3.
École buissonnière au musée Guimet
L'accueil est courtois 1 . Le président me dit pourquoi il a
accepté de me recevoir et je comprends que cela a un lien avec mon
livre Une jeunesse française, dont il
sait par François Mitterrand qu'il était « honnête ». Je
lui expose mon projet. Je le trouve étonnamment serein face aux
attaques dont il est l'objet. Il évoque le dernier livre de
Franz-Olivier Giesbert avec une incroyable indulgence et se
contente d'un « Il se prétendait mon meilleur ami ».
Emploie le mot « naïveté » et me demande combien de temps
d'entretiens il me faudrait.
– Je ne peux vous répondre avec précision,
mais je pense qu'une vingtaine d'heures serait l'ordre de
grandeur.
– Je dégagerai le temps nécessaire.
Je pense alors que nous arrivons au terme de ce
premier rendez-vous. Mais il consulte sa montre et se dit prêt à
parler jusqu'à midi trente, « pour se mettre en jambes ».
Je vais donc essayer d'emblée de comprendre les racines de son
engagement en faveur des arts premiers, qui l'ont amené à vouloir
créer le musée du quai Branly.
Le fauteuil dans lequel je suis assis n'est pas
idéal pour prendre des notes. Le président s'en aperçoit et
explique comment et pourquoi les fauteuils plus confortables qui
meublaient le bureau de son prédécesseur ont été remplacés. Après
son élection en mai 1995, François Mitterrand lui avait demandé
quelques jours de sursis avant de quitter l'Élysée.
« J'ai évidemment accepté… Quand j'arrive à
l'Élysée, il tient à m'accompagner jusqu'à ce qui allait être mon
bureau. Je suis stupéfait de ne pas reconnaître les lieux, avec les
meubles Paulin…
– Ça vous étonne ? me dit-il.
– …
– J'ai tenu à vous laisser le bureau dans
l'état où le général de Gaulle l'a quitté. »
Et Jacques Chirac de m'expliquer comment son
prédécesseur s'était personnellement occupé de cette remise en état
pour lui être agréable.
En quelques mots, le chef de l'État vient de me
confier le lien fort qui le lia à son prédécesseur, et
l'acceptation du message que celui-ci avait voulu lui transmettre
par ce geste symbolique. Il vient manifestement de me livrer une
première petite clé pour entrebâiller son armoire à secrets. Et
comme s'il voulait s'assurer que j'avais enregistré sa pensée, il a
tourné son regard vers le bureau Louis XV, marqueté de bois de rose
et de violette, avec dessus en maroquin rouge, derrière lequel il
travaille depuis plus de dix ans ; il pointe du doigt deux
lampes bouillotes en vermeil, style Louis XVIII, et raconte qu'il
les avait déjà eues quelques jours sur son bureau, la première fois
qu'il avait été Premier ministre, en 1974. Mais Giscard, qui les
avait repérées, envoya, sans le prévenir, quelqu'un les récupérer.
Faisant mine de résister, Chirac s'était entendu signifier par
l'émissaire inconnu :
– Vous n'avez pas le choix, c'est un ordre du
président de la République.
S'il accepte volontiers la chaîne de souvenirs qui
le rattache à de Gaulle et à Mitterrand, il rejette manifestement
tout lien avec Giscard.
Jacques Chirac a 14 ans en 1946. Il est alors en
quatrième B1 au lycée Carnot. Il dit avoir été attiré tout jeune –
vers 14-15 ans – par l'art asiatique. Ses carnets de notes font de
lui un élève qui « peut mieux faire », même si le
professeur de français le trouve « intelligent » au
premier trimestre, que celui d'histoire le trouve
« bon », que celui d'anglais voit en lui un « bon
élève », mais « un peu trop bavard ». À la fin de
l'année, l'appréciation générale est qu'il est
« intelligent », mais d'un « esprit pas assez
posé ». Personne n'a remarqué que ses principaux pôles
d'intérêt sont ailleurs et qu'il se garde bien d'en parler à
quiconque. « J'ai commencé, dit-il, à faire l'école
buissonnière pour aller au musée Guimet où je rencontrais des vieux
messieurs très intéressants à qui je servais de grouillot en allant
par exemple leur chercher le café. » « Jacky » était
intéressé à la fois par ce qu'il voyait et par ce qu'il entendait.
Les « vieux messieurs » furent rapidement intrigués par
la soif de connaissances et l'intelligence du jeune Jacques, lequel
leur confia son désir de suivre leur voie.
« Commence d'abord par apprendre le
sanscrit », prescrivirent-ils à l'adolescent.
Et de lui indiquer le nom d'un professeur qui
« logeait dans une petite chambre au fond d'une cour, dans le
XIVe arrondissement, du nom de
Vladimir Belanovitch ». Cet étonnant personnage a alors 61
ans. Russe blanc, parlant de nombreuses langues, arrivé en France
par suite de la Révolution de 1917, il est né à Saint-Pétersbourg
dans une famille de la petite-bourgeoisie. Diplomate, il a épousé
une princesse Troubetzkoï, morte plus tard dans des circonstances
dramatiques lors d'un accident d'automobile. La victoire de Lénine
survint alors qu'il était en poste en Inde. Arrivé en France, il a
longtemps travaillé comme ouvrier chez Renault, a été aussi
chauffeur de taxi, et donne alors des cours de langues. Quand le
jeune Chirac prend contact avec lui – autour de 1946-47 –,
Vladimir Belanovitch est en quasi-retraite et fabrique des écorchés
en carton pour les écoles…
Si cet épisode important de la vie de Jacques
Chirac est corroboré par plusieurs sources, je ne suis pas sûr, en
revanche, que sa rencontre avec ce Russe blanc se situe bien en
1946-47. Autant le président, comme on le verra, est on ne peut
plus précis sur les chronologies de l'apparition de l'homme et de
l'outil, ou des premiers signes religieux, dont les unités de
mesure sont les dizaines, voire les centaines de milliers d'années,
autant il reste flou sur la chronologie des événements qui ont
jalonné sa vie. Quoi qu'il en soit, j'ai le sentiment que cette
rencontre est survenue plus tard, à la toute fin des années 40
2 .
S'il situe sa rencontre avec Belanovitch dès ses
14-15 ans, c'est qu'il relie directement son « école
buissonnière » aux années qu'il a passées pendant la guerre au
Rayol (Var), durant lesquelles il a vécu comme un enfant sauvage à
courir pieds nus dans la montage avec Darius Zunino. « C'était
un petit voyou, mais un petit voyou sympathique… On courait
beaucoup dans la nature, on chassait, on piquait des tuyaux de
plomb, on les fondait, on les coupait en petits morceaux pour en
faire des petits projectiles qu'on lançait avec des lance-pierres
sur les oiseaux… Il y avait des drames avec le maire aux prises
avec les Italiens d'abord, puis avec les Allemands qui avaient
truffé la région de fils de communication tirés à même le sol… et
nous, on coupait ces fils ; ce n'était pas un acte de
résistance, mais c'est que ces fils étaient très utiles pour faire
quantité de choses… Bref, on courait sans arrêt dans la
montagne. »
Gilberte Zunino se souvient fort bien du jeune
Jacques et de ses équipées sauvages avec son frère Darius
3 : « Ils
chassaient beaucoup et les oiseaux qu'ils tuaient amélioraient
notre ordinaire… Ils allaient chercher le miel dans les ruches et
se faisaient piquer par les abeilles… Ils cassaient aussi beaucoup
les ampoules avec leurs lance-pierres… Coupaient les fils laissés
dans la montagne par les Allemands qui prenaient cela pour des
actes de résistance. Il y a même eu une enquête qui n'a pas eu de
conséquences dramatiques, parce que c'étaient des enfants… Ils ont
quand même été beaucoup grondés… J'avais 13-14 ans. On aimait
beaucoup Jacques. C'était un garçon sympathique, gentil comme tout…
Darius et Jacques étaient des petits aventuriers qui n'avaient peur
de rien. Nous étions une famille d'ouvriers et, évidemment,
beaucoup plus pauvres que les Chirac, ce qui n'empêchait pas
Jacques de préférer aux siens les goûters des Zunino, faits de pain
grillé sur lequel on étendait un filet d'huile et on frottait de
l'ail… Il adorait ! »
Le retour en région parisienne est
particulièrement rebutant pour le jeune Jacques qui se
souvient : « Quand je suis rentré en 45, j'ai été pendant
quelques mois au lycée de Saint-Cloud. J'ai eu quelques problèmes
et me suis fait virer à cause du lance-pierres que j'avais ramené
du Rayol. Le lance-pierres a été un élément marquant de cette
période de ma vie… Au Rayol j'ai toujours marché pieds nus, comme
les gamins de cette époque en cet endroit. Quand on marche pieds
nus, on finit par se faire de la corne sous les pieds. Une fois
rentrés, ma mère m'a dit : “Maintenant, c'est fini, il faut
que tu mettes des chaussures…” On m'a acheté des chaussures. Je ne
pouvais pas les supporter. Et comme il n'était pas question de
discuter, je sortais les chaussures aux pieds, et dès que j'avais
passé le tournant, j'enlevais mes chaussures, les fourrais dans le
sac et continuais pieds nus. J'ai fait cela pendant très longtemps…
Quand nous nous sommes installés à Paris, rue Frédéric Bastiat
[près de Saint-Philippe-du-Roule], même chose : je n'avais
toujours pas réussi à m'habituer vraiment aux
chaussures. »
C'est dans ce contexte-là que le président se
souvient d'avoir fait l'école buissonnière au musée Guimet où il
était entré un jour parce qu'aller au lycée Carnot lui
« cassait un peu les pieds ».
« Ça m'a plu et je m'y suis installé.
Évidemment, j'ai eu des problèmes parce que je sautais des cours…
En troisième ou en seconde, j'avais un professeur de français qui
s'appelait Vandaele. Cet homme, comme les gens distingués de cette
époque, avait un vélo fabuleux en aluminium, rutilant.
Naturellement, on ne laissait pas les vélos dehors, il entrait avec
son vélo dans la classe, le posait, et il désignait un élève pour
le nettoyer pendant l'heure de cours. Je ne devais pas être très
studieux, je dois le reconnaître. Au bout d'un mois, quand il
entrait dans la classe, il posait son vélo et disait “Chirac”. J'ai
dû briquer ce vélo pendant la totalité des heures de classe de
français de M. Vandaele. Il y avait Jacques Friedman avec moi. Un
jour, je me suis battu avec lui et lui ai déchiré son pardessus –
hélas, je crois qu'il était neuf. Madame Friedman, une sainte
femme, pour qui j'avais affection et respect, est venue, folle de
rage, chez ma mère, exigeant qu'on remplace le pardessus. (Jacques
Chirac rit aux éclats en se remémorant cette histoire.) Friedman
était sage, lui ne nettoyait pas le vélo de M. Vandaele…
– Vos résultats en français n'ont pas dû être
terribles.
– Ah ! c'est sûr… Et comme dans les
autres classes je me faisais généralement foutre dehors… On avait
un type formidable qui était prof d'histoire naturelle. Quand on se
faisait mettre à la porte, on se retrouvait dans le grand hall du
lycée Carnot. Le secrétaire général passait et demandait à ceux qui
traînaient ce qu'ils faisaient là. Et là… Il s'agissait donc de
s'éclipser à temps. Ce brave professeur d'histoire naturelle
recueillait donc ceux qui avaient été flanqués dehors par tel ou
tel de ses collègues… Si bien que je n'ai jamais autant suivi de
cours d'histoire naturelle qu'à cette époque… »
Les carnets de notes du jeune Chirac corroborent
grosso modo l'image que le président en
donne aujourd'hui. En troisième, il « doit se discipliner pour
arriver à de meilleurs résultats » ; en seconde C, ses
résultats ne sont pas bons : il n'obtient qu'un accessit en…
éducation physique ; l'année de la première partie du
baccalauréat, le prof de géo le trouve « sympathique, mais
vraiment trop dissipé », et l'appréciation générale du second
trimestre n'appelle pas de commentaire : « Attention à la
tenue si l'élève veut terminer son année au
lycée ! »
Revenons dans la petite chambre du XIVe où le jeune Chirac, envoyé par de « vieux
messieurs » du musée Guimet, rencontre pour la première fois
Vladimir Belanovitch :
« Si tu veux, je t'apprends le
sanscrit », lui dit le Russe.
L'adolescent se met à apprendre les rudiments du
sanscrit. Au bout de trois mois, estimant que ses progrès ne sont
pas notables, Belanovitch lui conseille de renoncer :
« Tu n'es pas doué pour le sanscrit, ça ne
sert à rien de t'acharner. Il vaudrait mieux que tu apprennes le
russe… »
Jacques Chirac s'est donc mis à apprendre le russe
avec cet original qui s'interdisait de lui adresser un seul mot de
français. Malgré la différence d'âge, le professeur et l'élève
nouent alors une relation forte. Jacques présente bientôt son prof
à ses parents qui le prennent à leur tour en affection et lui
proposent de s'installer sous leur toit, au 95, rue de Seine.
Belanovitch va ainsi faire partie de la famille Chirac, laquelle
l'emmène même à Sainte-Féréole, en Corrèze, où il devient
l'attraction du village : un Russe blanc au beau milieu d'un
électorat foncièrement communiste…
J'ai tenté d'en savoir plus long sur ce Vladimir
Belanovitch qui a manifestement joué un rôle important dans la vie
du futur président. J'ai seulement réussi à savoir qu'il est mort
le 13 juin 1960 et a été enterré au cimetière russe de
Sainte-Geneviève-des-Bois, dans le caveau n? 5746 où l'a rejoint sa
femme Ludmilla Poutiatine, décédée le 29 janvier 1984. L'existence
de cette femme a surpris Jacques Chirac qui n'en avait jamais
entendu parler…
Belanovitch transforme le jeune Chirac en
stakhanoviste de la traduction. Il lui fait en effet traduire
l'intégralité de l'œuvre de Pouchkine. « On pense généralement
que Pouchkine n'a pas beaucoup écrit, c'est faux ! Son œuvre
représente plus d'un mètre linéaire… », se souvient le
président dont l'œil s'allume à l'évocation de son cher vieux
professeur et de l'auteur de La Dame de
pique. Il s'appesantit sur la traduction, faite l'année de
ses 20 ans, d'Eugène Onéguine, roman en
vers, écrit en 1820 lors de l'exil de l'écrivain en Bessarabie. Nul
doute que Chirac ne se soit projeté dans le destin du héros
romantique qui, de façon symétrique, a eu un précepteur français
ayant fui la Révolution française alors que lui-même avait un
précepteur russe ayant fui la Révolution bolchevique… Un héros qui
affecte en tout l'indifférence et s'interroge sur le sens de sa
vie, trouve qu'il a dilapidé sa jeunesse et a une « âme
vieillie ». Laisse d'abord passer l'amour fou de Tatiana,
puis, plus tard, lui écrit pour déclarer sa flamme. Mais, devenue
l'épouse vertueuse d'un vieux général, Tatiana alors le
rejette…
Jacques Chirac envoie sa traduction à une dizaine
d'éditeurs. La moitié ne lui accuse pas même réception. L'autre lui
envoie des lettres polies de refus.
Près d'un quart de siècle plus tard, alors qu'il
vient d'être nommé pour la première fois à Matignon, Mme Esnous, sa
secrétaire, qui avait auparavant été celle de Georges Pompidou, lui
passe Claude Nielsen, patron des Presses de la Cité, un ami proche
du président Pompidou.
« Cher Premier ministre, nous venons de
découvrir une remarquable traduction d'Eugène
Onéguine faite par vous. Je voudrais la publier avec une
petite introduction de quelques pages…
– Vous ne l'avez pas voulue quand j'avais 20
ans, vous ne l'aurez pas maintenant ! »
Le président-directeur général des Presses de la
Cité n'a pas été rebuté par ce premier refus et a continué
d'« emmerder » le traducteur de Pouchkine. Le Premier
ministre n'a pas cédé. « Pour dire la vérité, c'est
probablement mieux ainsi, car je crois que cette traduction n'était
pas très bonne », reconnaît-il. Je suis dans l'incapacité de
dire si sa remarque relève de la coquetterie d'auteur ou si elle
est conforme à la vérité, car je n'ai pas retrouvé cette traduction
dont lui-même n'a pas conservé un exemplaire. Dans le bureau du
président, on relève en revanche la trace de son intérêt ancien
pour Pouchkine et Eugène
Onéguine : sur une étagère, un coffret ressemblant à un
gros et vieux livre, offert par Boris Eltsine, contient deux
Eugène Onéguine, l'un dans une édition
russe de 1834, l'autre, également russe, datant de 1934.
À chacun de ses voyages en Russie, Chirac ne
manque pas une occasion de rappeler sa passion d'adolescence pour
ce pays, sa langue, ses auteurs et sa culture. « Cette Russie
que j'aime, dont j'ai dans ma jeunesse appris la langue, découvert
les grands auteurs, admiré le destin grandiose… Depuis, vous le
savez, votre grand pays tient dans mon cœur et dans ma vie une
place à part… Aujourd'hui, nous pouvons renouer les fils du
temps », déclare-t-il au Kremlin, le 26 septembre 1997, devant
Boris Eltsine. Dans le même discours, il parle de la relation entre
les deux pays, « pleine de passion, d'enthousiasme, parfois
aussi de déchirements. À l'image, au fond, de ce que sont l'âme
française et l'âme russe dont le poète Volochine écrivait qu'elle
est une “flamme ardente et tourmentée” ». Évoquant la passion
de la France pour les œuvres des romanciers, des poètes et des
artistes russes, « Quel adolescent français ne s'est ému ou
enflammé à la lecture d'Anna Karénine
ou des Frères Karamazov ? »,
rappelle-t-il.
Après la littérature russe, toujours guidé par
Belanovitch, le jeune Chirac s'est intéressé à l'Inde. La traversée
de sa période indienne est faite au grand galop. Pour en savoir
davantage, il suffit de se reporter, là encore, à ses discours
prononcés lors de voyages officiels en Asie où, loin de Paris, il
jette la pudeur aux orties et utilise le « je » pour
évoquer ses passions asiatiques.
À New Dehli, le 25 janvier 1998, il confie ainsi
avoir « été fasciné très jeune » par la civilisation
indienne, abordée à travers l'étude du sanscrit. « J'en ai
découvert l'âme et la richesse en parcourant les salles de notre
musée des arts de l'Asie, le musée Guimet. » Le même jour, il
évoque la mort du Mahatma Gandhi, premier grand choc de sa
vie : « Je me souviens comme si c'était hier de ma
consternation et de mon émotion, ce 31 janvier 1948, lorsque,
adolescent, étudiant dans ma chambre, j'entendis à la radio que le
Sage avait été victime du fanatisme. Ce jour-là, l'Inde, mais aussi
tous les hommes de paix et de bonne volonté du monde, étaient en
deuil. » Le Mahatma Gandhi est mort de trois balles de
revolver tirées par un fanatique hindou en disant Hey Rama (Oh, mon Dieu). L'apôtre de la
non-violence, qui n'avait pas réussi à empêcher la partition entre
l'Inde et le Pakistan, pas plus que les horribles massacres qui
avaient suivi, tombait à son tour victime de la violence…
Dans un entretien postérieur, j'ai demandé au
président de mieux situer ce moment qui a tant marqué sa vie. Il
réagit d'emblée.
« Ah ça, c'est sûr ! Je vivais à
l'époque chez mes parents [il était en seconde C au lycée Carnot,
faisait des progrès en français, était toujours faible en version
latine, mais bon élève en histoire-géographie], au 95, rue de
Seine. J'y avais une petite chambre avec un cosy où il y avait
quelques pièces mexicaines – j'aime beaucoup l'Amérique du
Sud –, et une radio. Peu de choses dans ma vie m'ont
pareillement saisi… »
Jacques Chirac esquisse une comparaison entre les
différents moments dramatiques et à portée historique qu'il a
vécus. La mort du général de Gaulle l'a moins touché, dit-il, parce
qu'il était « plus âgé ». Ici, le président se lance dans
une digression à propos de la façon dont il apprit la
nouvelle : « C'est Giscard qui m'a téléphoné en me
disant : “Une page est tournée.” » L'actuel chef de
l'État a prononcé ces quatre mots en imitant Giscard ! Il
enchaîne en évoquant la mort de Pompidou : « J'étais
ministre de l'Intérieur, je l'aimais beaucoup, j'étais
excessivement triste, je savais qu'il était malade et que ça devait
arriver… Enfin, il y a beaucoup de gens qui sont morts, mais je ne
crois pas que la mort d'aucun m'ait autant frappé que celle de
Gandhi. Il est vrai que j'étais tout jeune… Pour moi, Gandhi
incarnait quelque chose de tout à fait exceptionnel… Sa fin m'a
traumatisé… »
Il est probable que c'est encore marqué par le
traumatisme de la mort de l'apôtre de la non-violence qu'il signera
l'Appel de Stockholm et se fera arrêter par deux policiers en
civil, puis emmener au commissariat de la place Saint-Sulpice.
Est-ce la même dynamique qui l'a conduit à flirter avec le Parti
communiste, à militer contre l'armement nucléaire américain, à
vendre L'Humanité-Dimanche, au grand
dam de son père ? Michel Basset fait dire 4 au jeune Chirac : « Papa,
j'aime mieux vivre avec les communistes qu'être anéanti par une
bombe atomique américaine ! »
Après l'Inde, il a tourné son regard curieux vers
la Chine. « Si vous interrogez les responsables politiques
chinois, ils vous diront qu'il ne faut pas parler de ça avec
Chirac, car il est intarissable, et c'est vrai que je n'étais pas
parmi les plus sots. » Et d'évoquer un récent voyage là-bas où
il a été sollicité par Christian Deydier, antiquaire parisien, et
le directeur du musée de Shanghaï pour donner son avis sur des
bronzes archaïques de la période Xian : « J'avais ma
petite place naturelle dans cette expertise. »
À propos de cette passion de jeunesse pour la
Chine, le président a lâché quelques éléments à l'intention de ses
futurs biographes. Ainsi, le 18 mai 1997, à Shanghaï, il déclare
avoir appris dès sa jeunesse à connaître cette « prestigieuse
civilisation, la plus ancienne actuellement vivante ».
« Pour un Européen façonné par une histoire faite de ruptures
et de diversité, la Chine incarne la plus remarquable continuité
culturelle. “Un État plus vieux que l'Histoire”, pour reprendre le
mot du général de Gaulle. Une continuité qui s'incarne dans votre
écriture comme dans vos rizières, où s'enracinent des modes de vie
et une morale millénaires. » Il parle ensuite de la
fascination de l'Europe pour la Chine, malgré sa difficulté
d'accès : « Rencontre avec la Rome antique, malgré la
présence des Parthes. Rencontre avec Byzance et le haut Moyen Âge,
grâce aux soieries mystérieuses, linceul de nos saints. Rencontre
avec Marco Polo. Rencontre avec les grandes découvertes et les
Compagnies des Indes qui nous ont fait aimer l'art chinois, ses
laques et ses porcelaines que nous importions et que nous imitions.
Rencontre de tous temps par cette étonnante route de la Soie,
cordon reliant la Chine au monde, voie d'accès du bouddhisme comme
des marchands arabes. Mère des arts et des lettres, forte de sa
civilisation stable d'Empire du Milieu, la Chine s'imposait. »
Et, survolant toute l'histoire de l'Empire céleste, il évoque ce
« temps de l'incompréhension », au xix e siècle, résultat
de la conjonction de l'aveuglement mandchou et des appétits de
l'impérialisme conquérant.
Intrigué par cette connaissance de la Chine
ancienne et notamment « des bronzes archaïques de la période
Xian », j'ai rencontré Christian Deydier, 56 ans, président du
Syndicat national des antiquaires, épris de civilisation chinoise
et des objets qui la jalonnent. Il a une boutique, « Oriental
Bronzes », rue du Bac, à Paris. Né au Laos en 1950, il se
passionna pour l'écriture protochinoise découverte sur les écailles
de tortue et sur les os divinatoires de la dynastie Shang. Mais
c'est à ses travaux sur les bronzes archaïques qu'il doit sa
renommée, notamment auprès des archéologues chinois. Mécène des
fouilles du tombeau de la princesse Xincheng, de la dynastie Tang,
près de Xi'an, Deydier a publié le résultat de ses travaux en Chine
dans la principale revue d'archéologie chinoise, Wenwu. Après quelques rencontres avec Jacques
Chirac dans des expositions et salons d'art asiatique, et grâce à
l'amitié de Jacques Kerchache, Christian Deydier est devenu un
familier du président. Il dit de lui qu'il a « un œil
redoutable » pour repérer la pièce unique dans les arts
africains, précolombiens aussi bien qu'asiatiques. Un
« œil » que Kerchache a su amplifier et
perfectionner.
Deydier raconte comment, à la Biennale des
antiquaires de 2004, qu'il visitait avant l'ouverture officielle,
le président s'est attardé devant un stand qui exposait des objets
Taïnos, en a pris un, l'a examiné en véritable amateur, puis a
contesté sa datation, au grand dam du propriétaire de l'objet.
Deydier a alors appelé un grand expert à la rescousse, lequel a
confirmé la date avancée par Jacques Chirac. On sent, chez le
spécialiste, l'admiration pour cet amateur éclairé qu'il range,
après lui, parmi les meilleurs spécialistes des bronzes archaïques
chinois, mais aussi des céramiques Song. « Il est aussi
spécialiste des céramiques et des statuettes japonaises… Il
impressionne les dirigeants asiatiques par ses
connaissances. »
Deydier évoque la visite du musée de Shanghaï
qu'il fit en sa compagnie, en octobre 2004, et dont le chef de
l'État m'avait déjà parlé. Il a d'abord localisé et daté un vase en
bronze qui ressemblait à une pièce du xv e siècle avant
Jésus-Christ, mais il a tout de suite décelé que quelque chose
clochait et a affirmé avec justesse qu'elle n'était en fait que du
xii e… À
propos d'un bronze représentant un cochon, Chirac s'est opposé
frontalement au directeur du musée de Shanghaï qui le datait du
vii e
avant J.C., alors que lui-même soutenait qu'il était plus ancien,
du xi e.
Le ton a monté. Puis il a fallu convenir que c'était Chirac qui
avait raison… « Il fait partie des cinq ou six spécialistes
mondiaux des bronzes archaïques… Les Chinois et, d'une façon
générale, les Asiatiques le considèrent comme un grand
connaisseur. »
Deydier n'est pas le seul à voir dans le président
de la République un éminent spécialiste de l'art chinois. Han Wei,
ex-directeur de l'Institut de recherche sur l'archéologie du
Shaanxi, est du même avis, ainsi qu'il l'a confié à l'agence Xinhua
5 : « J'admire
beaucoup son charme personnel, et plus encore sa compréhension
profonde de la civilisation orientale. » Cet archéologue
chinois a apporté une importante contribution à la recherche
archéologique sur les dynasties Zhou, Qin, Han et Tang. Il est
également expert en objets anciens en bronze, en or et en argent.
Depuis 1992, date à laquelle Han Wei et Jacques Chirac se sont
connus à Xi'an, capitale de la province du Shaanxi, en Chine du
Nord-Ouest, ils se sont rencontrés plusieurs fois à Paris et à
Xi'an, tout en entretenant une correspondance. Han Wei a même été
reçu à l'Élysée le 6 juillet 1998.
« Il existe sept grandes merveilles du monde,
et la découverte des guerriers et chevaux en terre cuite fabriqués
sous le règne de l'empereur Shihuangdi devrait être la
huitième », a déclaré Jacques Chirac après avoir visité le
musée des guerriers et chevaux en terre cuite, ajoutant que si ceux
qui n'ont pas visité les pyramides ne peuvent prétendre être
réellement allés en Égypte, ceux qui n'ont pas contemplé l'armée de
terre cuite ne peuvent dire qu'ils ont vraiment visité la Chine.
Selon Han Wei, le président français est un des rares dirigeants
étrangers à comprendre la civilisation extrême-orientale, en
particulier la culture chinoise antique. Il connaît bien la route
de la Soie des dynasties Han et Tang, les poteries émaillées
tricolores, les poteries aux couleurs secrètes, ainsi que les
contes de la dynastie Tang. Han Wei a été décoré de la Légion
d'honneur en 1999 par le chef de l'État.
Le président confirme qu'il ne nourrit
« aucun complexe à l'égard de ses guides archéologues
chinois ». Et, à propos de Xi'an, il complète l'anecdote
racontée par Han Wei en affirmant que les Chinois ont installé une
énorme pancarte à l'entrée du tombeau : « Xian, la
huitième merveille du monde » – Jacques Chirac.
Après que je lui eus rapporté l'appréciation
flatteuse de Deydier sur sa connaissance des bronzes archaïques, le
président émet ce commentaire :
« C'est gentil, mais ce n'est malheureusement
pas vrai… »
Puis, après un temps de réflexion, il atténue sa
dénégation :
« Cela a pu être vrai il y a dix ans, mais ce
n'est plus le cas… Il y a un autre grand spécialiste de tout l'art
de l'Extrême-Orient, c'est Jean-François Jarrige 6 , mais aussi sa femme, une grande
experte, qui passe plusieurs mois par an sous des climats pas
possibles, au Pakistan ou ailleurs…
– Deydier m'a dit que vous lisiez beaucoup,
que vous vous teniez informé des résultats des fouilles effectuées
en Chine…
– C'était vrai, mais je n'ai plus assez de
temps.
– … Que vous receviez les résultats des
fouilles opérées en Chine sur ordre du président chinois…
– Il est vrai que j'ai toujours eu de très
bonnes relations avec les autorités chinoises successives… Au fond,
ils sont assez flattés qu'on connaisse leur culture et qu'on
s'intéresse à leur histoire ; c'est un élément de sympathie,
ils n'ont pas l'habitude que les Occidentaux soient familiers de
leur histoire et s'y s'intéressent. Je me souviens d'un dîner avec
Jiang Zemin (1993-2003), le prédécesseur de Hu Jintao. Nous
parlions de la période qui a précédé les Tang et je lui disais
qu'il y avait eu trois empereurs. Il me répondit : “Non ce
n'est pas vrai : il n'y en a eu que deux…” En réalité, il y a
bien eu trois empereurs, mais il est vrai que le troisième avait 9
ans quand il a été assassiné. On n'a pas pu se mettre d'accord. Les
siens s'alignaient sur lui, les miens [les membres de la délégation
française qui assistaient au dîner] ne disaient rien… Vers onze
heures et demie, minuit, on s'est quittés, et à deux heures du
matin Jiang Zemin m'a téléphoné – je dormais déjà – et m'a
dit : “Vous aviez raison, j'ai consulté des historiens, vous
aviez raison…” Ça a créé des liens d'estime et d'amitié, de montrer
qu'on connaît et respecte ainsi leur culture… »
J'ai tenté, lors d'un autre rendez-vous, de savoir
s'il s'était intéressé à la philosophie chinoise et s'il avait été
influencé par elle.
« C'est indissociable, mais comme je ne suis
pas philosophe, ma connaissance de la philosophie chinoise est
restée relativement superficielle. C'est inséparable et je m'y suis
donc intéressé aussi…
– Vous êtes imprégné par cette
philosophie ?
– Je vois bien le sens de la question, elle
est intéressante… Oui, c'est une question intéressante…
– Vous voyez où je veux en venir ?
– Non, mais il n'est pas dépourvu d'intérêt
de savoir si on est imprégné ou non par des pensées et des cultures
étrangères…
– Exactement.
– Pour dire la vérité, je ne le crois pas. Je
suis passionné, fasciné, mais, curieusement, je ne me sens pas
influencé. Peut-être me trompé-je, mais si je respecte beaucoup
toutes les cultures, je ne peux pas dire que je suis plus
impressionné par la culture chinoise que par d'autres…
– En revanche, j'ai cru déceler chez vous
sinon un rejet, du moins une certaine distance par rapport aux
xvii e et
xviii e siècles européens, par rapport aux
Lumières…
– Il ne s'agit pas d'un rejet, plutôt d'un
agacement vis-à-vis de ceux qui ne voient et ne jugent que par
rapport à cela. Non, et je n'éprouve naturellement pas le moindre
rejet non plus pour les époques traditionnelles, que j'apprécie
énormément, mais je suis souvent irrité par ceux qui ne jugent que
par telle ou telle… »
Jacques Chirac n'a pas fini de me retracer son
cheminement intellectuel le long de la route de la Soie, celle
qu'emprunta le bouddhisme. Après la Chine, il s'est passionné pour
l'Empire du Soleil levant sans pour autant renier ses premières
passions. Ayant acquis une culture livresque et muséale, faisant
sienne la pensée de Saint-John Perse – « Il n'y a pas de
formation humaine complète sans séjour en
Extrême-Orient » –, il a découvert l'Asie, « ses
campagnes, ses rizières où s'enracinent des modes de vie et des
morales millénaires ; ses villes où s'incarnent la vitalité,
le dynamisme, l'ingéniosité des peuples ».
C'est au Japon qu'il a éprouvé un de ses grands
chocs esthétiques : « Lors d'un de mes premiers voyages
au Japon, je suis allé dans un monastère de Horyuji, à Nara, et
j'ai été voir la Kudara Kannon, une permanence de Bouddha.
L'extraordinaire beauté et sérénité qui s'en dégageaient m'ont fait
un choc. C'est une œuvre majeure de l'art sino-japonais du
vi e
siècle. C'est comme ça que je me suis intéressé d'emblée au Japon…
Et je n'ai eu de cesse de faire venir la Kudara Kannon à Paris.
Naturellement, elle n'avait jamais quitté l'archipel et je me suis
dit que j'allais, en échange, faire quelque chose d'important, et
que j'allais envoyer quelque chose d'important : la
Liberté, au Japon 7 . Vous ne pouvez pas imaginer les
difficultés que j'ai eues pour faire parvenir la Liberté au Japon avec cet “homme à l'écharpe
rouge”, un homme de salon, Pierre Rosenberg, directeur du Louvre de
1994 à 2001. »
Pause : autant le président a le plus grand
mal à dire un mot de travers sur tous ceux qui lui ont planté dans
le dos poignards, flèches et javelots, autant, quand dans un récit
il croit deviner une allusion à l'« homme à l'écharpe
rouge », il fonce comme un taureau. J'ai ainsi été témoin de
nombreuses de ses charges sauvages.
Reprise de la ruade :« La honte de ma
vie ! J'obtiens, en échange de la Liberté, l'envoi de la Kudara Kannon au deuxième
semestre de 1997. Il fallait vraiment que mes relations avec les
autorités et les milieux culturels compétents au Japon soient de
toute confiance. On fait donc venir la Kudara Kannon. J'avais pensé
à tout, sauf à ce triste personnage [NDLA : Rosenberg]. Ils me
l'ont collée dans un sous-sol ! Naturellement, j'avais fait
venir tout ce qu'il y avait de plus distingué parmi les prêtres
shinto qui l'accompagnaient. Pour montrer la Kudara Kannon, une
manifestation shinto, avec toutes sortes de prières, de
déclarations, etc., était indispensable. Et ils m'avaient foutu ça
dans les caves du Louvre ! C'était incroyable, j'en ai eu la
honte de ma vie… Naturellement, les Japonais, comme toujours, ont
fait comme s'ils ne s'apercevaient de rien, mais c'est une des
choses que je n'ai pas pardonnées à ce monsieur… »
Quand il a été fait docteur honoris causa de l'université de Keio, au Japon, le
18 novembre 1996, à l'occasion de sa première visite officielle au
Japon en tant que chef de l'État, le président a livré une fois de
plus quelques-uns de ses souvenirs devant un amphithéâtre
bondé : « Le Japon, c'est vrai, Monsieur le président,
vous l'avez dit, est un pays que j'aime. Que j'ai découvert dans ma
jeunesse, à Paris, au musée des arts asiatiques Guimet… » Et
de faire l'article sur « son » magnifique musée fondé à
la fin du xix e siècle, au retour d'un voyage au Japon, par un
industriel féru d'archéologie et d'histoire des religions. Il
explique que c'est après avoir ressenti un choc esthétique devant
la statuaire bouddhique qu'il a tout naturellement été lui-même
conduit à vouloir connaître les autres aspects de la civilisation
japonaise. Et, surprise pour ceux qui le prendraient encore pour un
analphabète, il est aussi féru de poésie japonaise : « À
cette époque, j'ai découvert avec bonheur le Manyoshu, ce monument de votre littérature
classique que je relis régulièrement et que j'ai voulu voir traduit
entièrement en français, ce qui est maintenant fait […]. J'ai
étudié avec passion les mythes fondateurs de l'archipel et ses
grandes épopées… »
Jacques Chirac déclare avoir été également séduit
par la virtuosité des potiers, par l'élégance de l'architecture,
par l'harmonie des jardins, par le raffinement esthétique et la
sensibilité du théâtre, par la variété et la finesse de la cuisine,
aussi – ce que tout le monde sait aujourd'hui – par le rituel des
lutteurs de sumo. « Ainsi est née ma passion pour le Japon,
une passion entretenue par mes très nombreuses visites dans votre
pays », conclut-il ce jour-là.
Son intérêt pour le Manyoshu m'intrigue. Jacques Chirac
m'explique : « De mon point de vue, c'est probablement –
il ne faut jamais dire la plus grande œuvre de la culture mondiale,
parce qu'on peut toujours en trouver une autre –, c'est
sûrement l'une des trois plus grandes œuvres de la culture
mondiale… Je m'y étais intéressé, mais, naturellement, je ne peux
la lire dans le texte. Aussi ai-je voulu que le Manyoshu soit traduit en français. Je me suis fait
conseiller par Jean-François Jarrige, le directeur du musée Guimet…
Je sais bien que tout le monde ne se précipite pas sur le
Manyoshu, mais c'est vraiment pour moi
une des œuvres maîtresses de la culture mondiale… »
C'est lors de l'inauguration du musée Guimet
rénové, le 15 janvier 2001, que Jacques Chirac est allé le plus
loin dans les confidences publiques sur ses passions asiatiques et
le rôle qu'y a joué « son » musée : « En
fervent amoureux de Guimet […], j'y ai de profondes attaches.
Il fut pour moi, comme pour tant d'autres, un lieu de révélation et
d'apprentissage. C'est ici qu'il y a longtemps j'ai rencontré et
aimé l'Asie. Ici que j'ai découvert l'ancienneté, le génie de
civilisations majestueuses. Que j'ai mesuré leur grandeur. Et, par
contraste, le carcan ethnographique ou exotique dans lequel
l'Occident les avait trop souvent tenues enfermées. »
Le président se fait ensuite lyrique :
« J'ai passé là de longs moments. Admirant, sur les linteaux
et frontons des temples khmers, l'affrontement des dieux gracieux
et des titans. Interrogeant le sourire énigmatique des somptueux
Bodhisattvas. Fixant leurs figures harmonieuses et calmes, écoutant
leur silencieux message de détachement et de sérénité. Comme
beaucoup de visiteurs, et parce que “les tiares d'Ajanta, les
torses gréco-bouddhiques appellent toujours dans l'esprit la grande
vie légendaire”, disait André Malraux, j'ai médité sur l'Éveil du
prince Siddhartha. J'ai suivi en imagination le long chemin de sa
pensée par la route de la Soie. Devant les bouddhas à visage
d'Aphrodite ou de Ganymède exhumés de Hadda – malheureusement feu
Hadda –, j'ai rêvé à la prodigieuse rencontre des soldats
perdus d'Alexandre avec les cavaliers des steppes et les ascètes de
l'Inde. »
Au milieu de son interminable discours, Jacques
Chirac a révélé en quelques mots les raisons profondes de son amour
pour le musée Guimet et de sa passion pour l'Asie. Ce « musée
fut autre chose qu'une collection de curiosités, bien davantage
qu'un musée des beaux-arts : un véritable “laboratoire
d'idées”, un centre de recherches sur les religions et les
civilisations du monde. Un lieu de réflexion pour puiser à d'autres
sources les réponses aux grandes questions de l'Occident
moderne ». Mais aussi pour quérir des réponses à ses propres
interrogations : nous y reviendrons pour tenter de mieux
appréhender le « mystère Chirac ».
Continuons de cheminer sur les multiples voies que
le chef de l'État a empruntées depuis sa première visite au musée
Guimet pour arriver, un bon demi-siècle plus tard, au musée des
Arts premiers du quai Branly. L'école buissonnière ne l'a pas
conduit vers le seul musée Guimet et ses prolongements asiatiques.
Au cours de son adolescence, parallèlement à la poursuite du cursus
classique d'un jeune bourgeois parisien, il a couru les librairies
du Quartier latin pour s'initier à l'art moderne, mais aussi à la
poésie, notamment grâce aux livres édités par Pierre Seghers, qui
deviendra son ami… Il dégagera également du temps pour se
familiariser avec la culture des Dogons du Mali, initiation qu'il a
amorcée dans l'atelier du peintre Fernand Léger qu'il fréquentait à
la fin des années 40, rue Notre-Dame-des-Champs, non loin de la rue
de Seine où il habitait. Fernand Léger qui, durant l'entre-deux
guerres, s'était inspiré de l'art nègre aussi bien dans sa peinture
que dans ses sculptures, dans les ballets et même au cinéma,
s'était exilé à New York pendant la guerre. Revenu en France en
1945, il s'était installé à Paris. « Quelques personnages y
parlaient beaucoup de l'influence de l'art africain, avec un goût
particulier pour la culture des Dogons du Mali. J'ai essayé de m'y
initier… », se souvient le président de la République.
Au fil des ans, Jacques Chirac va aussi se
passionner pour les civilisations précolombiennes… « Quelque
chose m'a toujours frappé, dit-il. Tous les chefs-d'œuvre naissent
libres et égaux ! » Le ton est ferme, à l'évidence le
président exprime là un principe essentiel, presque aussi
fondamental que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
que le petit-fils de quatre instituteurs laïcs porte depuis
toujours en lui et avec lui. Et de se lancer dans un exposé des
deux conceptions opposées de la transmission de l'art et de la
culture. La première est incarnée par l'« homme à l'écharpe
rouge » : « Pour lui, en dehors des peintures de
quelques décennies des xvii
e et xviii
e, il n'y a rien. En russe, on dirait
que c'est un nye kultura, un
sans-culture. » La seconde conception est incarnée par son ami
Jacques Kerchache et par lui-même. Et d'utiliser des mots dont il
pourrait se servir pour décrire un affrontement militaire. Pour
lui, les enjeux de la bataille entre les deux conceptions dépassent
la question de la transmission de l'art et de la culture, mais
relèvent évidemment du politique. Jacques Chirac reconnaît avoir
usé de tout son poids pour battre en brèche la vision dominante
incarnée alors par Pierre Rosenberg. Ce choc frontal s'est terminé
par sa victoire et par l'installation du Pavillon des Sessions, qui
fut la première exposition en France d'arts premiers.
Au début de cette histoire, a lieu la rencontre de
deux hommes. Rencontre improbable, due au seul hasard, entre le
maire de Paris et un collectionneur et marchand d'art, dans un
hôtel de l'île Maurice, en 1991. Autant le discours public de
Jacques Chirac sur ses passions est sophistiqué, autant il
s'exprime comme un paysan corrézien pour raconter les différents
chocs de sa vie : « On était ensemble à l'île Maurice
pendant quinze jours pour passer nos vacances. On a parlé. L'homme
est d'une immense culture, basée sur une grande expérience. Avant
le petit déjeuner, il avait déjà visionné deux ou trois mille
photos de statuettes, sculptures, masques… Il avait un œil
extraordinaire, une incroyable sûreté de jugement. Il me montre un
jour cinq ou six pierres mégalithiques des Taïnos. Je les trouvais
toutes merveilleuses. Lui en prend une et me dit : “Celle-ci
est parfaite…” Moi, je ne voyais aucune différence entre
elles. »
Kerchache a été l'un des plus grands, peut-être le
plus proche ami de Jacques Chirac. Fils d'anciens ouvriers
communistes, ancien conseiller de Léopold Sédar Senghor, devenu
l'un des grands spécialistes de l'art primitif, il avait recueilli
dès 1990 de nombreuses signatures à l'occasion de la publication de
son manifeste « Les chefs-d'œuvre du
monde entier naissent libres et égaux », qui réclamait
l'ouverture au musée du Louvre d'un huitième département consacré à
cet art. Poètes, scientifiques, connaisseurs, artistes l'avaient
rejoint pour soutenir sa démarche.
Jacques Chirac a un mal fou à laisser affleurer
les sentiments qu'il porte aux gens qu'il aime ou a aimés. Il se
sent plus à l'aise devant la page blanche. Dans un discours lu lors
de l'inauguration du Pavillon des Sessions 8 qu'avait ardemment voulu Jacques
Kerchache, il s'était défait de sa pudeur habituelle pour honorer
la mémoire de son ami, mort le 8 août 2001 « sur cette
terre maya couleur de soufre, de miel et d'émeraude, qu'il aimait
tant ».
« Voyageur infatigable, porté par une
insatiable curiosité, amoureux de la nature et des hommes, âme
sensible et exaltée, esprit libre et caractère affirmé, Jacques
Kerchache a, pendant un demi-siècle, embrassé le monde avec le
regard d'un grand artiste et l'enthousiasme inspiré des poètes.
Personnage romanesque, il abordait la vie avec passion et volupté.
Il portait ses rêves avec une rare opiniâtreté, surmontant tous les
obstacles, galvanisant toutes les énergies. Justesse du regard,
force des convictions : il était aussi un homme de cœur. Tout
au long de sa vie, Jacques Kerchache a parcouru la planète afin
d'établir un inventaire critique de la sculpture mondiale, de la
Préhistoire à nos jours, dans les collections publiques et privées,
à la recherche des “formes matrices” de l'art. Il était convaincu
que l'on peut porter un même regard esthétique sur les formes
naturelles et culturelles de tous les temps. »
Si Jacques Chirac a adhéré d'emblée à la vision
des arts premiers de Jacques Kerchache, c'est qu'elle rejoignait la
sienne, qui n'était pas encore achevée. Une vision caractérisée par
une recherche continuelle de l'universalité dans les chefs-d'œuvre
de toutes les cultures. Dans le choix des objets, il s'intéressait
exclusivement à « la capacité de l'artiste à trouver des
solutions plastiques originales ». Ce qu'il voulait,
« c'est distinguer, dans ces cultures, les Phidias, les
Michel-Ange, les Picasso, ceux qui, à l'intérieur de systèmes
symboliques et religieux extrêmement codés, prennent des risques,
arrivent à s'affranchir des contraintes techniques, mentales, pour
faire évoluer les formes 9 ».
Cette complicité trouva une application pratique à
la veille de la célébration du cinq centième anniversaire de la
découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb. Les deux
complices étaient révoltés par la commémoration en grande pompe de
cet événement qui avait abouti à la destruction des civilisations
précolombiennes :« Je n'ai pas d'admiration pour ces
hordes qui sont venues en Amérique pour détruire, raconte
aujourd'hui Jacques Chirac. On m'a demandé de participer à la
célébration de cet événement. Le roi d'Espagne m'a appelé quand il
a appris ma décision de ne pas y associer Paris : “Je suis
sidéré d'apprendre que tu [Juan Carlos tutoie tout le monde] as
décidé que Paris s'abstiendrait… – Pour moi, ce n'est pas un
grand moment de l'Histoire…” »
Et le président de commenter ce souvenir :
« Au surplus, ce n'est pas historiquement fondé. Ce n'est pas
Colomb qui a découvert l'Amérique, mais les Vikings, cinq siècles
plus tôt ! Ils n'ont pas fait tant d'histoires et, de
surcroît, ils ont eu l'élégance de se détruire
eux-mêmes… »
1492-1992 a donc été un déclic pour les deux
Jacques : « On va célébrer l'événement à notre façon. On
va faire revivre une civilisation morte, les Taïnos. Nous allons la
réhabiliter. Pourquoi ? Ce sont les premiers à avoir accueilli
les Espagnols. Ils étaient environ un million à leur arrivée…
Soixante ans après, le dernier mourait. » Tous deux ont
conscience de la difficulté de l'entreprise. À la fois parce que
les objets sont peu nombreux, disséminés dans de très nombreux
musées, et parce qu'ils ne représentent pas l'intégralité des
objets créés et utilisés par les Taïnos. « Ils ne voulaient
pas exhiber leur jeu de balle, à cause des liens qu'il avait avec
l'esprit », explique le chef de l'État.
À compter de cette décision, une recherche
systématique est lancée dans les musées et ailleurs pour recenser
et sélectionner les trigonolithes, reliquaires, haches,
hommes-oiseaux, dignitaires en transes pour la cohoba, spatules
vomitives, pierres, vases, pendentifs, sièges honorifiques, urnes,
etc.
Ce pied de nez à la pensée dominante
ethnocentriste donne lieu à l'inauguration de l'exposition, le 24
février 1994, au Petit-Palais. Quelque cinq cents personnes
attendent le discours de Jacques Kerchache, commissaire de
l'exposition, mais l'expert a une extinction de voix. Il est déjà
malade. Au pied levé, le maire de Paris prend sa place et provoque,
par ses propos iconoclastes, le départ de l'ambassadeur d'Espagne
de la célébration… Par-delà cette prise de position on ne peut plus
politique, Jacques Chirac affirme que l'étude ethnographique de
l'art taïno donne à voir autrement ce Nouveau Monde que
l'archéologue n'avait pu entièrement resituer : « L'étude
des civilisations anciennes fait justice de toutes les idées
fausses et simplistes. Les arts non européens sont bien loin de
l'exotique et du pittoresque. Ce sont des arts à part
entière ! »
Après l'incroyable succès de l'exposition, les
deux amis n'entendent pas s'arrêter en si bon chemin et veulent
voir se créer à Paris un musée où exposer des objets des cultures
non européennes. Pour nommer leur projet, sans doute inspiré par
les « arts primordiaux » d'André Malraux, Jacques Chirac
parle des « arts premiers », expression qui a fait florès
et qu'il regrette : « C'est une erreur, un mauvais terme…
Premiers, premiers de quoi ? Je regrette de l'avoir
lancé… »
Kerchache ne voit qu'un seul lieu où abriter
l'exposition permanente : le Louvre, à la 6e section. Mais les deux hommes doivent alors
affronter, comme on l'a vu, l'« homme à l'écharpe
rouge » : « On a voulu faire quelque chose malgré
les hurlements des conservateurs… Finalement, j'ai obligé le Louvre
à nous céder le Pavillon des Sessions pour accueillir la première
exposition d'arts premiers… » Chirac devient lyrique, parlant
d'« une des choses les plus belles du monde ».
– L'avez-vous visitée ?
À ma grande honte, je dois lui avouer que
non.
– Allez-y, allez-y ! Vous verrez, vous
comprendrez…
Il revient alors encore une fois sur celui qui a
voulu se dresser en travers de leur chemin :
« J'apprends un jour que Rosenberg a décidé
que l'entrée du Pavillon des Sessions se ferait sur le quai et que
deux gardiens déchireraient les billets, l'un pour le Grand Louvre,
l'autre pour le Pavillon… Je suis furieux de cet ostracisme à
l'égard des arts premiers… Quelque temps plus tard, j'aperçois
Rosenberg à un cocktail donné à l'Élysée. Je fonce sur lui :
“Qu'est-ce que c'est que cette histoire des deux gardiens… ?
– Il ne faut pas mélanger les choses, me répond-il.
– Avez-vous décidé de mettre un os dans le nez de celui qui
déchire les billets pour le Pavillon des Sessions ?” Et je
l'ai planté là. Il n'avait pas l'air content… »
Il garde, il gardera toujours un os, non dans le
nez, mais en travers de la gorge quand il reparlera de
l'« homme à l'écharpe rouge ». Et sa rage a transparu,
malgré la réserve qu'impose sa fonction, quand il a évoqué ce choc
dans son discours prononcé à l'occasion du départ à la retraite de
Pierre Rosenberg, le 10 avril 2001. Rappelant les « débats
d'idées où s'opposent, avec vivacité parfois, convictions et
certitudes, visions et conceptions, principes et théories »,
il n'a pu s'empêcher d'évoquer le « domaine de
prédilection » du partant, qui est « bien sûr la peinture
des xvii e
et xviii e siècles français et italiens ». Il
feint de s'esbaudir sur son intimité avec Poussin, Boucher,
Chardin, Watteau, La Tour, Fragonard, etc., dont il est le
« grand expert mondial », pour mieux l'estourbir en
confrontant les deux visions d'un grand musée parisien :
« Pour vous, dit-il, le musée de référence dans ses domaines
traditionnels, d'une richesse exhaustive : une vision
encyclopédique, celle du “musée des musées” ; et moi,
modestement, défendant l'idée d'un musée sinon universel, du moins
conférant aux œuvres qu'il abrite valeur
d'universalité. »
Devant moi, Jacques Chirac ne recule pas à
recruter François Mitterrand pour renforcer son camp contre
l'« homme à l'écharpe rouge » et ce qu'il représente. Il
remercie son prédécesseur pour tout ce qu'il a fait pour le Grand
Louvre : « Il a été le premier à approuver la Grande
Pyramide. Il a accompli un travail considérable. Et, grâce à lui,
le Louvre est devenu le plus beau musée du monde. Malheureusement,
il n'a pas été suivi… » Par qui ? Évidemment par celui
qui a fait du Louvre « un bric-à-brac où la culture vous tombe
sur la tête, où les objets ne sont pas mis en valeur… »
Le président de la République s'est évidemment
beaucoup impliqué dans le choix du successeur de l'« homme à
l'écharpe rouge ». Il a reconnu en Henri Loyrette, spécialiste
du xix e,
notamment de l'impressionnisme, un « homme de culture capable
de changer les choses 10 ». Un homme qui pourra replacer
« l'art parmi ses influences, dans son environnement humain,
politique, social, scientifique », qui aime à dire que
« l'artiste ne se comprend bien qu'entouré des siens :
ses maîtres, relations, élèves, épigones ». Avant que Loyrette
ne prenne la direction du grand navire, Chirac et lui ont
évidemment « parlé ensemble des grands défis que le Louvre,
avec d'ailleurs l'ensemble des musées français, devait dorénavant
relever ».
« C'est en fait une véritable révolution
culturelle à laquelle nous assistons, a poursuivi Jacques Chirac
dans le même discours-profession de foi. Cet engouement est plus
qu'un effet de mode. Il est la conséquence d'une soif, d'une
maturité du public, d'une société qui est devenue en quelque sorte
une “société culturelle” tant la production, la diffusion,
l'échange et la consommation de contenus culturels marquent
aujourd'hui de leur empreinte les exigences individuelles de la vie
sociale et aussi de l'économie. » Le chef de l'État souhaite
que les musées rendent vie aux œuvres et à leurs auteurs.
« Lamartine et, après lui, Cocteau ont dit leur lassitude des
musées “cimetières des arts”. » Toujours cette même idée qui
revient chez lui comme un leitmotiv : « L'art contre la
mort ! Rendre vie aux œuvres, c'est aussi organiser la
cohérence du parcours, la “profondeur” du parcours 11 . »
Le Pavillon des Sessions n'était qu'une étape dans
le projet global de Chirac et de Kerchache d'installer les arts
premiers à Paris pour sous-tendre sa véritable obsession : la
promotion du « dialogue des cultures » : « On
vit dans un monde où on est toujours à deux doigts de se taper sur
la gueule… Mieux on pourra dialoguer, plus on évitera les
affontements inutiles !… », m'explique, prosaïque, le
président de la République.
Jacques Chirac a consacré beaucoup d'énergie à
franchir tous les obstacles, notamment ceux dressés par une partie
de la communauté scientifique, pour ériger le musée des Arts
premiers. Il s'est ainsi « disputé comme chien et chat »
avec Henry de Lumley avec qui il entretient par ailleurs
d'excellents rapports. Mais l'opposant le plus virulent a été André
Langaney, alors directeur du laboratoire d'anthropologie du musée
de l'Homme, qui l'« injuriait directement ou indirectement
chaque semaine ». Dans la rubrique « Débats » de
Libé du 18 juin 1997, Langaney écrivit
ainsi, entre autres gentillesses : « Aujourd'hui, un
lobby de collectionneurs et antiquaires pousse un président
discrédité à vouloir, par caprice princier, remplacer le musée de
l'Homme et le populaire musée de la Marine par un musée d'art
exotique, qualifié scandaleusement de “primitif” ou
“premier” ! Ce projet raciste et aberrant vient de gens pour
qui l'art s'évalue par le prix des “pièces” sur le marché ou par
les stars de notre culture qui les ont volés ou possédés. En aucun
cas par le projet des artistes ou le sens que leur culture donnait
ou donne à leurs œuvres. Une grande cavalerie administrative
détourne des crédits de l'État, toujours refusés au musée de
l'Homme, vers une association 1901 créée pour le démanteler !
Le trésorier des prédateurs est le directeur responsable de
l'institution au ministère et le président, l'inénarrable Friedman
12 , assureur racheté avant
faillite et conseilleur en dissolution. Cet argent doit servir à
payer un collectionneur 13 , autoproclamé conseiller “scientifique”,
et ses comparses dont le projet est de virer la science du
musée. »
Jacques Chirac achève l'histoire du musée du quai
Branly, conclue par l'inauguration officielle, le mardi 20 juin, en
présence de Kofi Annan, mais surtout du vieil anthropologue Claude
Lévi-Strauss, en disant : « Lumley a perdu, car moi
j'avais Lévi-Strauss derrière moi. Je ne lui ai jamais rien
demandé, mais il m'a soutenu dès le départ. » Et il ajoute
presque en passant, encore une fois sans mâcher ses mots,
qu'« on ne peut pas avoir une approche de l'art si on n'a pas
une vision générale du monde, et c'est la raison pour laquelle je
suis généralement allergique aux gens qui estiment qu'ils ont seuls
la beauté et le droit en partage… Chaque culture apporte à
l'humanité quelque chose d'essentiel. C'est vrai que je supporte
mal l'hégémonie de firmes comme Coca-Cola et que j'ai en permanence
des problèmes avec les Américains, toujours à vouloir imposer leur
point de vue… »
1 Le 1er
juillet 2006.
2 Michel Basset, copain d'enfance de
Jacques Chirac, dans un livre approximatif sur la jeunesse de ce
dernier, intitulé Les Vertes Années du
Président, situe cet épisode à la fin des années 40. Livre
publié en 1996 par les éditions Filipacchi.
3 Entretien téléphonique avec
l'auteur, le dimanche 23 juillet 2006.
5 Dans une dépêche datée du 6 octobre
2004.
6 Directeur du musée Guimet.
7 La Liberté
guidant le peuple, d'Eugène Delacroix.
8 Le 4 avril 2003, au Louvre.
9 In Connaissance des Arts, numéro spécial édité à
l'occasion de l'exposition L'Art des
sculpteurs taïnos,qui s'est déroulée du 24 février au 29 mai
1994 au Petit-Palais.
10 Discours de Jacques Chirac pour le
départ de Pierre Rosenberg de la direction du Louvre.
11 Idem.
12 Il s'agit de Jacques Friedman,
l'ami d'enfance de Jacques Chirac, qui a été nommé en 1995
président de la Commission du Musée des arts premiers.
13 Il s'agit de Jacques
Kerchache.