors les gens. Nous sommes actuellement la deuxième puissance agricole du monde et la première en termes d'exportations pour les produits agricoles transformés, donc créateurs d'emplois. La politique agricole est un enjeu essentiel pour nous comme pour le reste du monde, car ce qui menace, c'est la famine. C'est là un grand débat que l'on traite avec beaucoup de légèreté depuis que Tony Blair a déclaré que l'agriculture en soi n'était pas intéressante.
« Je me suis épanoui dans ce métier, parce que j'avais l'impression de soutenir une cause juste. »
Après les élections législatives de mars 1973, et en dépit des pressions de Pierre Juillet, ce n'est pas Jacques Chirac qui est nommé à Matignon, mais Pierre Messmer qui y est maintenu. Chirac, lui, reste à l'Agriculture.
Il a beau être surchargé à un poste, il a toujours du temps de reste et de l'énergie disponible pour s'occuper d'autres choses. Après avoir mené une guerre sourde contre Chaban à l'intérieur de l'UDR, il appuie le projet de quinquennat réclamé par Pompidou, qui fait hurler les gaullistes historiques, à commencer par Michel Debré. À la mi-décembre 1973, la couverture du Point : « Messmer doit partir », exacerbe davantage encore les tensions au sein du parti gaulliste. Chirac est persuadé qu'il s'agit là encore d'un coup de Chaban. Ces batailles ont lieu sur fond de quasi-agonie de Georges Pompidou. Le 1er mars 1974, ce dernier procède à un ultime remaniement ministériel dont le signe le plus apparent est l'installation de Jacques Chirac place Beauvau.
« Lorsqu'il a annoncé ma nomination à l'Intérieur, Pompidou a eu une phrase qui a tinté à mes oreilles : “Ainsi vous aurez achevé un parcours suffisant pour connaître tout le gouvernement.” Ce n'était pas le genre d'homme à dire ce genre de chose sans arrière-pensées. Je me suis dit que j'étais un fer au feu, qui pourrait éventuellement servir en fonction des circonstances », confiera à Franz-Olivier Giesbert 28 le Premier ministre de Valéry Giscard d'Estaing.
1 Voir L'Express du 11 mai 1995.
2 Le 22 novembre 1942.
3 Il est mort en Haute-Saône, le 20 novembre 1944, après avoir participé brillamment à la bataille des Vosges. Diego Brosset avait rallié le général de Gaulle le 27 juin 1940.
4 Le 15 août 1974.
5 Jacques Chirac. Une éternelle jeunesse, op. cit.
6 Jacques Chirac ou la République des cadets, op. cit.
7 À partir de son enquête, il rédige également une thèse de géographie économique sur « Le port de La Nouvelle-Orléans », dans laquelle il insiste beaucoup sur les risques d'inondations. Le Monde des 11-12 septembre 2005 a pu ainsi écrire en une : « L'étudiant Chirac avait prévu l'inondation de La Nouvelle-Orléans »…
8 Franz-Olivier Giesbert, Jacques Chirac, op. cit.
9 Jacques Chirac, op. cit.
10 Voir première partie, chapitre 4.
11 Jacques-Henri Bujard, inspecteur général de l'Économie nationale, était alors conseiller pour les Affaires économiques auprès du Secrétaire général du gouvernement.
12 Voir deuxième partie, chapitre 16.
13 Après la mort de Charles Spinasse, Jacques Chirac lui a rendu hommage dans Lemouzi, revue régionaliste du Limousin : « Profondément démocrate comme Léon Blum, attaché à un socialisme qui doit permettre le libre épanouissement de l'individu, comme le concevait Jaurès, Charles Spinasse est tout le contraire d'un démagogue. Comme le gouvernement auquel il appartint, il s'est constamment donné pour règle de n'utiliser que les moyens constitutionnels, d'inciter au travail commun et non au triomphe de telle catégorie sociale sur telle autre. »
14 Jacques Foccart, Tous les soirs avec de Gaulle. Journal de l'Élysée, tome I, Fayard/Jeune Afrique, 1997.
15 Philippe Alexandre, L'Élysée en péril (2-30 mai 1968), Fayard, 1971.
16 À l'époque le SMIG.
17 Lire à ce sujet La Lueur de l'espérance, op. cit.
18 Qui deviendra plus tard le président de Peugeot SA.
19 Georges Pompidou, Pour rétablir une vérité, Flammarion, 1982.
20 Georges Pompidou, Pour rétablir une vérité, op. cit.
21 Ex-chargé de mission de Georges Pompidou à Matignon, décédé en novembre 2006.
22 Gaulliste de gauche, alors garde des Sceaux.
23 Thierry Desjardins, dans Un inconnu nommé Chirac, La Table ronde, 1986, raconte que ce dernier fit arrêter sa voiture pour téléphoner d'un bistrot à Joël Le Theule et lui signifier que « si ça ne s'arrête pas tout de suite, il va y avoir des pédés qui vont le regretter ». Sans me donner le verbatim de ce coup de fil, Joël Le Theule m'en parla quelques années plus tard.
24 Tous les soirs avec de Gaulle, Journal de l'Élysée, op. cit., tome II, p. 573.
25 Idem, p. 626.
26 Journal de l'Élysée, op. cit., tome IV, p. 51.
27 Idem, tome IV, p. 244 et tome V, p. 403.
28 Jacques Chirac, op. cit.