6.
La Cité des origines ou le rêve inachevé de Chirac
Avec le musée du quai Branly, Jacques Chirac n'a écrit qu'une partie du message qu'il voudrait laisser aux Français. Il a rêvé de le parachever par un second musée, mais, tout président de la République qu'il est, il n'est pas parvenu à l'imposer.
Avant de commencer notre entretien du 2 septembre 2006, le chef de l'État, costume et polo gris, m'a confié quelques notes manuscrites consignées par lui le 12 décembre 2002 au Conseil européen de Copenhague. Je sens qu'il me fait là un royal cadeau : il a donc décidé de participer activement à ma tentative de mieux comprendre qui il est…
Je l'imagine farfouillant le plus discrètement possible dans son porte-documents pour en extraire les feuillets dont il a besoin pour rédiger une note qui n'a absolument rien à voir avec l'ordre du jour du Conseil européen. Il regarde si Göran Persson, le Premier ministre de Suède, président de la séance, n'a pas repéré son manège. Il lui importe peu, en revanche, que Dominique de Villepin ait compris… Il décapuchonne son stylo et commence à faire courir sa plume sur une feuille à en-tête eu2002.dk. D'une belle écriture aisément lisible, il inscrit le titre de sa note.
Projet de Musée (ou de Cité) des origines présentant :
• l'origine et l'évolution de l'univers
• l'origine et l'évolution de la vie
• l'origine et l'évolution de l'homme
• la diversité des cultures des peuples de la Terre et leur place dans leur milieu naturel
Sur trois feuillets qu'il terminera le soir à son hôtel, Jacques Chirac trace l'évolution morphologique et culturelle de l'homme ; sur cet axe, il situe l'« émergence de la pensée conceptuelle », puis, un million d'années plus tard, l'« émergence du sens de la beauté », 1,4 million d'années plus avant, la « naissance de l'angoisse métaphysique et l'émergence de la pensée religieuse », et, quelque 35 000 ans avant le sommet de Copenhague auquel il participe, l'« émergence de la pensée symbolique », enfin l'« apparition des écritures ». Et le président de la République française de conclure sa note par l'objet de ce grand dessein : « Démontrer que l'homme fait partie intégrante du milieu naturel dont il ne pourra jamais totalement s'affranchir, et qu'il doit créer une nouvelle éthique planétaire pour gérer harmonieusement son avenir. »
Une sorte de pérennisation de L'Odyssée de l'espèce, le fameux documentaire de son ami Yves Coppens, qu'il avait pris la peine de louer publiquement.
« J'ai essayé de “vendre” ma Cité afin que les jeunes y aillent et sachent qui nous sommes, comment se situer eux-mêmes dans l'histoire de la vie, leur donner une idée relative des choses… Henry de Lumley en a adopté et approfondi l'idée. Nous nous sommes associés pour la promouvoir, mais ça n'a pas marché. On a bien essayé Marseille…
– Même avec tout le poids d'un président de la République ?
– J'avais déjà lancé un musée, il faut croire que je ne pouvais en faire deux… Mais tout ça n'a plus aucun intérêt. »
Chirac referme la porte qu'il m'avait entrouverte. Probablement a-t-il peur que ce sujet ne l'emmène trop loin…

Roch-Olivier Maistre, qui a travaillé avec lui de 2000 au début de 2005, est probablement de ceux qui connaissent le mieux le président. Il admet qu'il est difficile de cerner sa psychologie, et quand on s'y essaie, « on a l'impression de s'enfoncer dans un labyrinthe. L'homme est extrêmement secret. Son côté altruiste, qui est réel, lui tient lieu de bouclier. Il aime les chemins de traverse, est attiré par les attitudes de rupture… Il est extraordinairement anxieux, ce qu'on sent dans sa gestion du temps. Il ne ressasse pas le passé, ne se projette pas très loin dans l'avenir. Il est dans l'action, c'est-à-dire dans le futur immédiat. Il a aussi besoin en permanence d'être sécurisé… »
Et l'ancien collaborateur du président de décrire, à titre d'exemple, le cérémonial de relecture de ses discours, le samedi ou le dimanche : le chef de l'État distribuant à chacun de ses collaborateurs un exemplaire du projet déjà retravaillé par lui, disposant ensuite ses crayons de couleur par-devant lui, dans un ordre immuable, et laissant chacun s'exprimer…
« Son rapport à l'art est indissociable de son rapport à l'histoire des hommes, poursuit l'ancien conseiller. Sa maîtrise de la chronologie des civilisations est étonnante. Il est passionné par la préhistoire. Il faut l'avoir vu discuter avec Coppens [l'“inventeur” de Lucy], Henry de Lumley [auteur de L'Homme premier, spécialiste de l'émergence de la pensée conceptuelle et de la domestication du feu], Michel Brunet [l'“inventeur” de Toumaï], pour mieux le comprendre. Il a constamment besoin de tout remettre en perspective. »

J'ai questionné à nouveau Chirac sur sa passion pour l'archéologie, la paléontologie, pour toutes ces sciences qui s'intéressent aux origines de l'homme. Il affirme qu'elle est concomitante à celle qu'il a nourrie pour le musée Guimet.
« Cela m'a toujours fasciné. Je n'ai jamais cessé… Je me souviens de la découverte de Lucy par Coppens en 1972 : ce fut une grande émotion… Je m'étais déjà beaucoup intéressé aux Australopithèques : d'où ils venaient, pourquoi ? des hominidés, pas des hominidés ? J'ai lu, j'ai écouté sur ces questions, en même temps que je m'intéressais à l'Asie. J'ai eu une autre grosse émotion, il y a quelques jours [en septembre 2006], quand on a découvert cette petite fille, cette Australopithèque de quatre ans, entièrement conservée : ça a réveillé en moi cinquante ans de souvenirs ! Il y a très, très longtemps que je me disais : on découvrira peut-être un jour un enfant australopithèque. Celui-ci est un petit peu plus vieux que Lucy, mais pas énormément. »
Le président se tient ainsi régulièrement informé des fouilles effectuées en Chine, au Cambodge, au Vietnam, en Afghanistan, au Pakistan, en Mongolie, en Égypte, au Tchad, ainsi que me l'ont confirmé Jean-François Jarrige, Christian Deydier, Michel Brunet ou Roch-Olivier Maistre… À l'Élysée, en recevant le 14 janvier 2005 une belle brochette d'archéologues, il a pu exprimer avec souffle cette passion et les motivations qui la sous-tendent, à l'occasion de la présentation de vingt ans de publications de l'archéologie française en France et dans le monde :
« Retrouver les traces des civilisations anciennes, étudier les vestiges du passé, partir à la rencontre des peuples disparus, de leurs cultures, de leurs croyances, de leurs modes de vie, de leur environnement, de leur création : qui n'aimerait vous suivre sur ces chemins ? Ces mondes perdus font plus que rêver. Ils forment la trame de nos identités, de nos racines, de nos origines, des questions les plus profondes qui, en réalité, se posent aux hommes. En nous invitant au voyage dans l'espace et dans le temps, vous nous donnez les moyens d'expliquer et de comprendre cette prodigieuse aventure qu'est l'aventure humaine.
« Depuis longtemps j'admire la science et la passion qui sont les vôtres […]. Autrefois présentée comme “auxiliaire” de l'histoire, l'archéologie est aujourd'hui la science humaine par excellence. Elle nous permet de repenser l'histoire des hommes. D'expliquer et de comprendre la profondeur et la complexité des liens qui nous unissent aux civilisations les plus anciennes, mais aussi les échanges entre les civilisations dont attestent les traces matérielles de la vie quotidienne. Vos recherches nous révèlent ce que nous sommes, dans la richesse des héritages que nous avons en partage […]. L'archéologie sans frontières, qu'elle soit préventive ou programmée, nous ouvre à la conscience de l'unité profonde du destin de l'humanité. C'est pourquoi elle est au fondement même du dialogue des cultures, un dialogue particulièrement nécessaire à notre époque.
« Pour les pays en voie de développement, mais aussi pour nos nations européennes, elle est évidemment un vecteur d'identité. Elle contribue à la fierté associée à l'histoire, au patrimoine, au rayonnement d'un peuple, d'un territoire, d'un lieu. Elle a, en particulier, changé notre regard sur ces civilisations dont l'Occident a longtemps ignoré la dignité. Ce n'est pas un hasard si la folie meurtrière des hommes s'est attaquée, à Angkor, à Bamiyan, à Mostar, ailleurs aussi, aux témoignages les plus précieux de l'histoire et de l'âme des peuples. Ceux-ci encourent aujourd'hui de nouveaux dangers. Il faut protéger, conserver, transmettre. Et d'abord, pour cela, il faut identifier, répertorier.
« Vous êtes les gardiens, mais aussi les interprètes et les passeurs de notre identité, de notre mémoire et du patrimoine commun de l'humanité. Un patrimoine menacé par les effets d'un développement qu'il est nécessaire de mieux maîtriser, menacé aussi par le pillage et la dispersion des biens culturels […]. J'ai souvent l'occasion d'échanger avec un certain nombre d'entre vous, et chacune de ces rencontres est toujours pour moi un grand enrichissement… »

Jean-François Jarrige était dans la salle et a participé à la réception qui a suivi. Il se souvient que les archéologues étaient arrivés à l'Élysée en traînant les pieds et en proférant des mots peu amènes à l'égard du président. « Les archéologues sont généralement de gauche, dit Jarrige en guise d'explication. Deux heures plus tard, ils étaient chiracolâtres. Jacques Chirac leur avait montré, par ses questions et son discours, qu'il était plus qu'un amateur éclairé : un passionné d'archéologie. Ses questions les avaient stupéfiés. Ils avaient compris que le président était très au courant des fouilles faites dans le monde entier et que, sur chacune d'elles, il était capable de soutenir une conversation d'un très haut niveau… »

Dans ma traque du Chirac inconnu, j'ai, lors de notre deuxième entretien, lancé le nom du professeur Michel Brunet et du parrainage qu'il a apporté à la diffusion sur France 2 d'un documentaire de celui-ci intitulé Toumaï, le nouvel ancêtre, racontant comment le paléontologue, après onze ans de fouilles, avait mis au jour, dans le désert du Tourab, au nord-est du Tchad, un crâne daté de sept millions d'années baptisé Toumaï (« espoir de vie »), découverte qui a révolutionné l'histoire des origines de l'homme. En prononçant devant Jacques Chirac le nom de Toumaï, j'ai eu le sentiment d'user d'une formule magique qui ouvrait un nouveau tiroir secret. Et le président de s'empresser de m'en livrer partiellement le contenu :
« Mon ami le professeur Brunet… Je l'ai beaucoup soutenu ! Je prétends… je veux dire : on prétend qu'on doit trouver l'origine de l'homme dans le désert libyen. Brunet m'a dit son désir de continuer ses recherches à l'est… Je l'ai emmené voir le Guide [Kadhafi]. Brunet a expliqué ce qu'il attendait de recherches menées en Libye. Le Guide lui a accordé toutes les autorisations nécessaires pour réaliser son projet, et quelques moyens qui ont été complétés par la société Total… »
Le président se tient régulièrement informé de la progression des recherches menées par Brunet : « Je reçois chaque mois une lettre de lui… » D'un seul coup, il se lève de son siège et part à grandes enjambées vers son bureau d'où il revient quelques instants plus tard avec un moulage du crâne de Toumaï qu'il entreprend professoralement de m'expliquer. Il me parle de la forme aplatie du crâne, des deux dents qui y subsistent, de la polémique sur l'interprétation de la position de celles-ci…
Le professeur Brunet m'a fait part à son tour de l'emballement présidentiel. Le chercheur de Poitiers a commencé par me narrer sa rencontre improbable avec Jacques Chirac :
« … En 1789, la France proclamait les Droits de l'homme à l'intention de tout le genre humain. Fidèle à cette vocation universaliste, elle doit aujourd'hui être aux premières lignes du combat pour la bioéthique afin que les sciences de la vie restent des sciences au service de l'homme. Je vous remercie… » Ce 23 février 2003, dans l'amphi Marguerite-de-Navarre du Collège de France, devant quelques centaines de scientifiques, médecins, juristes et philosophes, Jacques Chirac termine son discours prononcé à l'occasion du 20e anniversaire de la création du Comité national consultatif d'éthique, puis descend entre les travées, accompagné par Didier Sicard, président dudit Comité… Sur le chemin de la sortie, celui-ci lui présente quelques-uns des invités. Le professeur Michel Brunet, invité par Axel Kahn, se trouve justement au bord d'une travée que longe le président, et lui saisit la main :
« Michel Brunet, je suis professeur… »
Didier Sicard s'apprête à intervenir afin de préciser au chef de l'État que ce professeur à la barbe blanche est le grand découvreur de…, mais il est interrompu par le Chirac passionné de paléontologie.
« Je sais, c'est vous qui avez découvert Toumaï… »
Et le président de se lancer dans un long exposé. Le professeur de l'université de Poitiers reste médusé de l'entendre dévider son curriculum vitae et la liste de ses découvertes. Son ego n'a pas le temps de savourer cette douce caresse ; Jacques Chirac l'interpelle :
« Je suis passionné par ce que vous faites et je voudrais vous aider. Vous pouvez me téléphoner. »
Le professeur aurait-il mis à profit cette permission ? Rien n'est moins sûr. Brunet est plus à l'aise dans le désert tchadien que dans le commerce des autorités politiques. C'est Chirac qui finit par l'appeler. « Il m'est apparu si passionné que je lui ai proposé de venir lui présenter Toumaï à l'Élysée. »
« Vous feriez cela ? s'exclame le chef de l'État. Je suis très sensible à votre proposition, mais ce n'est pas possible, car vous feriez prendre trop de risques à Toumaï…
– Si, c'est possible. J'aurais plaisir à le faire, parce que vous êtes le président… »
C'est ainsi que va s'organiser autour de Brunet une séance de présentation des connaissances associant Jean-Jacques Jäger (sur l'origine des anthropoïdés), Yves Coppens et Hélène Roche, du CNRS (sur les différents outils en silex taillé datant de 2,5 millions d'années trouvés au Kenya). Avant le jour J, Jacques Chirac appelle Brunet à plusieurs reprises. La première fois, pour lui demander s'il peut convier certains de ses collaborateurs. « Vous êtes chez vous », lui répond l'« inventeur » de Toumaï. Puis il appelle une seconde fois le professeur à Poitiers : « Depuis qu'ils ont su ce qui se préparait, tous veulent venir. Il y en a trop… »
Finalement, la date du 7 novembre 2003 est retenue pour cette présentation exceptionnelle sur les origines de l'homme. La très grande table installée dans la salle de réunion qui jouxte le bureau du président et celui du secrétaire général va servir de présentoir aux silex, os, fossiles, poils de mammouth (apportés par Yves Coppens), crânes, etc. Cette journée du 7 novembre est chargée. Jacques Chirac a reçu en effet Vladimir Poutine, le président russe, avec qui il a eu un déjeuner de travail. Les collaborateurs du chef de l'État ont limité la séance à 60 minutes, de 18 à 19 heures, celui-ci ayant un « rendez-vous important à 19 heures » précisent successivement le chef du protocole et Claude Chirac. Il s'agit d'un rendez-vous avec Daniel Vasella et Éric Cornut, dirigeants du groupe pharmaceutique Novartis.
Le président arrive, salue Michel Brunet et les autres savants, puis prend place en face du chercheur poitevin. Trois crânes Toumaï les séparent : l'original, un moulage parfait, une reconstitution en 3 D. Jacques Chirac reconnaît d'emblée l'original. Il s'assied avec Claudie Haigneré à sa droite et Yves Coppens à sa gauche, et s'adresse à son vis-à-vis :
– Professeur, est-ce que je peux toucher ? fait-il en désignant le crâne de Toumaï.
Il se lève, touche Toumaï de l'index. Brunet immortalise la scène avec son appareil photo. Chirac est manifestement ému.
Pendant deux heures d'horloge, les quatre scientifiques se relaient pour faire partager leurs connaissances en analysant les pièces exposées sur la table. Par des questions pointues, Chirac montre qu'il connaît bien le sujet. De petits billets lui sont discrètement acheminés. Probablement pour lui rappeler qu'il a un rendez-vous important à 19 heures alors que l'heure fatidique est déjà largement dépassée. Au grand dam du chef du protocole, la séance se termine vers 20 heures après que le président a fait passer tout le monde dans son bureau pour immortaliser la rencontre…
Le président rappellera Brunet à plusieurs reprises pour lui proposer son aide. Il lui demande de lui faire signe quand il sera de passage à Paris afin qu'ils déjeunent ensemble. Brunet saisit enfin la perche présidentielle.
« Vous pouvez m'aider. Je voudrais étendre mes recherches en Libye et, à cette fin, rencontrer le colonel Kadhafi…
– Je vais vous y aider », répond aussitôt le chef de l'État.
Le professeur avait déjà adressé la même demande au Quai d'Orsay où on lui avait pratiquement ri au nez.
Quelque temps plus tard, il reçoit un coup de fil de l'Élysée pour l'inviter à participer au voyage officiel du président en Libye, qui doit avoir lieu les 24 et 25 novembre 2003. Brunet se retrouve ainsi, dans l'après-midi du 23, sur le tarmac du Bourget au milieu de capitaines d'industrie et de hauts fonctionnaires qui le regardent d'un air condescendant. Chirac ne voyage pas à bord du même avion.
Le lendemain matin, Brunet se tient dans le hall du grand hôtel où est descendue la délégation française. Chirac déboule et, ignorant le gratin qui l'escorte, marche droit sur l'“inventeur” de Toumaï :
« Professeur, ce soir, lors du dîner de gala, je vous présenterai personnellement au Guide… »
Aider le professeur Brunet à étendre ses recherches en Libye est pour lui si important qu'il déclare vouloir parapher le contrat de coopération entre l'université de Poitiers et celle de Benghazi tout au début de la batterie de signatures… Le soir, la délégation se dirige vers la salle prévue pour abriter le dîner de gala offert par le colonel Kadhafi en l'honneur de Jacques Chirac. Au tout dernier moment, les services de sécurité bousculent le programme et décident de changer le lieu des réjouissances. Pagaille indescriptible dans la nouvelle salle où les tables ne sont même pas dressées. Dans un coin, une grande table rectangulaire avec deux fauteuils éloignés l'un de l'autre et deux chaises laissent augurer que c'est là que dîneront les deux chefs d'État. Chirac arrive, commence par rapprocher son fauteuil de celui du Guide, et lui offre une édition rare d'œuvres de Montesquieu, auteur admiré par le colonel libyen. Le repas commence. Brunet, qui ne connaît personne, s'est installé au petit bonheur à une table. Il sent bientôt une certaine excitation se propager autour de lui. Des Libyens sont en quête de quelqu'un dans la salle. Il entend le mot « professeur ». C'est lui qu'un responsable de la sécurité est en train de chercher. Il vient à lui :
« Le président Chirac vous demande à la table présidentielle. »
Brunet se faufile au milieu des tables et parvient près de Chirac qui le présente au Guide, puis entreprend de conter toute l'histoire de Toumaï. Quand il en a terminé, il se tourne vers le professeur Brunet :
« Est-ce que j'ai oublié quelque chose ?
– C'est parfait, répond Brunet. La prochaine fois, vous pourrez faire le voyage sans moi !… »
Il demande néanmoins au président d'ajouter que « la Libye appartient probablement au berceau de l'humanité ». Après traduction, le Guide se lève et, tendant la main au professeur, lui dit :
« Vous êtes mon invité permanent à Tripoli… »
La délégation française rentre à Paris et lorgne maintenant le professeur d'un œil différent. Un de ses membres commente même avec humour : « Dans la première partie du voyage, Brunet nous accompagnait ; dans la deuxième, nous accompagnions Brunet… »
Le professeur est rentré à Poitiers depuis peu quand le directeur de cabinet de Kadhafi l'appelle :
« Tu arrives quand ? Le Guide t'attend. »
Le professeur reprend sa valise et s'envole à nouveau vers Tripoli d'où on l'emmène dans le désert de Syrte. Sous une tente, pendant deux heures et demie, en pleine nuit, il va y dialoguer avec le Guide. Il raconte une nouvelle fois toute son histoire, ébahi par la culture de son vis-à-vis : « Un bon naturaliste qui dispose d'une belle lunette astronomique et d'une loupe binoculaire pour examiner les minéraux et les petits animaux du désert. » Le Guide confirme son accord pour qu'il puisse poursuivre en Libye les recherches qu'il a commencées au Tchad, autour de deux thématiques : à l'époque de Toumaï, les mêmes hippopotames ne vivaient-ils pas dans le lac Tchad et autour de Syrte ? les singes sont-ils originaires d'Afrique ou d'Asie ?
Le Guide propose de surcroît à Brunet de l'aider matériellement. Les travaux de prospection commenceront au début de 2007.
Intarissable sur la passion du président Chirac, le professeur Brunet clôt notre entretien 1 par une anecdote à laquelle il tient beaucoup :
« J'étais à l'université de Berkeley lorsque j'apprends que se développe à Paris une terrible campagne contre moi, qui me présente comme un faussaire. C'était un samedi. J'essaie comme je peux de réagir à ce torrent de calomnies. J'envoie des courriels au CNRS, au ministère de l'Éducation nationale, au ministère des Affaires étrangères. Découragé, je dis à mon collègue américain que je vais finir par envoyer un e-mail au président. “Tu es bien français, me répond celui-ci. Aux États-Unis, ce serait impensable : Bush ne sait même pas ce que c'est que la paléontologie !”
« J'envoie donc mon texte au chef de l'État pour le rassurer et lui dire que la campagne fomentée contre moi n'est qu'un tissu de calomnies. J'étais très abattu. Je reviens le lendemain matin au laboratoire de Berkeley. J'ouvre mon ordinateur. Je n'avais qu'une réponse à tous mes courriels : celle de Jacques Chirac, qui disait en substance : “Professeur, n'attachez aucune importance à ces attaques. La référence, c'est Nature. Quant à la presse, si vous étiez à ma place…” »

Cette hantise de Jacques Chirac de cerner au plus près ce qui s'est passé aux origines de l'humanité n'emprunte pas seulement les voies de la paléontologie, de l'archéologie et autres sciences des origines ; elle passe par la connaissance et donc la protection de ces peuples premiers qui portent avec eux tout ou partie des secrets des origines. Il s'est ainsi pris de passion pour les Inuits et soutient son ami Jean Malaurie, leur protecteur, président d'honneur de l'Académie polaire, dans son combat en faveur de « peuples qui ont apporté au monde leur culture, leur force, leur réflexion, leur sensibilité, qui ont connu beaucoup de difficultés, celles de l'adaptation au monde moderne, […] mais dont, aujourd'hui, […] on reconnaît l'importance pour le dialogue moderne entre nos cultures et entre nos civilisations ». Il a souligné « la passion, la générosité, l'intelligence mises par le professeur Malaurie dans la défense de cette grande cause […], le respect que l'on doit à ces peuples premiers dont on n'a pas encore estimé à sa juste valeur l'apport qu'ils peuvent faire à l'évolution du monde de demain 2  ».
Jacques Chirac a été marqué, « choqué », même, par deux grands livres, Les Derniers Rois de Thulé, de Jean Malaurie, et Tristes Tropiques, de Claude Lévi-Strauss, publiés en 1955 dans la collection « Terre humaine » : « Ces deux ouvrages frappaient avec la force d'une révélation. Depuis, rien n'est pareil. Ils ont dessiné, à leur façon singulière, les contours d'une géographie nouvelle. Ils ont jeté une lumière de respect, curieuse et généreuse, sur ces terres éloignées où vivent, rient, aiment, rêvent, souffrent et meurent d'autres hommes 3 … »
S'adressant directement à Jean Malaurie, le chef de l'État se révélait un peu plus en lui disant appartenir « à cette génération qui a appris à regarder autour d'elle à la lumière de sa passion, par le prisme de son exigence ». La suite de ce discours résonna comme une profession de foi délimitant les contours de son propre humanisme.
« Bref, vous bousculiez toutes les frontières. Vous vouliez brasser et faire entendre toutes les voix. Consigner les pensées et les paroles de l'homme avant qu'elles ne s'évanouissent. Et faire résonner, dans la vérité du verbe poétique, toute la polyphonie, toute la prose du monde […]. En aventurier, en homme du large, en explorateur des glaces et de leurs peuples, en arpenteur inlassable d'inconnu, vous projetiez, avec cette collection [Terre humaine], cher Jean Malaurie, et pour reprendre l'une de vos formules, de vous “éloigner de la pensée convenue, d'allonger la focale, de voir sous un autre angle, pour faire surgir l'idée neuve” […].
« Une œuvre de “réfractaire” dont l'idée est née en 1951 d'un sentiment de révolte, d'un haut-le-cœur. Quand, géographe en mission chez les Inughuits d'Ultima Thulé, vous avez découvert cette base militaire brutalement installée dans ce lieu de légende, ce “haut lieu habité par le peuple sans écriture le plus au nord du monde”. Un sacrilège à vos yeux, un viol, un déni absolu […].
« Réfractaire comme vous, cher Jean Malaurie, vous qui avez si largement consacré votre travail et votre vie à défendre les peuples tout autour du Cercle arctique. Et, en même temps que ce “peuple héroïque aux colonnes brisées”, mais qui résiste, tous les peuples premiers, menacés d'être broyés par une Histoire à sens unique.
« Avec toute votre fougue et votre formidable énergie, vous avez croisé le fer pour que le monde ne se réduise pas irrésistiblement aux seuls rêves et aux seules ambitions de nos sociétés occidentales. Très concrètement, vous avez donné corps à votre idée géniale d'Académie polaire, j'allais presque dire notre Académie, qui forme désormais à Saint-Pétersbourg des élites autochtones, sensibilisées aux exigences du développement durable autant qu'à la préservation d'un mode de vie traditionnel. Une académie qui offre une autre voie que l'extinction ou l'assimilation. Pour que l'humanité continue demain de s'enrichir de toute sa différence […]. Réfractaire et visionnaire, vous entrevoyiez déjà le monde d'aujourd'hui, sans cesse guetté par l'humiliation et la rancœur d'hommes et de peuples qui se sentent laminés. »

Ce cri, maîtrisé par les contraintes de la fonction, le président ne le pousse pas seulement pour défendre les peuples premiers du Cercle Arctique russe, il le pousse pour soutenir aussi les Inuits du Canada. Il s'est en effet engagé en faveur de l'autonomie du Nunavut et a été le premier chef d'État étranger à se rendre en visite officielle dans ce territoire, le 6 septembre 1999. Devant l'Assemblée territoriale, il a reformulé les termes de son combat :
« La naissance du Nunavut a marqué une étape historique pour les premières nations et, au-delà, pour toutes celles et tous ceux qui se battent pour leur identité à l'heure de la mondialisation […]. Ce que l'homme a de plus cher, c'est sa mémoire, c'est son histoire, ce sont ses racines, ses traditions, les valeurs de ses aînés, c'est-à-dire tous ses repères intimes sans lesquels il se sent frustré et malheureux. »
Idem pour les Amérindiens qu'il voit comme des rescapés du martyre imposé à partir de 1492 par la civilisation européenne. Après son refus symbolique de ne pas associer la Ville de Paris à la célébration du 500e anniversaire du débarquement de Christophe Colomb en Amérique, il n'était nullement étonnant qu'il invite à l'Élysée des Guaranis, des Quechuas, des Abénaquis, des Aymaras, des Hurons, des Iroquois et autres Sioux en costumes traditionnels aux côtés de Rigoberta Menchu, prix Nobel de la paix, et Hugo Cardenas, le vice-président bolivien. Jacques Chirac avait veillé personnellement à la bonne organisation de la Rencontre internationale des communautés amérindiennes qui s'acheva à Paris par une réception à l'Élysée, le 20 juin 1996.
La veille, déjà, il avait déjeuné dans les jardins de l'hôtel de Lassay, avant d'inaugurer une exposition « Traditions et modernité dans les Amériques », et avait remplacé Daniel Lévine, chargé du département Amérique du Muséum national d'Histoire naturelle, qui était censé guider Rigoberta Menchu et Hugo Cardenas dans cette exposition. Devant un siège cérémoniel en bois taïno, il avait lancé avec flamme : « À l'origine, il y avait de l'or un peu partout sur ce duho, mais les Espagnols l'ont dérobé. C'est un siège sur lequel s'asseyaient les caciques pour regarder les jeux de balle, jeux sacrés qui avaient lieu sur les places des villages. » Quelques mètres plus loin, devant un « joug », représentation symbolique des ceintures de protection des joueurs de balle, le président avait poursuivi : « Quand la soldatesque espagnole est arrivée, les gens ont refusé de jouer. » Et s'ouvre alors un débat avec le commissaire de l'exposition sur l'origine du jeu de balle, qui le passionne tant (il réévoquera le sujet devant moi) : « À mon avis, ce jeu a été apporté par les Arawak 4 … »
Devant tous les Amérindiens réunis dans les salons de l'Élysée, le président exprime ce qui apparaît à ses yeux comme une grande blessure :
« La rencontre entre l'Europe et l'Amérique s'inscrit dans la liste trop longue des tragédies de l'Histoire. La Conquête a fait subir aux sociétés indiennes d'Amérique un traumatisme sans précédent : traumatisme politique, économique, culturel et humain. Frappées par les massacres et la destructuration de leurs sociétés, décimées par le choc microbien, les populations amérindiennes ont bien failli connaître la fin de leur histoire.
« En 1992, le monde, profondément imprégné de notre modèle occidental, fêtait dans la liesse le 500e anniversaire de l'arrivée de Christophe Colomb en Amérique, ignorant ou feignant d'ignorer tout ce que cet événement allait signifier, au long de l'Histoire, de terribles souffrances pour les peuples amérindiens […].
« Oui, l'Europe a trop souvent incarné le malheur et la désolation en Amérique comme en Afrique. C'est parce que les peuples amérindiens ont été décimés qu'a été mis en place un mécanisme systématique de traite des Noirs africains en direction du Nouveau Monde. Les colons, avides de main-d'œuvre, purent ainsi reconstituer la force de travail qu'ils ne trouvaient plus sur place.
« Oui, les Européens ont le devoir de s'incliner devant la mémoire des esclaves jetant un dernier regard sur Gorée, en Afrique, comme devant celle des combattants des empires amérindiens lançant un ultime appel au Soleil […].
« N'oublions pas. J'ai, gravée dans ma mémoire, cette belle phrase d'un anonyme Nahuatl qui écrivait en 1528, quelques années après la chute de l'empire des Aztèques, je le cite : “Les boucliers nous protégeaient, mais les boucliers n'arrêtent pas le désespoir.”
« Souvenons-nous. En 1521, Mexico était sans doute la ville la plus peuplée du monde ; 20 millions d'Amérindiens vivaient dans l'Empire. Un siècle plus tard, ils n'étaient plus que 700 000.
« Oui, notre civilisation européenne reste à jamais comptable de ce qui fut commis là-bas […]. Il nous faut aujourd'hui reconnaître ces traumatismes de l'Histoire et affirmer la dignité des cultures des premières nations… »
Après ce discours militant, Jacques Chirac éleva au grade de commandeur de la Légion d'honneur Rigoberta Menchu et Hugo Cardenas, puis se mêla pendant une heure aux Amérindiens et en accepta de nombreux cadeaux, notamment une lance remise par un Indien qui accompagna ce cadeau de l'exposé de son mode d'emploi : « Cela vous donne le pouvoir, c'est comme ça chez les indigènes 5 . »

La compassion de Jacques Chirac s'applique aussi, on l'a vu, à l'Afrique et aux Africains qui ont payé au prix fort les conséquences de la conquête espagnole de l'Amérique. Lors de mon deuxième entretien avec Jacques Chirac, je le lance sur le sujet :
« Vous tenez, paraît-il, un discours fustigeant les Lumières qui ont martyrisé l'Afrique… »
Je me retrouve faire face non seulement à un homme passionné, mais à un militant enflammé dont les mots me rappellent les discours tiers-mondistes des années 1960-70 et ne sont plus employés aujourd'hui qu'au sein de petits cénacles gauchistes et « droit-de-l'hommistes ». Mon stylo a beaucoup de mal à suivre – mon enregistreur a eu la fâcheuse idée de refuser tout service un quart d'heure avant cette envolée – un réquisitoire aussi concis que virulent. Tentative de reconstitution.
« L'esclavage a toujours existé en Afrique au profit des Arabes et avec la complicité de chefs locaux. Puis est venue la traite, qui a duré quatre siècles. Cela a été un phénomène massif, perpétré également avec la complicité de chefs tribaux. On a pris les meilleurs, on a pillé le sang des Africains… Et après on a dit que les Africains n'étaient bons à rien !
« Ensuite est survenue la deuxième « calamité » : les curés et les imams qui se sont rués sur les bois sacrés et ont détruit l'expression culturelle…
« Puis la troisième calamité internationale a fondu sur l'Afrique : les antiquaires qui ont pillé les œuvres culturelles… Après quoi, on a dit que les Africains n'avaient pas de culture !
« Après avoir volé leur culture, on a volé leurs ressources, leurs matières premières, en se servant de la main-d'œuvre locale. On leur a tout piqué et on a répété qu'ils n'étaient bons à rien…
« Maintenant c'est la dernière étape : on leur pique leurs intelligences en leur distribuant des bourses, et on persiste à dire de ceux qui restent : Ces nègres ne sont décidément bons à rien…
– Vous avez évoqué ce sujet avec Nicolas Sarkozy ?
– Oui, et vous ne m'avez jamais entendu parler d'“immigration choisie”… »
1 À Paris, le 13 octobre 2006.
2 Allocution prononcée le 30 mai 2003 lors de sa visite à l'Académie polaire.
3 Allocution prononcée le 15 février 2005 à l'occasion de la réception offerte pour le 50e anniversaire de la collection « Terre humaine ».
4 Scène décrite à partir du livre d'Anne Fulda, Un président très entouré, Grasset, 1997.
5 Un président très entouré, op. cit.