25.
Contre l'extrême droite
et les extrémismes,
une autre vision de la France
et les extrémismes,
une autre vision de la France
Comme plus de 25 millions de Français, j'ai voté
au printemps 2002 pour Jacques Chirac en lui confiant un mandat
très clair que lui-même exprimait ainsi, le 2 mai :
« L'extrême droite divise, trie et rejette. Elle veut
introduire l'inégalité et la discrimination au cœur de la
Constitution. Elle est un moteur d'exclusion, de discorde et de
violence sociale. Elle refuse de voir la France comme un tout, de
mettre en valeur toutes ses richesses et sa diversité, de faire
jouer toutes ses solidarités. Je veux une France unie. Une France
où les différences s'additionnent au lieu de se combattre. Une
France qui réapprenne à faire vivre ensemble des femmes et des
hommes de toutes origines. » En le réélisant à plus de
82 % des votants, le peuple français lui confiait pour
principale mission de faire barrage à Le Pen et aux idées que
celui-ci véhiculait, et plus largement à tous les racismes, à
l'antisémitisme comme à l'islamophobie, aux exclusions et aux
discriminations. A-t-il rempli la mission que, parmi des millions
d'autres, je lui avais alors confiée ?
Jacques Chirac a remis l'unité et l'indivisibilité
de la République, son fondement premier, au cœur du quinquennat qui
s'achève en 2007. Pour mobiliser les énergies en faveur de cet
idéal républicain, il a impulsé une nouvelle loi sur la laïcité,
combattu la dérive communautariste, créé une Haute Autorité de
lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde),
instauré une journée de commémoration du souvenir de l'esclavage et
de son abolition, lancé la création d'une Cité nationale de
l'histoire de l'immigration qui verra le jour en avril 2007, conçu
et élaboré un contrat d'accueil et d'intégration… Toutes mesures
entrant dans le cadre de son mandat. Aurait-il pu faire
mieux ? Certainement, mais, à part le faux pas commis dans les
rangs de sa majorité sur les « aspects positifs de la
colonisation », il est difficile de ne pas lui reconnaître une
grande cohérence dans ce combat qu'il mène de longue date.
Avant d'entrer à l'Élysée, Jacques Chirac a, on
l'a vu, refusé toute collaboration avec Jean-Marie Le Pen et le
Front national dès lors que ce parti s'est trouvé en position de
jouer un rôle important sur l'échiquier politique. Cette position,
il l'a solennellement rappelée le 23 mars 1998 à l'occasion des
élections régionales où quelques hommes politiques de droite –
Charles Millon en Rhône-Alpes, Charles Baur en Picardie,
Jean-Pierre Soisson en Bourgogne, Jacques Blanc en Midi-Pyrénées –
acceptèrent de faire alliance avec l'extrême droite pour être élus
à la présidence de leur région : « À la droite
républicaine, je voudrais dire qu'elle peut convaincre sans se
renier. Elle a pris des engagements, maintes fois répétés, aux
termes desquels elle n'accepterait aucune compromission avec
l'extrême droite. Ses engagements doivent être respectés dans la
lettre, mais aussi dans l'esprit. Si je tiens à rendre hommage à
tous ceux qui ont fait preuve de courage et de clairvoyance, je ne
peux que désapprouver celles et ceux qui ont préféré les jeux
politiques à la voix de leur conscience. Cette attitude, même si
elle répond à la volonté de faire barrage à l'adversaire, n'est pas
digne, et elle peut être dangereuse. »
Quelques semaines après son arrivée à l'Élysée,
lors de la commémoration de la grande rafle du Vel' d'Hiv' des 16
et 17 juillet 1942, Jacques Chirac avait déjà posé un acte à
forte charge symbolique en reconnaissant la responsabilité de
l'État français dans les crimes perpétrés par Vichy à l'égard des
Juifs. Il rompait ainsi avec tous ses prédécesseurs de la
Ve République, de Gaulle, Pompidou,
Giscard d'Estaing et François Mitterrand, qui estimaient que la
République n'avait pas à demander pardon pour des crimes qu'elle
n'avait pas commis, Vichy constituant pour le pays occupé une
parenthèse dans son histoire 1 . Durant cette commémoration, il avait
prononcé des paroles vigoureuses contre l'« esprit de
haine », qui visaient l'extrême droite 2 .
« Quand souffle l'esprit de haine, avivé ici
par les intégrismes, alimenté là par la peur et l'exclusion. Quand,
à nos portes, ici même, certains groupuscules, certaines
publications, certains enseignements, certains partis politiques se
révèlent porteurs, de manière plus ou moins ouverte, d'une
idéologie raciste et antisémite, alors cet esprit de vigilance qui
vous anime, qui nous anime, doit se manifester avec plus de force
que jamais. En la matière, rien n'est insignifiant, rien n'est
banal, rien n'est dissociable. Les crimes racistes, la défense de
thèses révisionnistes, les provocations en tout genre, les petites
phrases, les bons mots, puisent aux mêmes sources. »
Aujourd'hui, dans une conversation à bâtons
rompus, sans conseillers, sans « nègres » pour habiller
sa pensée, lui conférer plus de lustre et de solennité, Jacques
Chirac s'exprime du plus profond de ses tripes sur une question
qui, plus que toutes, lui tient à cœur et sur laquelle il est
souvent revenu au cours de nos entretiens.
« Je suis viscéralement contre tout ce qui
est antisémite. Je suis antiraciste, je ne supporte pas le racisme,
je ne le comprends pas, tout comme je ne comprends pas
l'antisémitisme. Les Juifs ont apporté énormément à la France. Le
seul reproche qu'on peut leur faire, c'est d'être souvent plus
intelligents que les autres… Quand on s'est mal conduit, il faut le
reconnaître d'une façon ou de l'autre. Ce qui s'est passé avec les
Juifs pendant la guerre est impardonnable, et il y a un moment où
il faut le dire. En 1995, j'ai voulu le dire sans agressivité… Cela
n'a absolument rien à voir avec la repentance. Quand on a commis
une faute, il n'y a pas d'inconvénient à la reconnaître, et on se
grandit en la reconnaissant… »
Jacques Chirac a effectué la même démarche pour ce
qui concerne l'esclavage. Déjà, en 2001, la France avait été le
premier pays à reconnaître dans l'esclavage un crime contre
l'humanité. En janvier 2006, le président a fait du 10 mai la date
annuelle de commémoration de l'esclavage et de son abolition. Il a
rappelé qu'assumer toute son histoire, y compris sa part d'ombre,
était la condition nécessaire pour « qu'un peuple se
rassemble, qu'il devienne plus uni, plus fort. C'est ce qui est en
jeu à travers les questions de la mémoire : l'unité et la
cohésion nationale, l'amour de son pays, la confiance dans ce que
l'on est ».
La reconnaissance des pages sombres de l'Histoire
de France a permis à Jacques Chirac d'en célébrer d'autant mieux
les pages les plus glorieuses, celles écrites par Jeanne d'Arc, par
les poilus de Verdun, par de Gaulle le 18 juin 1940, par la
Résistance, en soulignant notamment l'importance de la création du
Conseil national de la résistance à l'initiative du Général et de
Jean Moulin… Dans le discours où il reconnut que Vichy avait commis
« l'irréparable », il a évoqué « la France, une
certaine idée de la France, droite, généreuse, fidèle à ses
traditions, à son génie. Cette France n'a jamais été à Vichy […].
Elle est présente, une et indivisible, dans le cœur des Français,
ces “Justes parmi les nations” qui, au plus noir de la tourmente,
en sauvant au péril de leur vie, comme l'écrit Serge Klarsfeld, les
trois quarts de la communauté juive résidant en France, ont donné
vie à ce qu'elle a de meilleur ». Le 18 janvier 2007, jour
anniversaire de l'arrivée de l'Armée Rouge à Auschwitz, Jacques
Chirac, bouclant la boucle, a rendu hommage, au Panthéon, aux
Justes de France, reconnus ou anonymes, qui « ont contribué à
protéger les trois quarts de la population juive d'avant-guerre de
la déportation, c'est-à-dire d'une mort presque certaine […]. Il y
a des ténèbres. Mais il y a aussi la lumière […]. Des Françaises et
des Français en très grand nombre vont montrer que les valeurs de
l'humanisme sont enracinées dans leurs âmes […]. Notre histoire, il
faut la prendre comme un bloc. Elle est notre héritage, elle est
notre identité 3 … »
L'irruption du voile islamique dans quelques
écoles de la République et l'ultramédiatisation de ces quelques cas
ont obligé la société française à ouvrir un nouveau débat sur la
laïcité, véritable fondement du vivre-ensemble républicain. Le 22
mai 2003, à l'occasion du 60e
anniversaire du CRIF, Jacques Chirac rappelle que ce principe de
laïcité est le « pilier de notre unité et de notre cohésion…
un principe sur lequel nous ne transigeons pas ». Les
collaborateurs du Président travaillent alors à élaborer un texte
de loi visant à interdire le voile à l'école. Mais ce texte est
complexe et lesdits conseillers ne sont pas certains qu'il soit
avalisé par le Conseil constitutionnel. Jacques Chirac n'entend pas
passer en force et décide alors de créer une commission dirigée par
Bernard Stasi. Au début, les membres de cette commission sont
majoritairement contre l'interdiction du voile. Parallèlement,
Jean-Louis Debré, président de l'Assemblée nationale, crée une
autre commission poursuivant les mêmes objectifs. Les membres des
deux commissions prennent bientôt conscience à quel point l'affaire
du voile est en fait une arme dirigée contre la République. La
commission Stasi unanime (un de ses membres ne prend pas part au
vote) se prononce alors pour l'interdiction de tous les signes
religieux arborés de manière ostentatoire. La commission Debré,
soutenue par les socialistes, plus laïcistes, adopte des positions
plus radicales. Satisfait de cette évolution, Chirac prononce le
17 décembre 2003 un discours pour annoncer le vote d'une
loi : « Tous les enfants de France, quelle que soit leur
histoire, quelle que soit leur origine, quelle que soit leur
croyance, sont les filles et les fils de la
République » ; en conscience, il estime que « le
port de tenues ou de signes qui manifestent ostensiblement
l'appartenance religieuse doit être proscrit dans les écoles, les
collèges et les lycées publics ». Quatre jours après ce
discours, la situation se tend, avec deux manifestations de filles
voilées qui, à Paris et à Strasbourg, réunissent plus de monde que
prévu. De très fortes réactions dans le monde arabe relaient cette
opposition à la loi interdisant le voile à l'école. À l'intérieur
de la majorité, de plus en plus de voix s'élèvent vers la
présidence pour que le recours à la loi soit abandonné. Beaucoup
ont peur que le texte mette le feu aux banlieues. Jean-Pierre
Raffarin relaie ces peurs. À gauche, les Verts, la LCR et divers
mouvements d'extrême gauche stigmatisent le recours à la loi, mais
ils ne font pas le poids face à la machine socialiste qui –
François Hollande et Jean-Marc Ayrault en tête – en soutient le
principe. Le texte de loi est voté le 15 mars 2004 et les
manifestations s'arrêtent du fait de l'impact des attentats de
Madrid survenus le 11 mars. L'UOIF (Union des organisations
islamistes de France, réputée proche des Frères musulmans, la plus
active sur le terrain) remise ses pancartes, ses banderoles et ses
mots d'ordre.
Dans la même logique républicaine, Jacques Chirac
s'est engagé à lutter contre toutes les formes de discrimination,
notamment celles qui se fondent sur l'origine, la confession ou le
lieu de vie. Il a créé à cette fin la Halde (Haute Autorité de
lutte contre les discriminations et pour l'égalité) en 2004 et a
installé à sa tête Louis Schweitzer, ancien président de Renault.
« Lorsqu'un CV passe à la corbeille en raison de l'origine, de
l'âge ou tout simplement de l'adresse du demandeur ; lorsque
le postulant à un logement se voit, de fait, écarté à cause de son
nom ; lorsqu'un jeune homme se voit refuser l'entrée d'une
boîte de nuit à cause de la couleur de sa peau ; lorsqu'une
personne homosexuelle se voit privée d'une promotion méritée pour
la seule raison qu'elle est homosexuelle ; lorsqu'une femme
est moins payée que son homologue masculin, je veux que la Halde
puisse être leur recours, et qu'ils aient le réflexe de la saisir
4 . » La Halde a pour
mission d'accompagner et de conseiller la victime d'une
discrimination afin de lui permettre d'obtenir réparation. Elle
dispose de larges pouvoirs, y compris, depuis la loi de 2006 sur
l'égalité des chances, des pouvoirs de sanction.
Depuis juillet 2006, tout immigrant doit signer un
contrat d'accueil et d'intégration, assorti de droits et de
devoirs, qui prépare son intégration républicaine dans la société
française. L'immigrant s'engage à suivre une formation civique
comportant une présentation des institutions françaises et des
valeurs de la République, notamment l'égalité entre hommes et
femmes, la laïcité, et, si besoin est, une formation linguistique.
L'État s'engage à dispenser gratuitement ces formations.
Tous les discours qu'il a prononcés, les
arbitrages qu'il a rendus, les lois qu'il a promulguées pour la
défense des valeurs rénovées et adaptées de la République sont
certes cohérentes avec le « Chirac intime 5 » ; néanmoins, je ne voyais
pas bien comment pouvaient s'articuler ou se côtoyer ce qui
m'apparaissait comme une vision excentrée de la France et cet amour
affiché pour elle. Cette méconnaissance m'empêchait de bien
comprendre son approche des valeurs de la République, sa vision du
monde, mais aussi, on le verra ultérieurement, son obsession à
promouvoir le dialogue des cultures. Pour le « chauffer »
sur ce thème, je lui ai lu un passage d'une interview qu'il donna
au Figaro Magazine à l'occasion de la
panthéonisation d'André Malraux : « Il est dans la
vocation de la France d'être exemplaire à tous égards et, à ce
titre, de porter une idée de la France… », qui se termine
par : « La France n'est jamais plus grande que
lorsqu'elle l'est pour tous. »
– C'est vrai, laisse-t-il tomber.
J'insiste pour qu'il m'explique l'articulation peu
évidente entre sa vision de la France et sa vision du monde, mais
le laconisme de sa réponse me laisse penser que je vais avoir du
mal à l'accoucher. Frédéric Salat-Baroux, qui assiste à l'entretien
et perçoit qu'on est là au cœur d'une question essentielle pour
comprendre son patron, l'interroge.
– Quelles sont les racines de votre amour de
la France ?
Chirac réfléchit, hésite, ne sait manifestement
par quel bout commencer, puis se lance.
– Je dirais que… Je me sens français avant
tout autre chose, mais, pour moi, ça ne comporte aucun élément de
refus ou de rejet de quoi que ce soit ou de qui que ce soit. Je
crois qu'effectivement, la France a vocation – elle l'a
probablement eue tout au long de son histoire – à apporter au monde
une certaine vision humaniste, et je ne vois donc pas de
contradiction entre le fait d'avoir une vision humaniste de l'homme
et de la société, fondée d'abord et avant tout sur le respect des
autres, et le…
Les mots « amour de la France » ne
sortent pas : a-t-il peur que cette simple déclaration soit
prise indirectement pour un discours d'exclusion, l'expression d'un
chauvinisme et d'un mépris des autres ? Je lui tends une
perche.
– L'universalisme projeté hors de France par
les Lumières aboutissait à nier les autres cultures…
– C'est tout à fait exact, mais c'était
l'ambiance de l'époque. Les Lumières se cantonnaient à une partie
de l'univers tel qu'il était alors ressenti… Je suis très fier
d'être français, et je considère que lorsqu'on est français on doit
porter autour de soi le respect, la paix et les valeurs de la
démocratie.
– Comment exprimez-vous cet amour, et sur
quoi porte-t-il ?
– J'estime qu'il ne faut pas le proclamer
péremptoirement. Moi, je suis très attaché au respect de l'autre.
On ne doit pas chercher à imposer la suprématie de ce que l'on est,
ni de ce que l'on croit.
– Vous ne tenez pas à extérioriser votre
amour de la France ?
– L'amour de la France, c'est dans le sang
qu'il coule…
Jacques Chirac s'aperçoit que ses mots ne
traduisent pas exactement ce qu'il souhaite dire. Il se reprend
aussitôt : « Mais il y a des gens qui ont l'amour de la
France sans être de sang français : il ne faut pas
confondre. » Ce qu'il semble vouloir dire, c'est que l'amour
de la France est indicible, qu'on le porte en soi. S'il a tant de
mal à l'exprimer, c'est que ce sentiment-là relève de l'évidence,
mais qu'en mettant cet amour en mots, il craint toujours de heurter
les autres.
Notre conversation est hachée de nombreux
silences. Il reprend.
– L'amour de la France marie un certain
attachement à tout ce qu'elle incarne, ce qu'elle a de bon comme ce
qu'elle a de moins bon. On est au fond attaché à tout cela. Mais je
persiste à me montrer très prudent en ce domaine, car à force de
dire qu'on aime la France – ce qui est profondément mon cas –,
on finit volontiers par affirmer implicitement qu'au fond, la
France, c'est bien mieux que les autres. Or j'ai la conviction que
ce n'est pas ainsi qu' il faut exprimer sa fierté d'être français,
même s'il est vrai que nous avons encore beaucoup de choses à
apporter au monde…
Je fais remarquer au président qu'aucun de ses
prédécesseurs, proches ou lointains, n'auraient pu prononcer de
telles phrases, qui découlent de sa culture très atypique.
– Vos précautions de langage
s'expliquent-elles par la peur de manquer de respect aux autres et
d'être assimilé à ceux qui « dérapent »…
– Peut-être. Mais je vous rappelle que quand
il y a eu la guerre d'Algérie, j'aurais très bien pu me dispenser
d'aller servir en Algérie, puisque j'étais à l'ENA. J'y suis parti
comme volontaire. Je ne me suis même pas posé la question de la
légitimité de cette guerre. Enfin si, je me la suis posée, mais je
n'ai pas éprouvé pour autant la moindre hésitation à partir dans
les djebels… Puisque la France avait décidé – à tort ou à raison –
que l'Algérie devait rester française, eh bien, je lui apportais ma
contribution…
– Le plus étonnant, c'est qu'alors que les
Français vous reconnaissent à l'évidence comme un citoyen de la
France profonde, vous n'extériorisez pas cette appartenance… Autant
vous arrivez à parler avec aisance de pays éloignés, exotiques,
autant vous avez du mal à parler de notre pays. Vous semblez avoir
en permanence le souci de corriger une certaine idée ou image de la
France… Une France qui, justement, n'aurait pas toujours respecté
les autres. Vous avez peur des dérives nationalistes, si contraires
à votre univers…
– Pas seulement des dérives nationalistes,
mais des dérives racistes et antisémites qui, à mes yeux, sont
radicalement contradictoires avec l'idée que je me fais de la
France, et qui, de toute façon, doivent être condamnées parce
qu'humainement insupportables.
Pourtant, trente ans plus tôt, Jacques Chirac ne
craignait pas d'exprimer son amour de la France de façon on ne peut
plus cocardière 6 . J'entends bien continuer à approfondir
notre discussion sur cette question clé. Lui-même est conscient
qu'il devrait aller plus loin pour expliquer, lui, président de la
République française, son rapport à la France.
– Avez-vous conscience d'avoir connu une
singulière évolution ? Ou bien est-ce la fonction
présidentielle qui est à l'origine de ce changement ?
– Je ne saurais vous répondre avec beaucoup
de précision, si ce n'est en disant que, pour moi, la France, c'est
ce qu'on a sous ses semelles. J'étais profondément corrézien. Je ne
concevais pas de me présenter ailleurs que là où j'avais une
attache avec la terre et les hommes qui vivent dessus. C'est
quelque chose de charnel.
Il insiste beaucoup sur son approche charnelle de
ce pays. Et rappelle pourquoi, après avoir été élu maire de Paris,
il a refusé de devenir député de la capitale.
– Les gens à Paris me disaient que c'était
ridicule de rester élu de Corrèze : « Aux prochaines
élections, il faut que tu te présentes dans une circonscription en
or massif ; comme ça, tu pourras te consacrer entièrement à la
mairie de Paris… » Et je me souviens fort bien que je leur
répondais : « Si je suis député à Paris, je serai
désormais uniquement parisien, et j'aurai perdu mon ancrage dans la
France de mes origines… » C'est vous dire comme j'ai assumé
jusqu'au bout mon mandat de député de Corrèze, quelles qu'aient été
les contraintes que cela représentait pour moi. Je l'ai fait ni par
devoir ni même par conviction, car c'était pour moi naturel, je le
faisais avec plaisir. Quand je suis chez moi en Corrèze, j'ai
vraiment le sentiment d'être parmi les Français, d'être en France…
C'est comme ça : il pourrait en aller de même si j'étais en
Périgord, en Provence ou en Champagne, mais bon… Tout ça pour vous
dire que, pour moi, avec la France, la relation est très charnelle,
ce qui n'empêche pas de lui assigner une place particulière dans le
monde… Vous comprenez, je me sens bien quand je suis en train de
manger la soupe chez un paysan ou dans un café de village…
– Là, vous n'avez nul besoin de vous
forcer.
– Je n'ai pas besoin de me forcer, c'est
naturel, c'est là ma France. Chacun doit avoir une attache
personnelle avec un coin de pays. On peut bien sûr être français
sans être corrézien, je ne le conteste pas ! (Gros rire.) Mais
la patrie, on l'a sous ses pieds.
Je le relance sur certaines affirmations relatives
à l'histoire de France qu'il a faites dans La
Lueur de l'espérance. Il écrivait ainsi sur le Moyen
Âge : « La période qui me séduit le plus, c'est le Moyen
Âge. Je crois que c'est une des rares périodes où il y ait eu un
véritable équilibre social. »
– Je me souviens avoir écrit cela. Je ne suis
pas sûr que je le dirais encore aujourd'hui. Dans les années 70, je
me suis passionné pour le Moyen Âge – vous savez, on a toujours de
ces passions successives –, je courais les antiquaires, j'ai
même acheté quelques meubles de haute époque… (Rire.) Non, je ne
suis pas sûr que je déclarerais la même chose aujourd'hui. Cela
étant, il y a eu à cette époque, sur le plan culturel, une forme
d'affirmation nationale indiscutable, déjà assez française, que
l'on retrouve notamment dans le mobilier et les arts au sens large,
c'est-à-dire en y incluant les équipements et ornements religieux.
Mais il y avait par ailleurs bien des inconvénients…
Plus étonnants, ses commentaires sur Napoléon,
toujours dans La Lueur de
l'espérance : « En allant plus loin dans la voie
des confidences, jusqu'aux confins de l'inavouable, j'ai de la
sympathie pour ce temps où le Code civil s'exprimait dans une
langue plus belle et assurément plus précise que celle de nos
hommes de lettres… »
– C'est indiscutable… Depuis mon plus jeune
âge, j'ai été un admirateur de l'épopée napoléonienne. C'est un
personnage qui devait avoir des défauts colossaux, mais également
doté d'un génie stupéfiant et qui exprimait les choses on ne peut
plus clairement. Ce n'est pas un hasard s'il a conçu et fait
élaborer le Code civil. C'est qu'il avait ce don qui lui permettait
de concevoir et de s'exprimer avec aisance et clarté. C'est la
raison pour laquelle il pouvait dicter plusieurs choses à la fois.
À l'époque il n'y avait pas de sténos… En dehors de cela, il a
commis toutes sortes de fautes… C'est également lui qui a poussé
les Juifs à s'organiser : il les a réunis dans le sous-sol de
l'hôtel de ville de Paris et leur a dit : « Vous en
sortirez quand vous serez organisés… » Il fallait le faire, et
les Juifs peuvent lui dire merci, car ils étaient jusque-là à se
disputer sans arrêt ! Ils en sont sortis organisés.
Quelques minutes plus tard, Jacques Chirac
complète ainsi son jugement sur Napoléon : « La France
n'a pas été grande pendant la campagne de Russie. Elle n'a jamais
été grande quand elle s'est livrée aux excès. Elle n'a été grande
que lorsqu'elle a porté un message d'ouverture, de tolérance et de
compréhension des autres. » Cette dernière phrase claque comme
une profession de foi ou une sorte de testament que je lui ai déjà
entendu décliner à de nombreuses reprises. Dans le cours de nos
entretiens, il est cependant encore un peu tôt pour parler de
l'après et de la façon dont les Français jugeront de ses mandats,
mais…
– Qu'est-ce que les Français retiendront de
vos mandats ? Qu'est-ce que vous voudriez qu'ils en
retiennent ?
– Ce sont là deux questions différentes. Ce
qu'ils en retiendront, je n'en sais rien. Je ne suis pas d'un
tempérament foncièrement vaniteux. Ce que je souhaiterais qu'ils
retiennent, c'est que, contrairement aux apparences qu'elle donne à
certains moments et pour certains aspects de son histoire, la
France est un pays – s'efforce d'être un pays – de tolérance. Tel
est son génie propre, et quand elle s'en tient à cette idée forte,
c'est alors qu'elle est grande. Quand elle ne la respecte pas, là,
elle se rapetisse. Voilà tout ce que je voudrais qu'on retienne… Il
y a toujours quelque chose de bon à prendre chez quelqu'un. C'est
une réalité : le dialogue est inhérent à la nature humaine. Au
fond, lorsque les premiers hominidés sont devenus des bipèdes, leur
colonne vertébrale s'est redressée, leur cou aussi, leur larynx
s'est formé, et ça a donné la voix, donc l'échange. Voilà ce qui
caractérise l'homme : sa capacité d'échanger. Certes, on peut
échanger pour le meilleur ou pour le pire, et il faut essayer de
faire en sorte que ce soit pour le meilleur…
Comme dans un cri, le président termine
par :
– … Je déteste l'intolérance !
– Vous espérez donc, sans le dire
explicitement, que les Français retiendront de vos actions qu'elles
ont incité la France à devenir davantage un pays de
tolérance ?
Long temps mort.
– J'ai essayé d'y contribuer. Sur le plan
international, j'ai toujours défendu le dialogue, le respect des
autres, notamment de la culture de chacun. En France, j'ai toujours
condamné ce qui, dans notre histoire ou nos comportements, s'est
traduit par le rejet, la ségrégation, l'intolérance… Ce qu'on a
fait pendant la guerre à l'égard des Juifs, mais envers d'autres
aussi, c'est quelque chose que je ne conçois pas comme pouvant
émaner d'un esprit humain. À l'époque où j'ai prononcé mon discours
au Vel' d'Hiv' sur la responsabilité de l'État français, on m'a
remontré que j'avais tort de le faire, car le général de Gaulle
s'en était gardé par respect pour la France… Ça ne m'est même pas
venu à l'idée de ne pas le faire. C'était vraiment l'expression de
ce que j'estimais être la France. La France ne peut pas être
complice de ce genre de choses, elle doit donc les dénoncer…
– Vous avez multiplié les discours pour
stigmatiser certains agissements de la France…
– C'est parce qu'on a commis des erreurs, des
fautes… C'est normal qu'à un moment ou à un autre, on les
assume…
– Il vous est donc égal de vous entendre
reprocher d'avoir un goût un peu trop prononcé pour la
repentance…
– Ça m'est complètement égal… Je ne suis pas
un larmoyant, j'assume notre histoire ; mais il faut
reconnaître les choses, ne serait-ce que pour ne pas être tenté de
les rééditer. Il faut porter un regard lucide sur son histoire dans
ce qu'elle a de grand et dans ce qu'elle a de moins grand. Qu'on le
veuille on non, l'esclavage a été un moment tragique de l'histoire
du monde, et nous y avons pris parti. Eh bien, il faut le
reconnaître. C'est comme cela aussi que chacun peut reconnaître que
la République a toujours été exemplaire face à l'esclavage. Elle
l'a aboli à deux reprises. En regardant en face notre histoire,
celle-ci en sort d'autant plus forte.
1 En accord avec l'argumentation du
général de Gaulle, reprise et argumentée par François Mitterrand,
je n'avais pas approuvé, à l'époque, cette reconnaissance que je
pouvais par ailleurs comprendre.
2 Discours tenu le 16 juillet
1995.
3 Voir le discours intégral en fin
d'ouvrage.
4 Jacques Chirac, Paris, 23 juin
2005.
5 Relaté dans la première
partie.