8.
Et après ?
Il y a des mots comme métaphysique, religion, quête spirituelle – et tout ce qui tourne autour de la façon dont les hommes, depuis les origines, ont tenté d'apprivoiser la mort, autrement dit ce qu'il y a après, cherchant des princes de l'au-delà, des harmonies entre le visible et l'invisible, des dieux ou un seul – qui collent mal à Jacques Chirac, tant le portrait que la majorité des journalistes et des hommes politiques en ont fait et imposé exclut une telle part d'ombre ou de lumière. J'en suis parfaitement conscient et sais donc ce qui m'attend à la parution de ce livre pour avoir voulu jeter quelques taches de couleur sur ledit portrait. Je reste néanmoins intimement persuadé qu'il est impossible de percer ce que tous les observateurs estiment être le « mystère » de l'hôte de l'Élysée si on ne tente pas de l'accompagner sur le chemin qu'il a emprunté depuis sa jeunesse et qu'il a si soigneusement dissimulé pour pouvoir le poursuivre en paix.
Il n'est certes pas facile de le suivre. Jacques Chirac livre en effet bien peu de confidences sur ses croyances et ses sentiments : « Il n'était pas possible de percer le secret dans lequel il s'enfermait dès lors qu'il s'agissait justement de cet essentiel qu'il gardait jalousement », ou encore : « Il est travaillé par des pensées dont il se garde bien de donner la nature exacte et la consistance, convaincu sans doute qu'il ne serait pas compris », écrit Bernard Billaud 1 , qui fut longtemps son conseiller en matières religieuses avant de devenir son directeur de cabinet à la mairie de Paris.
Billaud est probablement l'homme qui a le mieux cerné cet aspect du président. Lequel récuse naturellement son diagnostic : « C'est un personnage tout à fait étonnant, un catholique pur et dur », m'a dit l'intéressé quand j'ai commencé à lui poser des questions à partir du livre intitulé D'un Chirac l'autre. Et comme si la récusation ne suffisait pas, il ajoute : « Billaud a été bouleversé parce que je ne l'ai pas nommé ambassadeur au Saint-Siège. Je ne l'ai pas nommé parce que il ne me l'a pas demandé. Il en a gardé une certaine amertume… Je ne suis pas anticlérical, mais ce qu'il faisait était excessif. On ne s'occupait plus dans mon entourage que de l'Église catholique. Il était obsédé par ces questions-là… »
Il n'empêche, n'est-ce pas Jacques Chirac qui a écrit : « Toutes les poésies et toutes les religions formulent un certain refus de la condition terrestre. La dignité la plus haute de l'homme consiste sans doute en ce refus par lequel s'exprime l'infini de ses aspirations. Avec ou sans au-delà, “nous ne sommes pas au monde” sur cette terre. Bien avant Rimbaud, de vieux psaumes le disaient avec un mysticisme beaucoup plus émouvant encore » ?
Le questionnement des œuvres du musée Guimet l'a entraîné vers l'insondable mystère de l'homme et des origines de l'humanité. Le président ne craint pas d'évoquer devant moi ses discussions interminables avec des spécialistes comme le paléo-anthropologue Pascal Picq. Mais il éprouve toujours le besoin de délimiter ses réflexions, ses pôles d'intérêt, comme s'il redoutait de passer pour un « intello » livré à la pure spéculation.
« Quand est née la métaphysique ? On pense que c'est au moment où l'homme a pris conscience de la mort. Concrètement, cela s'est traduit par le fait d'enterrer les cadavres. C'est devenu une chose importante, un rite… »
Les mots ne lui viennent pas facilement. Il me fait pénétrer insensiblement dans son jardin secret. C'est bien la quête du mystère de l'« après » qui est derrière toutes ses recherches, ses interrogations.
Il quitte Picq pour Henry de Lumley qui a écrit L'Homme premier 2 « où il évoque cette prise de conscience de la mort et d'une possibilité d'un après »… Si lui-même n'a jamais explicitement rejeté le pèlerinage de Compostelle, non plus que celui de Jérusalem, ce ne sont pas les chemins de la religion maternelle qui ont fait rêver l'adolescent en quête d'absolu, mais ceux qui furent frayés dans sa chère Asie. Il s'intéresse d'abord beaucoup à l'hindouisme et absorbe des quantités impressionnantes de livres sur Vishnu et Krishna. Il se rend quinze soirs d'affilée aux récitals de Ravi Shankar lors de sa première venue en France. « Le musicien indien finira par repérer ce grand adolescent aux yeux fascinés qui se tient au premier rang. Une nuit, il le laissera entrer dans sa loge 3 . »
Le bouddhisme va bientôt remplacer l'hindouisme dans le cœur du jeune Chirac. Bernard Billaud apporte à ce sujet un témoignage passionnant 4 . Lors de la préparation de l'invitation à l'Hôtel de Ville du Dalaï-Lama, prévue pour le 6 octobre 1982, Billaud affirme avoir reçu du maire de Paris cette « confidence ahurissante : qu'il avait songé à 20 ans à se convertir au bouddhisme ».
« Je compris, poursuit le mémorialiste, qu'il restait profondément marqué par cette spiritualité qui s'apparentait plus à une sagesse qu'à une religion, et qu'il n'avait jamais cessé de l'étudier et de l'approfondir depuis son adolescence. Il me parut littéralement transporté par la perspective de rencontrer le Dalaï-Lama, et il m'assura qu'il ferait son affaire des protestations chinoises. Quant à moi, j'étais fermement invité à aller de l'avant et à concrétiser le projet de rencontre avec le chef spirituel des Tibétains.
« Si j'avais pris ainsi l'initiative du contact avec les Tibétains, c'est parce que j'avais gardé en mémoire les termes de la note manuscrite que, le 15 avril 1979, Chirac me fit tenir pour que je m'informe au sujet du bouddhisme tibétain et que j'entre en relation avec celui-ci dans sa présence sans doute difficilement détectable à Paris. Il n'est pas tout à fait sans intérêt de relever qu'il me donna cette instruction exactement le même jour que celle consacrée aux Arméniens. J'ai conscience qu'il me livra en cette double occasion un peu du tréfonds de son âme mystérieuse et secrète en m'invitant, après avoir plaidé pour la reconnaissance du génocide arménien, à faire tout le possible en faveur de la spiritualité tibétaine. Sans doute, à ce moment-là, se manifesta, sous la forme d'une résurgence inattendue, la poussée d'une double nostalgie spirituelle difficile à identifier. »
Le discours que le maire de Paris prononça devant celui qui incarne pour la quatorzième fois le Bodhisattva de la Compassion ne ressemblait effectivement à aucun autre. De larges extraits valent mieux ici que de longues exégèses.
« Votre Sainteté,
« En Occident, le Tibet jouit d'un prestige considérable, non pas seulement parce que cette terre des mystiques rappelle chez nous les perspectives ouvertes par Jean de Ruysbroeck ou la théologie de Gerson qui invitaient à l'“ascension de la Montagne de la Contemplation”, mais encore parce que ce sol fut un foyer de l'évangélisation bouddhique vers lequel se tournaient les barbares. Il était considéré comme le deuxième centre géographique et spirituel du monde, le deuxième Vajrayana où le Bouddha avait atteint l'illumination.
« En vous accueillant en ce lieu, aucun Occidental ne peut ignorer la grande portée contenue dans la simple constatation qu'une vie comme celle de Bouddha ait été possible et se soit réalisée, et qu'aujourd'hui même une vie bouddhique soit réellement vécue. En cela se conforte notre idée que l'homme n'est pas seulement ce qu'il est une fois pour toutes, il reste ouvert. Il ne connaît pas une solution, une réalisation comme la seule juste parmi toutes celles qui, ayant pris la mesure de l'humain, enrichissent le trésor spirituel de l'humanité. Cela se rattache d'ailleurs à la tolérance que remarquait le père Huc lors de son voyage et qui confirmait l'expérience des missions catholiques établies aux xvii e et xviii e siècles.
« Le Bouddha a en effet réalisé une façon d'être homme qui ne reconnaît aucune tâche relative au monde, mais qui, dans le monde, abandonne celui-ci. Nul combat, nulle résistance, une seule aspiration : éteindre cette vie, issue du non-savoir, et le faire si radicalement qu'on n'aspire même pas à la mort, parce qu'au-delà de la vie et de la mort on a trouvé une demeure d'éternité. Dans sa métaphysique, dans sa religion, par son sens du sacré, l'Occident connaît ce désir d'éternité. Il comprend aussi, ne serait-ce que par le concept de la “douleur du monde” qui innerve la philosophie européenne, que le bouddhisme est fondé sur une souffrance métaphysique et la stoïque énergie de sa délivrance… »
Et Chirac de reprendre ici un thème qui lui est cher depuis l'adolescence : « [l'orientalisme] nous défend heureusement d'ériger en absolu les conceptions objectivées par notre propre histoire comme si elles étaient la vérité. »
Un peu plus loin dans son adresse, le maire de Paris livre à Sa Sainteté la pérennité de son questionnement d'adolescent : « Nous avons à connaître la réponse du bouddhisme aux questions de la condition humaine, et, dans la mesure de nos forces, à la comprendre… »
Après cet impressionnant « discours », tous les participants à la cérémonie purent voir Jacques Chirac descendre le grand escalier de la mairie – celui qui mène de son bureau à la cour d'honneur – en tenant fermement et presque dévotement la main du Dalaï-Lama. Et Billaud d'affirmer que « Chirac a voulu répondre, par son geste dont il n'existe pas d'autre exemple, à un élan d'amour par lequel s'est exprimée, après des années de refoulement, la préférence de sa vingtième année ».
Le maire de Paris n'avait pas borné son élan à cette seule réception. Il n'hésita pas à annuler une visite au comice de Meymac pour se rendre, le samedi suivant, 9 octobre, à une cérémonie religieuse à la Pagode du bois de Vincennes, présidée par le chef spirituel des Tibétains, suivie d'un déjeuner frugal à la pagode vietnamienne de Joinville-le-Pont.
Imaginons encore une fois la scène : le Dalaï-Lama, assis en tailleur au pied de l'immense statue dorée du Bouddha, se balançant au rythme des mélopées chantées en tibétain, entrecoupées de discours et d'enseignements dispensés en anglais et en tibétain, parmi lesquels : « Pour les croyants, le bouddhisme peut apparaître comme un athéisme. Pour les athées, il est compris comme une religion. Il est une sagesse entre les deux… » En revenant de ces deux rencontres, Bernard Billaud nota que « M. Chirac avait l'air transporté et donnait l'impression d'être l'un des fidèles parmi tous ceux qui étaient là, ne nous prêtant aucune attention perceptible ».

Avant même d'évoquer ses rencontres avec le Dalaï-Lama, je demandai au président si, comme le disait son ancien directeur de cabinet, il avait bien « songé, à 20 ans, à se convertir au bouddhisme ».
La réponse est cinglante.
« Pour Bernard Billaud, c'était enfer et damnation que d'être tenté par n'importe quoi d'autre que Rome ! Vers 13-15 ans, je me suis en effet intéressé au bouddhisme, à l'hindouisme et au shintoïsme. Mais il a pris ses craintes pour la réalité. »
Bernadette Chirac se montre beaucoup moins catégorique dans ses jugements à la fois sur Bernard Billaud et sur ce que celui-ci dit du président. L'ancien directeur de cabinet de son mari reste pour elle un « ami », un « saint laïc », qui a exercé une « certaine influence sur le président de la République », un « homme d'église » qui connaît son Vatican comme personne et le parcourt « de génuflexion en génuflexion »… Mais sur le bouddhisme ? « Mon mari est très fasciné par le bouddhisme. Il sait tout de Bouddha. Il en est fatiguant. Si je viens à me tromper dans les transformations successives de Bouddha [sourires], il m'engueule. Il sait tout de la propagation du bouddhisme par la route de la Soie. À mon avis d'épouse qui l'a connu à 22 ans, Jacques Chirac adolescent, prodigieusement curieux de tout – il prenait même des cours au Cordon bleu à 14 ans ! –, a fait plus que s'intéresser au bouddhisme. À 20 ans, il sait une foultitude de choses sur le Tibet. Il m'a toujours promis un voyage de noces – que nous n'avons jamais fait – là-bas, et qu'on y dormirait sur une peau de yak…Vous comprenez, je ne pouvais qu'être impressionnée par tout ça. Incontestablement, il était alors très pénétré des choses du bouddhisme… »
Bernard Billaud et Bernadette Chirac n'ont pas été les seuls à remarquer la « fascination » de Jacques Chirac pour le bouddhisme et tout ce qui s'y rapporte. À la suite de son passage à l'émission « Sept sur Sept », le journaliste et romancier Christian Charrière relève, dans Le Quotidien de Paris daté du 8 novembre 1982, que « Jacques Chirac a changé » :
« L'invisible feuillage qui le couronne fait ruisseler sur ses traits une lumière particulière où il n'est pas interdit de reconnaître la conséquence d'une expérience intérieure. Dans ses propos, des allusions à l'existence d'une jeunesse spirituelle, au voyage du Dalaï-Lama en Europe, sa référence à l'œuvre d'Alexandra David-Néel témoignaient du possible retournement d'un homme bien engoncé jadis dans la pensée matérialiste, fût-elle réactionnaire. Le porteur de foudre s'est-il réveillé au sein de cet agrégat transitoire nommé Jacques Chirac ? Un adepte du Véhicule de diamant siège-t-il à la mairie de Paris ? Les marques de respect et de sollicitude vraiment extraordinaires dont il entoura, le mois dernier, le maître spirituel du pays des Neiges, alors que toute la France officielle lui tournait le dos, sont peut-être un signe de cette volte-face métaphysique. »
Charrière ignorait qu'il n'y avait dans tout cela aucune « volte-face métaphysique », mais, au contraire, fidélité complète à des passions de jeunesse. N'est-ce pas en voyant la Kudara Kannon, une permanence du Bouddha, dans un monastère d'Horyuji, à Nara, qu'il a éprouvé, selon ses dires, un des plus grands chocs « esthétiques » de sa vie ?
Les inclinations de Jacques Chirac n'ont pas pour autant atténué son appétit gargantuesque pour tout ce qui a trait au fait religieux, à l'histoire des religions, aux religions elles-mêmes et à leurs chefs. Il cherche opiniâtrement à comprendre comment les hommes et les religions ont de tout temps cherché à gérer l'ingérable…
À quelques nuances près, il écrirait sans doute aujourd'hui encore ce qu'il affirmait dans La Lueur de l'espérance 5  : « Je suis non seulement catholique par tradition familiale, mais encore pratiquant […] », tout en gardant néanmoins sa lucidité sur une Église romaine dont il connaît bien l'histoire, « un univers immense et complexe, foisonnant de toutes sortes de tendances, exposé à toutes sortes d'errements, maintes fois tombé dans des crises profondes et très souvent divisé par de rudes querelles […]. Comme tout organisme vivant, l'Église change, s'adapte, c'est la loi de la vie et c'est ce qui fait son étonnante vitalité après deux mille ans de christianisme ».
En 1978, il reprochait à la hiérarchie catholique de France de mettre en danger l'identité de l'Église, sous prétexte d'ouverture, après Vatican II : « Dans ce pays de sensibilité chrétienne, une semblable religiosité pervertie trouble, au-delà de la famille catholique, beaucoup d'esprits qui se donnent pour agnostiques mais qu'agitent secrètement les tracassins de l'irrationalité. »
Sans l'écrire, il regrettait la fin des messes en latin et la disparition avérée du chant grégorien, auquel il reste attaché, comme on le verra.
C'est probablement Bernadette Chirac qui parle le mieux de l'attachement de son mari à la religion catholique, même s'il semble évident qu'elle le tire à elle – « En ce domaine, je revendique une certaine influence », reconnaît-elle 6  –, alors que sa fonction de président d'un pays très attaché, comme lui-même, à la laïcité, tendrait à l'en éloigner. « Il fait très attention à cause de sa fonction. Il faut distinguer l'homme du président. C'est un chrétien… »
L'épouse du président souligne sa connaissance de l'architecture des abbayes, son intérêt pour l'histoire des monastères, pour le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle ; elle raconte qu'il a favorisé l'installation de religieuses à Meymac et qu'il a beaucoup fait pour la restauration de l'abbaye de Saint-Angel.
Jacques Chirac m'en avait en effet dit deux mots : « Au départ, je me suis lancé dans la restauration de Saint-Angel avec une préoccupation plus architecturale que religieuse. J'ai cherché et trouvé des entreprises privées qui se sont impliquées dans l'opération. J'ai aussi été heureux d'avoir réinstallé une présence spirituelle en terre radicale. Les habitants de Meymac ont apprécié le retour des Cisterciennes. »
Pour mieux me convaincre de la foi de son mari, et même de son attirance pour la vie monastique, Bernadette Chirac a tenu à me raconter la visite de ce dernier, le 12 octobre 1976, à l'abbaye de Solesmes 7 à l'invitation de dom Prou, son père-abbé. Avant même de se rendre à Solesmes, Jacques Chirac nourrissait une particulière affection pour le père-abbé qui, afin de respecter les dernières volontés de Georges Pompidou, avait autorisé une partie de ses moines à venir chanter la messe de Requiem en l'église de Saint-Louis-en-l'Île.
Accueillis par dom Prou en personne, robe noire et calotte violette, Jacques et Bernadette Chirac sont installés au premier rang pour assister à la messe de célébration de la fête de la Dédicace, en souvenir du jour où l'abbatiale fut consacrée. « J'ai vécu ces moments en tant qu'épouse, se souvient la première dame de France. J'en ai été très frappée. On arrive à Solesmes, c'est magnifique. L'église est pleine à craquer. Les chants sont magnifiques. C'est extraordinaire quand on aime le chant grégorien, ce qui est notre cas – j'ai bien dit “notre cas”. »
Après l'office, le couple Chirac, accompagné du couple Billaud, gagne le salon d'honneur. Jacques Chirac questionne dom Prou :
« Faut-il avoir une voix bonne et juste pour devenir bénédictin ?… Car je chante abominablement faux…
– Nous ne sommes pas un conservatoire. Nous prions en louant le Seigneur. Certains de nos moines chantent d'ailleurs fort mal, et une oreille un peu exercée n'aurait pas de peine à relever les imperfections de notre chant. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas pour cette raison que j'en viendrais à contrarier votre vocation… »
Puis c'est l'heure de la séparation. Les règles du monastère interdisent aux femmes de pénétrer dans son enceinte. Bernadette Chirac dit au revoir à son mari qui va passer l'après-midi avec les moines. « Je l'ai accompagné jusqu'à la clôture, comme on accompagnerait une carmélite qui prend le voile. Le père-abbé me salue. Ça y est, je laisse mon mari : il est pris en mains ! »
Bernard Billaud, qui est resté aux côtés du président, peut témoigner de ce que Mme Chirac n'a pas vu : « Nous restons au monastère pour sexte 8 , puis nous nous acheminons vers le réfectoire. Lavement des mains, après quoi le père-abbé entraîne M. Chirac auquel il désigne la place d'honneur à sa droite […]. De temps en temps, alors que nous déjeunons en silence et qu'un moine lit recto tono un texte de saint Augustin, je jette un regard vers la table du père-abbé : M. Chirac domine de sa place toute la salle du réfectoire et il a l'air parfaitement heureux de se trouver là où il est.
« Dom Prou fait ensuite visiter l'abbaye. Rien ne nous est épargné : ni la bibliothèque, ni la chapelle privée du père-abbé – où M. Chirac reste un instant en prière devant le Saint Sacrement, agenouillé sur le prie-Dieu que lui a désigné dom Prou avec une autorité sans réplique –, ni l'appartement de dom Guéranger 9 . M. Chirac est admirablement “bon public” : il palpe les statues, admire les tableaux, attrape les livres sur leurs rayons… et demande à visiter une cellule de moine !
« La cloche du monastère nous a rappelés dans l'église où nous entendons none 10 … »
Le soir, Bernadette Chirac « récupère » son mari. Elle témoigne à son tour de ce qu'elle a alors ressenti : « Nous ne nous revoyons que le soir. Il me raconte le déjeuner, avec la lecture recto tono. Il ne pouvait pas parler. Ce qui est terrible, pour lui ! Il mange avec les moines… Il a été très impressionné, fasciné, même, par cette journée passée dans ce monastère. Dom Prou avait eu une accroche avec lui ; ils se sont revus après cette journée. Au fond, je me suis rendu compte à ce moment-là qu'il a peut-être été touché par la grâce… Contrairement au portrait d'agité que certains font de lui – c'est grotesque ! –, il est fasciné par la vie de ces moines qui vivent dans le silence, le recueillement, la prière, la réflexion, l'étude des Écritures… Cette journée à Solesmes, c'était quelque chose ! »
Jacques Chirac ne dit pas autre chose au cardinal Marty, un peu plus d'un mois après sa visite à Solesmes : « Nous sommes restés deux bonnes heures à l'office de la Dédicace. J'ai eu pourtant l'impression que le temps avait passé trop vite. C'est dire comme je fus captivé par une liturgie admirable. J'étais pris intensément par cette atmosphère de recueillement et de prière, par l'extraordinaire beauté du chant grégorien qui a quelque chose d'intemporel. Voilà qui console de tant de célébrations tristes et médiocres d'où le sens du sacré est obstinément absent 11 … »
Il aime le commerce des chefs religieux ou de gens qu'il considère comme tels, comme Jean Guitton qu'il a vu jusqu'à sa mort (un Guitton avec qui François Mitterrand se plut lui aussi à parler du trépas), dom Prou, mais aussi le cardinal Lustiger avec qui il eut parfois des relations tendues, le prélat trouvant certes épatant que le président s'occupât de l'islam, mais estimant que ce serait encore mieux de ne pas délaisser pour autant la première confession du pays. Jacques Chirac a aussi entretenu pendant des années une correspondance avec le chanoine Pierre Garcia, qu'il avait connu en Algérie. Il vécut comme un grand moment sa rencontre à Rome, le 6 juillet 1978, avec un Paul VI qui lui avait donné l'accolade, et davantage encore celles qu'il eut avec Jean-Paul II, quand il était maire de Paris puis président de la République.
« J'étais heureux de rencontrer le pape et d'avoir noué une relation avec lui », me confirme le chef de l'État, mais il tempère aussitôt son propos en ajoutant : « Tous les hommes politiques sont sensibles à l'idée de voir le pape, y compris les musulmans qui se précipitent à Rome dès qu'ils ont l'occasion de le rencontrer. »
Évoquant ensuite le livre de Bernard Billaud qui parle de « retournement » pour qualifier son comportement tant à l'égard de l'Église catholique que de la Papauté depuis qu'il est à l'Élysée, le président répond non, sans énervement :
« Je n'ai absolument pas changé de position. C'est sa propre projection des choses.
– Il vous reproche de n'avoir pas voulu voir figurer de référence aux origines chrétiennes du continent dans la Constitution européenne…
– Peut-être par atavisme, j'ai toujours été très attaché à la laïcité. Je respecte toutes les religions, mais je suis pour la laïcité. Chacun peut exprimer ses opinions religieuses sans que cela ait d'influence sur les affaires de l'État. »
Pour clore la discussion sur les relations de son mari avec l'Église catholique, Bernadette Chirac cite Georges Pompidou : « Je suis croyant. Je suis tourmenté par le doute ; ma femme, elle, est très pratiquante. Mais, de toute façon, je considère les problèmes de la foi comme tout à fait fondamentaux. » Et de compléter par un : « Jacques Chirac est l'élève de ça. »
Sur ce sujet, j'ai du mal à me faire une opinion tranchée, conscient, comme je l'ai écrit, que Bernadette Chirac, elle-même foncièrement catholique, défend bec et ongles sa propre version. Pourtant, deux des conseillers les plus proches du président, qui ont travaillé avec lui sur la question de la laïcité, affirment qu'il a effectivement évolué depuis qu'il est à l'Élysée et qu'il ne prononcerait plus aujourd'hui les discours que lui préparait Bernard Billaud. Tous deux vont jusqu'à prétendre que Jacques Chirac est aujourd'hui beaucoup plus attiré par le judaïsme et l'islam que par le catholicisme romain. Puis de se lancer dans des anecdotes montrant sa proximité d'avec plusieurs rabbins et personnalités juives.
Il avait ainsi noué une relation étroite avec le grand rabbin Jacob Kaplan qu'il visitait régulièrement dans son minuscule appartement parisien de la rue Andrieu, et à qui il vouait une « immense admiration » : « Je l'écoutais pendant des heures… Il me parlait surtout de l'histoire du peuple juif… » Du fait de cette admiration, le président de la République a accepté – fait exceptionnel – de préfacer le livre du rabbin Haïm Korsia intitulé Être Juif et Français et sous-titré : Jacob Kaplan, le rabbin de la République 12 , où il évoque l'estime et l'affection profondes qu'il lui portait : « Il m'avait fait le privilège de son amitié. Je l'ai rencontré souvent. J'entends encore sa voix douce, chaleureuse. Je me rappelle son regard direct, attentif, plein de bonté. Je me rappelle son sourire… »
Le président aime également à discuter avec le jeune rabbin Korsia, ancien collaborateur du grand rabbin Sitruk, maintenant aumônier militaire de l'armée de l'Air. Plus surprenante est la relation qu'il entretient avec la communauté loubavitch de France, notamment avec son grand rabbin, Hilel Pavzner, qu'il a décoré de la Légion d'honneur le 4 juillet 1997.
Le président confirme qu'il apprécie particulièrement les relations avec les rabbins : « On en apprend plus qu'avec les autres responsables religieux, parce que la sélection s'y fait sans doute mieux qu'ailleurs… Et j'ai de surcroît une sympathie naturelle pour eux, alors que Dieu sait s'ils multiplient les erreurs en Israël… »
Le 26 février 2001, quand il remet les insignes de grand officier de la Légion d'honneur à Adolphe Steg 13 , qu'il appelle « Ady », Jacques Chirac parle de ce que représente pour lui le judaïsme.
« Ainsi vous êtes né juif, mais vous avez choisi le judaïsme avec toute votre passion. Il fut d'abord le paysage spirituel de votre enfance, baignée par la piété familiale, éclairée par le shabbat, dont vous évoquez l'intensité heureuse, l'alternance d'allégresse et de mystère, le sentiment de liberté et de plénitude. Il fut ensuite l'objet de votre étude. Vous avez été l'élève de maîtres prestigieux comme les philosophes André Néher, Emmanuel Lévinas ou Manitou. Pour vous, le judaïsme est inséparable de l'étude, de la transmission, de l'approfondissement. C'est non seulement la condition de sa survie, mais c'est aussi sa vie même, son essence, et c'est pourquoi vous avez tout fait pour que le judaïsme se déploie dans les écoles, les centres universitaires, les bibliothèques autant que dans les synagogues. Comme votre ami Shmuel Trigano, vous croyez que le judaïsme est aussi exigence intellectuelle et morale, intelligence du monde et de l'histoire. Homme de choix et de volonté, vous êtes, cher Ady Steg, un homme engagé. Toute votre vie a été placée sous le signe de l'engagement. »
Féru d'histoire du peuple juif, il dit avoir beaucoup réfléchi sur le point de savoir pourquoi les Juifs sont encore là malgré tous les drames et les persécutions qu'ils ont eu à traverser. Le sujet le passionne.
« D'abord, dit-il, parce qu'ils cultivent l'intelligence… Quand un Juif s'installe quelque part, il crée d'abord une école, et après seulement une synagogue. Alors que les catholiques, eux, commencent par installer une église… Les Juifs considèrent que la transmission de la culture est plus importante que celle des rites… C'est pour cela que j'ai milité pour le développement des écoles juives. Par respect pour cette tradition… Et si j'ai beaucoup aidé les écoles des loubavitch 14 , c'est parce que ce sont eux qui se sont le plus démenés… Cela m'a d'ailleurs valu quelques problèmes avec ma femme qui, à plusieurs reprises, n'a pas apprécié que des responsables de cette communauté refusent de lui serrer la main… »
Laissons donc à Bernadette Chirac le dernier mot : « Il est habité par tous ces sujets. Il a ça en lui ; ça l'interpelle en permanence […]. Exemple : il étudie constamment ce que les Égyptiens pensaient de l'au-delà. Il est fasciné par ces empereurs chinois qui se faisaient enterrer avec tous leurs objets, leurs serviteurs, leurs concubines, etc., pensant qu'ils allaient continuer de vivre après, parce qu'il y avait une autre vie… »
L'épouse du président s'autorise une longue digression sur François Mitterrand, hanté par la mort, qui se posait lui aussi beaucoup de questions et voyait à ce sujet Jean Guitton qu'elle et son époux connaissaient bien… Et d'enchaîner : « Chez mon mari, le questionnement sur la mort n'est pas un trait de fin de vie ; il existe en lui depuis qu'il est tout jeune. Il est habité par cette affaire… » Elle fait le lien entre cet « essentiel » et la passion de son mari pour l'archéologie et les chronologies, et rapporte avec humour qu'il n'arrête pas de lui dire : « Où était votre famille à cette époque ? Elle mangeait comme les singes dans les arbres… »
« Il répète cela tout le temps, vous vous rendez compte ! » Puis, reprenant son sérieux : « Toute sa culture est sous-tendue par le désir de savoir, de connaître, de comprendre. Il prélève dans chaque religion ce qui le fascine. Il va ainsi vous citer des versets du Coran… » Mais l'humour de Mme Chirac reprend vite le dessus : « Quelquefois, il m'arrive de penser à autre chose, car c'est un peu… Ça m'intéresse, certes, mais enfin, j'ai parfois envie de penser à des choses plus légères… »
Dans son questionnement face aux statues bambara, taïno, mumuye, fang, inuit, etc., ou face à la fameuse Kudara Kannon, Jacques Chirac cherche aussi sans doute les différentes réponses, apportées dans le temps et l'espace, à l'insondable mystère de la mort.
1 Bernard Billaud, D'un Chirac l'autre, Éditions de Fallois, 2005.
2 Henry de Lumley, L'Homme premier, préhistoire, évolution, culture, Odile Jacob, 200.
3 Jacques Chirac, op. cit.
4 D'un Chirac l'autre, op. cit.
5 Op. cit.
6 Bernadette Chirac, avec Patrick de Carolis, Conversation, Plon, 2001.
7 Né à deux kilomètres de l'abbaye, ce lieu m'est particulièrement cher… (NDA)
8 Office qui se récite après tierce, vers 12 heures.
9 Moine bénédictin qui releva le monastère de Solesmes, restaura la vie monastique en France et relança en le modernisant le chant grégorien.
10 Office qui se récite vers 15 heures, après sexte.
11 D'un Chirac l'autre, op. cit.
12 Éditions Privé, 2006.
13 Le docteur Steg était également proche de François Mitterrand. C'est lui qui lui annonça, le 16 novembre 1981, qu'il avait un cancer de la prostate, lui encore qui l'opéra en 1992. Il avait été frappé par l'érudition de François Mitterrand parlant du judaïsme et de la Bible…
14 C'est pour cette raison qu'il est devenu l'ami d'Hilel Pavzner.