Dernier entretien
14 janvier 2007
14 janvier 2007
Ce rapide survol de l'action de Jacques Chirac est
incomplet et évidemment subjectif. J'ai tenu à poursuivre mon
barbouillage des caricatures faites de lui et de son action en
essayant de montrer que, pour ce qu'il considère comme essentiel,
il est cohérent et que cette cohérence prend ses racines dans ce
que j'appelle le « Chirac intime ». Si j'ai consacré
autant de pages à l'impulsion qu'il a su donner à la politique
étrangère et surtout à l'affaire irakienne, c'est parce que je suis
attaché à l'indépendance de notre pays et que c'est à cette aune-là
que je juge d'abord un président. J'aurais pu compléter cette
quatrième partie par quelques mots sur ses trois chantiers
(Sécurité routière 2 , Lutte contre le cancer, et son volet Lutte
contre le tabagisme 2 ,
Aide aux personnes handicapées), son combat contre le sida
3 , sa relance des relations
avec l'Allemagne mais aussi sur ce qui est considéré comme ses plus
graves échecs : la dissolution de l'Assemblée nationale en
1997 et le non au référendum sur la constitution européenne
4 … mais mon objectif n'était
pas de dresser un bilan exhaustif.
Pour se faire une opinion sur l'action de Jacques
Chirac, je conseille au lecteur de faire son marché, avec beaucoup
de prudence, dans les dizaines de milliers de pages qui lui ont été
consacrées. Il constatera en effet que politologues, journalistes,
biographes donnent l'impression d'écrire en se servant d'une même
hache. Hormis ce qu'il considère lui-même comme important, il
pourra estimer que Chirac se rapproche çà et là de sa caricature en
sacrifiant à la tambouille politicienne, mentant, laissant tomber,
faisant des « coups », haïssant ce qu'il a adoré hier…
Néanmoins, malgré les précautions exposées au début de ce livre,
j'ai éprouvé tout au long de sa rédaction un sentiment bizarre.
J'ai souvent craint de laisser courir ma plume ; marqué
moi-même par le matraquage médiatique contre Chirac, j'ai hésité à
coucher sur le papier ce que je ressentais ; n'étais-je pas à
mon tour tombé sous le charme ? est-il possible d'écrire
sereinement dans la sphère politique ? Évidemment, non.
Journalistes et hommes politiques, qui font partie du même monde,
adorent ou abhorrent, ils enchaînent le « lèchent, lâchent,
lynchent », comme dit si bien Jean-François Kahn. Le président
de la République est le champ d'investigation rêvé des plumitifs,
puisque c'est le seul personnage sur lequel il est possible
d'écrire n'importe quoi et diffuser les pires horreurs sans aucun
risque, puisque les attaquants bénéficient d'une complète impunité,
le président ne demandant jamais à la justice de châtier les
diffamateurs.
Je comprends mieux maintenant ces mots de Juppé
5 : « Il y a, chez
Chirac, des moments de naïveté et d'affection qui sonnent vrai. Je
sais que je ne pourrai en persuader aucun des observateurs de la
vie politique. Mais, en l'espèce, ce n'est pas grave. Ce qui
compte, c'est ce que je ressens, moi, au fond de mon cœur. Et que
je continue à ressentir plus que jamais aujourd'hui, alors que
l'hallali est sonné et que, de tous côtés, se déchaînent les
meutes. » C'est à cet hallali que j'ai souhaité réagir. J'ai
rencontré un homme qui aime les autres, un modeste qui doute
constamment de lui, et qui, souvent, se dévalorise et semble
trouver tout naturel le rôle de bouc émissaire ou de punching-ball
des uns et des autres, de droite comme de gauche. « Si l'on ne
veut pas recevoir des coups, on ne fait pas de politique »,
répète-t-il souvent. Il connaît la terre entière, mais c'est, me
semble-t-il, un homme assez seul. Si son cursus (Sciences-Po, ENA)
est grosso modo celui des principaux
hommes politiques français, sa culture parallèle l'a maintenu à
distance des élites médiatico-intellectuelles de notre pays.
Jacques Chirac n'a jamais cherché à se faire adouber par celles-ci,
estimant probablement que l'amour du peuple français était plus
important. Ce qui n'arrange rien, c'est qu'il n'aime pas le
parisianisme qui, pour lui, ne résume absolument pas la France.
« Pour moi, en Corrèze, le cœur de la France bat très
fort », a-t-il encore dit lors de ses vœux dans son
département.
Chirac a été, est de son temps. Sa fuite
adolescente, qui le conduisit sur la route de la Soie et de
Bouddha, lui a donné une vision du monde originale pour un chef
d'État occidental. Malgré sa longévité politique, ce sentiment
viscéral sur l'égalité des cultures a fait de lui un président
parfaitement adapté à son temps.
Son attachement à François Mitterrand m'a aussi
frappé. Il y est souvent revenu. Il en parlait souvent à Hubert
Védrine. La transmission des pouvoirs faite par son prédécesseur ne
s'est pas limitée à une convention rituelle. Mitterrand l'a
installé dans le bureau du général de Gaulle, lui qui apparemment –
mais seulement en apparence –, le détestait. Jacques Chirac
préfère oublier les altercations et combats pour ne se souvenir que
des bons moments.
Je termine cet Inconnu de
l'Élysée au moment où Jacques Chirac achève le rituel des
séances de vœux pour l'année 2007. Vœux dont le contenu et la forme
complètent les quinze rencontres et entretiens téléphoniques que
j'ai eus avec lui. Même si, ce jour-là, les conditions ne sont
apparemment pas réunies pour qu'il songe à se représenter à un
troisième mandat, Jacques Chirac demeure un conquérant, un
bagarreur. N'a-t-il pas dit, lors de ses vœux à la presse, qu'il
allait réfléchir à l'éventualité d'une troisième candidature ?
Qu'il allait peser sur le débat électoral ? Le contenu de ses
vœux ressemblait en effet à s'y méprendre à un programme pour les
cinq prochaines années, si différent de celui de Sarkozy que
Libération a fait sa une sur « le
programme antiSarko de Chirac ». Le président en place promet
une importante baisse des impôts sur les sociétés, le lancement
d'une agence pour l'industrialisation des territoires, une relance
du processus de paix au Proche-Orient, il dresse un état des lieux
de la planète qui suggère qu'il faudrait quelqu'un comme lui pour
poursuivre la seule politique qui vaille, la sienne, il se prononce
contre les « ruptures », notamment institutionnelles, et
condamne le libéralisme et les idéologies…
La forme de ces vœux amplifiait l'impact d'un
contenu assez peu habituel. Le changement de cadre du rituel, ce
31 décembre, soulignait qu'ils ne se voulaient pas une fin,
mais le début d'autre chose. Début de quoi ? Le lapsus commis
par le président devant les forces vives, quand, au lieu d'inscrire
le projet de réforme de l'impôt sur les sociétés dans les cinq ans
à venir, il a parlé de « vingt ans », a laissé à chacun
le choix de son interprétation : alors que beaucoup le jugent
trop vieux pour se représenter, se sent-il jeune comme à « 20
ans » ? Souhaite-t-il inconsciemment peser longtemps
encore sur le destin de la France ? Ou, prenant d'autres mots
que ceux utilisés par François Mitterrand pour ses derniers vœux,
signifie-t-il ainsi qu'il sera auprès des Français, dans tous les
cas de figure, pendant un bon bout de temps encore ?
Je rassure tout de suite les lecteurs des articles
de Béatrice Gurrey dans Le Monde, mais
aussi ceux qui ont entendu les propos ou feuilleté le livre
irrespectueux et inélégant de Roselyne Bachelot 6 , lesquels ont pu croire que la santé
du président déclinait, qu'il était souvent absent, commettait des
lapsus, avait des trous de mémoire, bref, qu'il était au bord de la
sénilité. Jacques Chirac n'a certes pas vingt ans, mais il est en
pleine forme, physique et mentale.
Je renvoie les lecteurs friands d'anecdotes
croustillantes sur les bagarres, rivalités et coups bas entre
Chirac, Villepin et Sarkozy, à d'autres ouvrages 7 que le mien : ces batailles-là
n'entraient pas dans le champ que je voulais labourer. Néanmoins,
de temps à autre, il m'est arrivé de lancer le nom de Nicolas
Sarkozy dans la conversation. Sans grand succès : Jacques
Chirac s'est borné à me raconter quelques anecdotes. Toutefois, le
mardi 10 octobre 2006, il a eu quelques mots intéressants sur
l'entretien qu'il avait eu la veille avec le chef de l'UMP.
« Vous voyez, c'est tout de même
scandaleux : on m'accuse de ne pas être gaulliste, moi qui
suis entré dans le gaullisme avec vous et par vous », lui
aurait dit Sarkozy.
Ce à quoi il lui aurait répondu.
« Le problème n'est pas là. Il est de savoir
si tu as le tempérament ou non. C'est à toi de démontrer que tu es
gaulliste. Ça n'est pas une référence historique, c'est à toi de
l'affirmer : on adhère ou pas à une certaine idée de la
France. »
Intéressant, mais pas suffisant. D'autant qu'à la
veille de mon dernier entretien avec Jacques Chirac, un sondage
d'Opinion Way pour Le Figaro et LCI,
publié le 12 janvier 2007, montre que seulement 17 % des
Français estiment que les interventions du président visent à faire
gagner son camp, que 44 % des personnes interrogées estiment
qu'elles ont pour but de défendre ses positions, et 37 % une
volonté de faire battre le président de l'UMP. À mon tour je me
devais de questionner le chef de l'État sur ses intentions, sur la
signification de ses interventions et sur ses rapports avec le
ministre de l'Intérieur.
Le lieu et l'heure s'y prêtaient. Installé,
« comme d'habitude », dans la salle de réunion qui jouxte
le bureau présidentiel, objet des convoitises de Sarkozy, je me
retrouve en face de Jacques Chirac. Toujours se dresse la même
grande dent de narval au milieu de la table qui nous sépare. Les
derniers militants de l'UMP doivent être en train de quitter la
Porte de Versailles. Nicolas Sarkozy a terminé son discours depuis
une couple d'heures… Il est 17 heures 15, ce dimanche
14 janvier 2007.
« Nicolas Sarkozy vient d'être sacré candidat
à l'élection présidentielle, à la porte de Versailles, par des
dizaines de milliers de militants de l'UMP, comme vous il y a
trente ans par ceux du RPR. Voilà qui doit vous faire quelque
chose… Que ressentez-vous, comment réagissez-vous ?
– J'ai voulu la création de l'Union pour un
mouvement populaire afin de rassembler le maximum de Françaises et
de Français. D'en faire un acteur majeur de la modernisation de la
France. Le congrès d'aujourd'hui témoigne de la vitalité de ce
mouvement et je ne peux que m'en réjouir pour l'avenir. Car,
voyez-vous, contrairement à la plupart des autres partis
socialistes européens, le Parti socialiste français n'a pas fait
réellement sa mue et reste englué dans des conceptions dépassées.
La France a besoin de poursuivre son action de modernisation et
d'adaptation aux changements du monde. Donc, si le congrès
d'aujourd'hui a pu contribuer à renforcer l'adhésion des Français à
une certaine idée de la France et de son avenir, c'est une très
bonne chose.
– Pourquoi n'avez-vous pas envoyé au Congrès
de l'UMP un message de soutien ?
– C'est une question de principe. Du jour où
j'ai été élu président, j'ai estimé que ma fonction ne me
permettait pas de participer directement ou indirectement à la vie
partisane, et d'autant moins s'agissant d'une réunion à vocation
électorale. En revanche, j'ai toujours respecté le rôle et la
mission des partis dans notre démocratie et j'ai toujours voulu que
l'opposition puisse y tenir toute sa place. Sauf l'extrême droite
qui porte des idées inacceptables et dangereuses, et qui doit être
combattue sans merci !
– Quand vous faites des propositions pour les
cinq prochaines années, entendez-vous peser sur le programme de
l'UMP ?
– Ce n'est pas du tout dans cet esprit que je
l'ai fait. La France a besoin d'un grand débat. En 2002, en raison
de la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour, le débat a
porté sur les valeurs de la République, et il n'y a pas eu de
confrontation entre deux projets économiques et sociaux. Mais,
surtout, la France est dans un monde en pleine mutation. Un monde
fait d'opportunités formidables et de risques considérables. Ma
responsabilité de président de tous les Français est d'élever ce
débat au niveau qui doit être le sien. Elle est de fixer les enjeux
et de le faire de manière concrète, en précisant les directions à
suivre pour les années à venir. Et cela, à partir de ce qui a été
fait. Si on ne le fait pas, si on laisse la caricature dominer le
débat, si on ne désarme pas les angoisses, les idées fausses, on
ouvre « un boulevard » aux extrémismes ! Cela, je ne
peux l'accepter. J'assume donc les responsabilités qui sont les
miennes en m'engageant ainsi.
– Même pour un lecteur non vétilleux, il y a
un décalage certain entre les propositions de Sarkozy et les
vôtres. Il serait possible, à partir de vos vœux, de construire un
programme qui serait moins libéral que celui de l'UMP…
– Si vous regardez de près, il y a beaucoup
de points de convergence, mais il y a aussi des différences de
sensibilité, notamment sur la vision du monde, même si je note – et
c'est une bonne chose – des évolutions de sa part. Sarkozy est
spontanément plus libéral que moi. Il existe aussi des différences
d'approche, s'agissant notamment de la relation avec les
États-Unis. Et puis il y a aussi la question du communautarisme.
Sur ce dernier point, j'ai noté aujourd'hui son adhésion à un
principe fondamental à mes yeux : la France n'est pas et ne
sera jamais une addition de communautés. La nation française est
une et indivisible.
– Il y a un quatrième point important sur
lequel vous n'avez pas la même approche : les problèmes du
Proche et Moyen-Orient…
– C'est un enjeu essentiel pour l'avenir et
la stabilité du monde. Il est effectivement nécessaire que tous les
candidats exposent clairement leur vision du rôle et de l'action de
la France. Pour moi, la France doit défendre une position claire.
Il faut bien mesurer les enjeux. C'est une région où convergent la
plupart des crises et des conflits du monde contemporain : le
conflit israélo-palestinien, un sentiment anti-occidental de plus
en plus répandu, l'affrontement historique entre chiites et
sunnites, le choc entre un islam tourné vers la paix et un
islamisme radical qui prône l'action violente, des rivalités
régionales, le tout à nos portes, sur fond d'explosion
démographique, de difficultés politiques et de croissance
économique insuffisante.
La guerre d'Irak a amplement démontré que toute
solution fondée sur l'unilatéralisme, la force ou l'illusion que le
modèle occidental est « exportable » clés en main, est
vouée à l'échec. Il faut agir avec détermination mais grande
prudence, doigté et respect pour tous les peuples et toutes les
nations de la région. Agir par le droit international, en sachant
que toute action mal conduite accentue les risques de guerre. Agir
en fonction de principes clairs, au premier rang desquels la
volonté de sauver la paix.
La France a des responsabilités historiques dans
cette région. Elle doit les assumer. Par son rôle propre, mais
aussi en poussant l'Europe à s'engager davantage, à cesser de se
replier frileusement alors qu'il lui faut s'affirmer.
Agir pour la paix entre Israël et les Palestiniens
est absolument capital. Les contours d'un accord sont connus :
deux États en paix et en sécurité dans des frontières viables,
sûres et reconnues. Il faut que la communauté internationale s'en
porte garante.
Agir pour le Liban, sa souveraineté, son intégrité
territoriale, la démocratie qui s'y est enracinée, parce que la
France est étroitement liée à ce pays. Cela suppose avant tout de
convaincre les pays de la région de cesser d'en faire l'otage de
leurs affrontements.
Agir pour que l'Irak recouvre sa souveraineté et
que son unité soit préservée.
Agir pour que l'Iran accepte de respecter ses
obligations internationales et d'assumer le rôle, qui lui revient,
de grande puissance régionale stabilisatrice.
C'est ainsi, en lançant une dynamique de paix, que
nous pourrons le mieux appuyer les indispensables efforts de
réforme politique, économique et sociale.
– Quand vous dites que vous voulez expliquer
le monde aux Français, comment faut-il l'interpréter ? Est-ce
qu'en disant cela vous ne voulez pas signifier qu'un bon président
est celui qui comprend les enjeux actuels ?
– C'est évidemment le cas ! Je constate
que la mondialisation change la donne et nous oblige à évoluer
radicalement si nous voulons vivre dans un monde pacifique,
prospère et respectueux de valeurs universelles. Prenez trois
problèmes sur lesquels les esprits commencent d'ailleurs à évoluer.
Des problèmes qui doivent être constamment expliqués aux Français,
parce qu'ils conditionnent leur avenir.
Celui de l'aide au développement : avec la
croissance démographique, avec le fossé qui se creuse entre nations
riches et nations pauvres, il est urgent de décupler les sommes
consacrées à la solidarité internationale, que ce soit pour des
raisons morales, politiques et économiques. C'est pourquoi je
plaide inlassablement pour que les choses bougent, et je constate
tout de même une certaine évolution. Je prends un exemple :
l'idée que les budgets des États ne suffiront jamais pour mobiliser
les ressources nécessaires à l'aide au développement, qu'il faut
des financements innovants, et donc, d'une façon ou d'une autre,
une taxation sur les immenses richesses supplémentaires qu'engendre
la mondialisation. Au début, cette idée n'était partagée que par M.
Lula et par moi, on se voyait en catimini à Genève avec M. Lagos,
l'ancien président chilien, et M. Kofi Annan. Aujourd'hui, les
financements innovants sont approuvés par une cinquantaine de pays.
C'est sans doute la plus importante évolution à laquelle j'aie
contribué. Il faut que les Français poursuivent cet effort.
Celui de l'environnement : nous vivons une
crise écologique gravissime. C'est pourquoi, en 2002, à
Johannesburg, j'ai dit : « Attention, notre maison
brûle ! Il faut agir ensemble », et j'ai proposé,
quasiment seul, la création d'une Organisation des Nations unies
pour l'environnement. Cette idée a sensiblement progressé. Je vais
accueillir une conférence internationale, les 2 et 3 février, au
cours de laquelle une soixantaine de pays et des personnalités du
monde entier vont marquer leur soutien. C'est un progrès. Les
Français doivent en être les pionniers.
Celui du dialogue des cultures, enfin, sur lequel,
hélas, on ne progresse pas suffisamment. Les peuples n'ont pas
encore assez compris qu'à l'heure de la mondialisation l'exigence
de respect de l'autre, de sa culture, de son histoire, de son
identité, s'impose plus que jamais si l'on veut la paix. On voit
beaucoup d'initiatives, de bonnes volontés, mais le monde n'a pas
pris la mesure de l'enjeu. La France, pays de tolérance, pays de la
laïcité, vieille terre d'immigration, doit porter ce message.
J'essaie de faire partager aux Français ces
convictions nourries par une certaine expérience du monde. Et il
est vrai que sur ces thèmes, je ne suis pas de l'école libérale.
Parce que je crois que le libéralisme porté aux extrêmes, tel qu'on
prétend le pratiquer aujourd'hui, est un système idéologique, et
que, comme tout système idéologique, il est étranger à la réalité
et aux aspirations des hommes.
– Depuis 1994, celui qu'on présente comme
votre « fils spirituel » n'a cessé de monter des coups
contre vous, de vous lancer des petites phrases assassines, et a
participé ainsi à la dégradation de votre image. Je pense par
exemple à cette fois où il s'est demandé comment on pouvait être
fasciné par le sumo, « ces combats de types obèses aux
chignons gominés ». En vous rencontrant, j'ai eu pour objectif
d'essayer de vous comprendre. Je dois reconnaître que votre
relation avec lui m'échappe complètement. Pourquoi l'avoir
réintroduit en 2002 en lui confiant un poste important ?
Pourquoi ne pas l'avoir nommé à Matignon, où il aurait été
confronté aux vrais problèmes, alors qu'à l'Intérieur il pouvait
prôner la « rupture » tout en restant au
gouvernement ?
– S'agissant du sumo, et avant d'aborder le
fond de votre question, j'ai été surpris par les propos de Nicolas
Sarkozy et, en quelque sorte, interloqué. Les sumotori sont des
gens respectables, et le sumo un très grand sport. Il faut faire
l'effort de s'y intéresser et on en devient vite passionné.
En ce qui concerne mes relations avec Nicolas
Sarkozy, tellement de choses fausses ont été dites et
écrites ! Je le connais bien avec, comme tout le monde, ses
qualités – qui sont grandes – et ses défauts. Il faut aussi que
vous compreniez quelque chose : j'ai moi aussi des qualités et
des défauts ! Mais il y a un défaut que je n'ai pas, c'est
celui d'être rancunier. C'est un sentiment qui m'est totalement
étranger.
Si j'ai voulu qu'il participe au gouvernement en
2002, c'est parce que je connaissais ses qualités. C'est un homme
actif, intelligent, un homme politique de premier ordre. C'était un
atout pour la majorité et pour la conduite de l'action publique.
J'ai estimé qu'il ferait un bon ministre de l'Intérieur. Et vous
savez que la sécurité est au cœur des engagements que j'ai pris
vis-à-vis des Français en 2002.
J'ai choisi comme Premier ministre Jean-Pierre
Raffarin, puis Dominique de Villepin, parce que j'ai estimé qu'ils
étaient le plus à même de diriger le gouvernement au regard des
objectifs que j'avais fixés. Malgré les difficultés, tous les deux
ont bien assumé leur tâche. Et ils l'ont fait dans une véritable
relation de confiance avec moi.
– Bon, je comprends pourquoi vous passez
l'éponge en 2002, mais quand il remet ça, après en 2004, en
recourant à d'incessantes petites phrases…
– Il dit qu'il est en train de changer ;
je pense qu'à ce titre c'est une bonne chose. Vous savez, pour moi,
une seule chose compte : l'action gouvernementale et l'intérêt
du pays. C'est pourquoi je ne me suis pas arrêté aux petites
phrases. J'ai été en revanche très attentif à la qualité de
l'action de chacun des ministres. Ce qui compte, c'est la France.
C'est l'action au service des Français.
– Quand vous avez regardé votre Premier
ministre et votre ministre de l'Intérieur échanger des coups…
– N'exagérons pas ! Mais c'est vrai j'ai
dû parfois exercer l'autorité qui s'imposait pour ramener le calme.
Ce sont deux forts tempéraments. Mais c'est au travail qu'ils
doivent le manifester…
– Avez-vous pensé que Dominique de Villepin
puisse devenir votre successeur ?
– J'ai pour Dominique de Villepin beaucoup
d'estime et d'affection. C'est un très bon Premier ministre qui
obtient des résultats importants, notamment sur l'emploi qui est la
priorité que je lui avais fixée. Il faut mesurer que nous sommes en
train d'atteindre un taux de chômage parmi les plus bas que nous
ayons connus depuis un quart de siècle.
S'agissant de l'élection présidentielle, je sais
d'expérience à quel point il est difficile de passer de Matignon à
l'Élysée. Je le lui ai d'ailleurs dit clairement quand je l'ai
nommé Premier ministre.
– Il a cru qu'il pourrait briser la
règle…
– Je n'en suis pas sûr. Je crois en revanche
qu'il s'est totalement donné à sa fonction de Premier
ministre.
– Pensez-vous qu'il aurait la stature pour
faire un bon président ?
– C'est au peuple français et à lui seul d'en
juger. Mais Dominique de Villepin a incontestablement des qualités
d'homme d'État.
– A-t-il commis des erreurs ?
– Le CPE, sans doute. Mais il voulait agir le
plus fortement possible pour lutter contre le chômage des jeunes.
Pour cette raison, je l'ai soutenu. J'assume je vous l'ai dit ma
part de responsabilité.
– La semaine dernière, vous avez dit vouloir
réfléchir à une éventuelle candidature ; est-ce que vous
pourrez vraiment vous poser la question alors que tous les
observateurs pensent que vous n'avez pas d'« espace ».
Estimez-vous avoir encore une marge de réflexion ?
– Je respecte les observateurs et les
sondages, mais ce n'est pas sur cette base que je me déterminerai,
je ne tiendrai compte que d'une seule exigence : l'intérêt
national. Rien d'autre – et certainement pas l'attrait du pouvoir –
ne me déterminera.
– Je suppose que vous avez également en tête
qu'en 1995 c'est au cours de la seconde quinzaine de février que
vos courbes de sondage se sont inversées…
– C'est vrai, vous avez raison de le
souligner.
– Le moins qu'on puisse dire, c'est que vous
n'étiez pas donné gagnant, au début du mois de janvier
1995 !
– Ça, c'est certain. Le brave Santini
disait : « Chirac, à force de baisser dans les sondages,
il va finir par trouver du pétrole ! » Et c'était vrai.
On était alors en janvier.
– Donc, vous attendrez jusqu'à la fin février
pour vous prononcer ?
– Je considère qu'il faut respecter le temps
de la démocratie. J'ai une tâche à conduire, et je l'assumerai
jusqu'au bout. Personne ne peut dire aujourd'hui comment les choses
se présenteront dans les prochaines semaines au regard de l'intérêt
du pays. Je prendrai ma décision en conscience, et je la ferai
connaître aux Français.
– Souhaitez-vous aborder des questions que
nous n'avons pas – ou que nous n'avons que peu –
abordées ?
– Il faut mesurer la chance que l'on a de
vivre dans une démocratie. Rien n'est acquis. Cela impose notamment
une fermeté de roc à l'égard des extrémismes, quels qu'ils soient.
Il faut aussi faire évoluer notre vision du monde, qui doit être
plus équilibrée que la vision actuelle, c'est-à-dire fondée sur un
respect profond de l'ensemble de l'humanité.
– Vous revenez toujours à votre vision basée
sur le dialogue des cultures. Une vision qui n'est pas partagée par
beaucoup, qui n'est plus si évidente.
– C'est vrai qu'elle n'est pas évidente, mais
je constate tout de même qu'elle progresse. Exemple : j'ai été
tout à fait impressionné par les réactions positives que j'ai
enregistrées lorsque a été ouvert le musée du Quai Branly, qui est
un témoignage du respect que l'on doit montrer pour la culture des
autres…
– Et qui marche formidablement bien…
– Et qui marche bien. Ce n'était pas évident.
Beaucoup avaient considéré cette initiative comme une erreur. Je
l'ai imposée contre l'avis de gens par ailleurs compétents,
distingués à tous égards. L'idée que tous les chefs-d'œuvre
naissent libres et égaux s'est petit à petit répandue. Cela a eu un
fort impact, notamment auprès des chefs d'État étrangers. Beaucoup
se sont déplacés, bien plus que pour voir un musée : pour
comprendre pourquoi la France avait porté cette idée.
– Ce musée pourra être considéré comme votre
testament, car de lui on peut remonter aisément à votre vision du
monde…
– Il y a du vrai.
– Bien plus que comme un musée, on le
retiendra comme quelque chose d'essentiel pour vous comprendre et
pour comprendre la France des débuts du xxi e siècle.
– En tout cas, c'est le geste culturel
européen qui a le plus impressionné un grand nombre de chefs d'État
non occidentaux… Au fond, quand on voit ce qui se passe –
l'intégrisme, le terrorisme… –, on mesure combien cela appelle
une réponse fondée sur davantage de fermeté, mais aussi de respect.
Il y a une culture du respect qui doit s'enraciner. Apprendre à
respecter les hommes, tous les hommes, est la première des qualités
humaines.
– Est-ce qu'aujourd'hui encore vous avez peur
de Le Pen ?
– Oui, il faut encore et toujours combattre
M. Le Pen ou ses réincarnations. Il y a là un profond danger, car
on joue avec les instincts humains les plus bas. L'extrémisme doit
être systématiquement combattu parce qu'il est porteur d'immenses
périls. Et ce n'est pas parce que Le Pen disparaîtra que le danger
disparaîtra avec lui. »
Les mesures prises depuis 2002 ont économisé
10 000 vies et 100 000 blessés.
2 Avec près d'un million et demi de
fumeurs en moins, et l'interdiction de fumer dans les lieux
publics.
3 Jacques Chirac a été le premier
haut responsable politique occidental à se saisir de cette question
(aux côtés de Line Renaud), dès le milieu des années 80.
4 Une analyse distanciée devrait
d'abord souligner que le chef de l'État a pris dans les deux cas le
risque de donner la parole au peuple.
5 Alain Juppé, France, mon pays. Lettres d'un voyageur, Robert
Laffont, 2006.
6 Roselyne Bachelot, Le combat est une fête, Robert Laffont, 2006.