2.
Le « zigoto de la République »
S'il est un homme politique que les Français
pensent connaître, Jacques Chirac est bien celui-là. Le président
occupe la scène politique française avec assiduité depuis quarante
ans. Les journalistes lui ont consacré des dizaines de milliers
d'articles, les télévisions des milliers de journaux télévisés,
d'émissions et de portraits, et le monde de l'édition plus de deux
cents livres. Il faudrait plusieurs promotions d'historiens pour
éplucher cette masse documentaire. Mais cette recherche est inutile
pour connaître la direction prise par tous ces travaux depuis
quelques années : un sens univoque, désespérément commun,
absolument consensuel. La totalité des ouvrages récents consacrés à
Jacques Chirac sont à charge. Dès qu'il s'agit du président dans
une rédaction ou un studio de télévision ou de radio, un sourire
mauvais assombrit le visage du journaliste qui parle. Le président
ne saurait être considéré ou pris au sérieux. Il est devenu le
grand bouc-émissaire des malheurs de la France, le Goldstein de la
politique française, du nom de ce héros qui incarne le mal absolu
dans 1984, le roman de George Orwell.
Tous les commentateurs, qu'ils soient de droite, de gauche ou du
centre, témoignent de ce qui leur apparaît comme une incontestable
évidence : Jacques Chirac est l'inanité même. Son bilan se
confond avec un seul mot, un seul chiffre, même : zéro.
J'exagère ? Non, je suis bien en deçà de la
vérité. Si l'unanimité médiatique s'est faite contre lui depuis la
mort de Paul Guilbert, le journaliste du Figaro, quelques médiacrates en ont profité pour se
forger, à l'ombre de la supposée indignité du président, un petit
magot de notoriété supplémentaire, assorti de confortables droits
d'auteur qui semblent indexés sur la violence des textes publiés.
Des best-sellers, et même un film à succès, qui dessinent les
contours d'un tribunal politique vieux comme les dictatures :
celui où, à aucun moment, l'accusé (ou la défense) n'a la parole
pour contrer ou même simplement relativiser la verve
inquisitoriale ; celui où aucun geste, aucune décision, aucune
pensée de l'accusé n'est épargné. En ces temps de verbe policé, où
l'euphémisme règne dans le monde des idées, le traité de
chiracologie, exercice toujours considéré comme salutaire et
courageux – que diable, l'homme est « encore » à
l'Élysée ! –, se doit de verser dans le pamphlet le plus
outrancier. Dans le cas de Chirac, l'invective et l'insulte sont de
l'ordre de la correction minimale exigée par l'air du temps.
Prenons Denis Jeambar. En quarante ans de
journalisme, notre homme s'est forgé l'image d'un intellectuel
modéré, réformiste et raisonnable. On le soupçonnait même d'une
certaine liberté de penser, qualité devenue si rare dans le Paris
éditorial. Son avant-dernier opus de journaliste 1 , bravement intitulé Accusé Chirac, levez-vous ! 2 , ne témoigne pas seulement d'un amour
immodéré pour les procès à charge, il tombe dans le langage de
caniveau inimaginable chez cet homme affable et plutôt
pudique : « Ce Don Juan [il s'agit de Chirac, bien sûr]
se sent irrésistible et se dit qu'il en va du pays comme des
femmes : tout se règle en trois minutes. »
Donc, on l'aura compris, le bilan de Chirac est
nul, archinul, nullissime. On n'en finirait plus d'inventer les
superlatifs dépréciatifs. Le président n'est pas seulement menteur,
il est « supermenteur ». Avec la complicité du
journaliste Éric Zemmour, Karl Zéro a réalisé un reportage… dans le
cerveau du chef de l'État ! Les faits qu'il en rapporte sont
accablants pour lui. Chirac a parcouru la France en pensant
« une main serrée, un bulletin gagné ». Il a toujours
fait le contraire de ce qu'il disait. Il a longtemps été l'avocat
des automobilistes, même des chauffards, avant de lancer sa
campagne sur la sécurité routière. Il a pourfendu, puis adoré
l'Europe. Défendu toute sa vie les agriculteurs et la ruralité
alors qu'il adore la ville et ne se sent à l'aise que dans les
palaces. Promis des places à de nombreux amis avant de les oublier.
« Le cynisme est la règle qui l'anime », assure Jeambar.
Il est, écrit Franz-Olivier Giesbert 3 , un « poseur d'emplâtres »,
« un prince de la dissimulation », un
« pipeauteur ». Pour canarder Chirac, L'Express et Le Point
sont à l'unisson, comme la quasi-totalité de la presse
d'ailleurs.
Chirac n'est pas simplement un menteur sans foi ni
loi, il est aussi, nous assurent les éditorialistes chevronnés, un
incompétent notoire. Nous lui devons tout ce qui ne va pas dans
notre pays, et ce n'est pas peu dire. La dette
« abyssale » de la France ? Chirac. L'assistanat
généralisé ? Chirac. (N'a-t-il pas inventé l'ANPE ?)
L'impossibilité de réformer le pays ? Chirac, puisque, comme
l'écrit Franz-Olivier Giesbert, c'est un « psychorigide
contrarié qui a fini par se convaincre que la France ne
supporterait aucune réforme 4 ». La faillite de l'Europe ?
Chirac encore, qui s'est débrouillé pour perdre un référendum gagné
d'avance. La montée de Le Pen ? Chirac, Chirac, martèle
Jeambar 5 . La dégénérescence des institutions et de
la Ve République ? Chirac
toujours.
Chirac, c'est l'« irresponsable ». Hervé
Gattegno explique sur 300 pages comment le chef de l'État a
« orchestré son irresponsabilité – pénale et politique – comme
un débiteur sans scrupule organise son insolvabilité 6 ».
Chirac, c'est enfin « l'escroc » de la
République. Au terme d'un livre-réquisitoire de 450 pages
7 , Jean Montaldo nous livre
ses « pièces à conviction » : la photocopie de la
facture d'un billet d'avion Paris-New York pris en 1993 et payé en
liquide à une agence de voyage. C'est assez pour faire un
best-seller principalement nourri des comptes rendus d'audience des
procès sur le financement des partis politiques en Île-de-France,
qui a mis en cause tous nos responsables politiques, mais épargné
le président au nom d'un principe constitutionnel. En quarante ans
de vie politique, Jacques Chirac a-t-il une fois seulement, deux
fois peut-être, été bien inspiré ? S'est-il, fût-ce pour de
mauvaises raisons, ou simplement par hasard, écarté du mauvais
chemin qui fut le sien depuis quarante ans ? Il semble bien
que non. Sur les quatre cents pages de La
Tragédie du président, Giesbert n'a même pas un mot pour
remercier Chirac sur l'Irak ! Ce n'est plus de l'engagement,
c'est de l'aveuglement. Les historiens du temps présent que
prétendent être les éditorialistes ne veulent pas reconnaître un
seul mérite à Jacques Chirac. De quoi souhaitent-ils le punir, de
quoi entendent-ils se venger ? Je l'ignore.
Pour tous, en tout cas, Chirac incarne, en fait,
le « déclin de la France ». Cette trouvaille nous est
offerte par Franz-Olivier Giesbert au travers d'un ouvrage bâti sur
douze ans de « confidences » des principaux acteurs de la
politique française, dont Chirac lui-même. L'homme qui troussa des
portraits si flatteurs du président lorsque celui-ci avait la main,
va désormais, au crépuscule de son parcours, chercher en enfer les
mots pour l'abattre. Chirac est devenu « un vieux fantôme
déguisé en président, croque-mort du déclin français, zéro pensant
puisque c'est ainsi que le voient les Français désormais ».
Peu importe que François Mitterrand ait un jour dit de FOG qu'il
avait « les guillemets faciles » ; son pamphlet,
salué par une médiacratie quasi unanime 8 , a été un formidable best-seller.
Quant aux quelques impudents qui ont osé remarquer que, dans ce
portrait au vitriol de la droite française, un seul était épargné,
Nicolas Sarkozy, ils sont mus bien entendu par la jalousie du
succès fogiste.
Ainsi, nous savons tout de Chirac. Laissons donc
son cadavre à l'histoire, tournons la page !
Ce livre s'ouvre sur l'hypothèse inverse : et
si, de Chirac, nous ne connaissions pas tant que ça, pas
grand-chose, même ? Et si Chirac s'était débrouillé pour que
ses innombrables biographes, dont il s'est désintéressé 9 avec tant de désinvolture, passent à
côté de son personnage ? Je sens mon lecteur sceptique. Alors,
commençons par le commencement. Le commencement est un doute. Un
doute léger, au début. C'est par là que débute l'histoire de ce
livre…
Depuis 1995, Jacques Chirac est « mon »
président. Je n'ai pas voté pour lui en 1995. Mais j'ai accepté
sans barguigner, en bon républicain, la sanction des urnes.
Par-delà les principes, cette discipline m'a été rendue plus légère
par l'élégance républicaine avec laquelle il a traité son
prédécesseur en le raccompagnant chaleureusement jusqu'à sa voiture
au moment de la passation des pouvoirs, le 17 mai 1995. Quelques
mois plus tard, j'ai été très touché, comme des millions de
Français, par l'hommage qu'il rendit à François Mitterrand à sa
mort. Une phrase, passée largement inaperçue à l'époque, est restée
gravée dans ma mémoire : « Seul compte finalement ce que
l'on est dans sa vérité et ce que l'on peut faire pour la
France. »
Ces manifestations d'une alternance démocratique
apaisée ont augmenté le respect que j'avais pour l'homme élu par la
majorité des Français et devenu, par cet adoubement, non seulement
le représentant du pays, mais aussi l'incarnation de la France
éternelle. En 2002, comme plus de 25 millions de Français,
j'ai voté sans états d'âme pour Jacques Chirac au deuxième tour.
Mais il ne s'agissait pas seulement, dans mon esprit, de faire
barrage à Le Pen. J'avais acquis la conviction, au cours de son
premier septennat, qu'il était un antiraciste viscéral et qu'il ne
remettrait pas fondamentalement en cause notre modèle social. Enfin
et surtout, je savais qu'il porterait haut la voix de la France
dans le monde.
Parvenu au terme de son second mandat, une
montagne de griefs, de jugements à l'emporte-pièce, de
condamnations sommaires portés contre lui s'accumulent à la
devanture des kiosques et des librairies. Chirac, que d'arbres on a
abattus en ton nom, ou plutôt au nom de la dernière juste cause de
plumitifs parisiens : annihiler un chef qui aurait fait perdre
douze ans à la France ! Une fois de plus, la
« machine » médiatique s'est emballée, s'écartant ainsi
de sa fonction première dont on a oublié qu'elle était la cause de
la vérité. Pour le chef de l'État que sa fonction prive de toute
possibilité de réponse, aucune insulte, aucun superlatif n'est
assez dégradant : escroc, supermenteur, agité du bocal,
irresponsable, etc. Les magazines rivalisent d'imagination pour le
traîner dans la boue. Quelle joie de s'autoriser à bon compte un
blasphème républicain ! Quel plaisir de démontrer sa bravoure
en dégommant le premier des Français ! Quel exemple
d'indépendance, pour les jeunes générations, que de jeter les
dernières pelletées de terre sur un président déjà présenté comme
un mort-vivant !
Qu'ont apporté ces écrits vengeurs à l'histoire
immédiate au nom de laquelle ils ont été rédigés ? Sur quels
attendus celui que tous exécutent sans faiblesse ni réserve est-il
condamné ? La même grille d'analyse est partout mobilisée.
Exclusivement forgée sur le critère de la morale, elle ignore celui
de l'efficacité qu'on s'attendrait spontanément à trouver,
s'agissant de dresser le bilan d'un chef de l'exécutif. Pour
l'essentiel, les deux mandats du président Chirac ont été scrutés à
la seule aune des « affaires » de la mairie de Paris. Or
celles-ci sont antérieures à 1995, et ne diffèrent guère de toutes
les autres histoires de financement politique qui ont défrayé la
chronique des années 1980. Jacques Julliard a joliment pointé ces
« dérives justicières » : « À la dictature du
prolétariat, qui était naguère l'horizon d'attente de toute la
pensée “progressiste”, est en train de se substituer doucement la
dictature de la morale, dont le “politiquement correct” n'est
jamais que le nom moderne 10 . »
Mais réfléchissons un instant : quel est
l'homme politique idéal qui se dégage en creux de toute cette veine
éditoriale ? Il serait celui qui garderait toute sa vie les
mêmes idées et se montrerait imperméable au contexte de son action,
c'est-à-dire aux évolutions intérieures et extérieures de toute
nature, autrement dit encore à l'histoire du pays et du reste du
monde. Le complexe et le contradictoire, si souvent loués en
d'autres domaines de l'activité humaine, deviendraient de
véritables tares dans le champ politique. Disposition singulière de
notre morale politique contemporaine : chaque décision, chaque
action, chaque déclaration d'hier ou d'avant-hier devrait être
jaugée à l'aune d'aujourd'hui !
Je ne considère toujours pas Jacques Chirac comme
une personnalité appartenant au camp qui est resté le mien, la
gauche, malgré tout ce qu'elle a fait et surtout n'a pas fait.
Mais, alors que se termine son second mandat, je dois reconnaître
que toutes ces attaques convergeant sur lui n'ont pas entamé le
crédit dont il disposait dans mon livre de comptes politiques. Le
solde de son bilan élyséen restera pour moi toujours positif en
raison de ce que l'on ne se hasardera pas à appeler ici un fait
d'armes : avoir refusé d'envoyer des soldats français en Irak.
Par-delà cette décision, il me faut également constater que ses
positions en France et à l'extérieur ont plutôt conforté ma fierté
d'être français.
La haine que déverse le Paris rédactionnel et
éditorial sur ce président en fin de mandat a fait remonter de ma
mémoire celle qui m'avait ému, en 1994, lorsqu'elle avait pris pour
cible facile un François Mitterrand exténué et malade, au terme de
son second septennat. Je me suis rappelé le choc que j'avais
ressenti à la lecture d'un article publié dans Le Monde du 10 septembre 1994 et intitulé
« L'évolution du cancer du chef de l'État est devenue
“imprévisible” ». À partir d'une source commodément intitulée
« dans l'entourage médical du chef de l'État », les deux
auteurs, Jean-Yves Nau et Franck Nouchi, s'étaient livré dans les
termes les plus crus à une description de l'évolution probable de
la maladie, déshabillant le presque-mort pour l'offrir, nu, à la
foule avant de l'achever 11 .
Manifestement, maints articles publiés au
printemps 2006 ont également pour but avoué ou inavoué
d'« achever » le président Chirac. Ces attaques heurtent
à la fois mon humanisme, ma conception de la République et un sens
de la décence qui me donne plutôt envie de voler au secours de mes
pires ennemis lorsqu'ils sont à terre. Elles sont aussi
insupportables qu'absurdes, puisque les contempteurs de ce qu'ils
croient être le crépuscule chiraquien ne se rendent pas compte
qu'en franchissant les frontières de la critique légitime, ils se
tirent une balle dans le pied, la plupart d'entre eux, à l'instar
de l'écrasante majorité des Français, ayant élu Jacques Chirac en
majesté en avril 2002.
J'en étais là de mes réflexions lorsque je tombai
sur un article de Gérard Lefort publié dans l'édition de
Libération du samedi 3 juin 2006 et
intitulé « Los terrificos
chiracos ». Le président y était traité de
« zigoto de la République ». Ce terme m'est resté en
travers de la gorge. Ainsi nous aurions été plus de vingt-cinq
millions à élire un « zigoto », autrement dit nous
aurions nous-mêmes été un peuple de « zigotos » dirigés
par un grand con « dévalué, déconsidéré, prématurément
déchu », dur d'oreille malgré son Sonotone, tout juste bon à
« envisager une retraite épanouie en animateur de goûter
dansant, à moins qu'on ne mette enfin à profit ses talents trop
méconnus de comique pour égayer les soirées seniors de
l'UMP… »
J'avais beau me répéter que la critique est libre,
de même que la dérision, c'est à ce moment qu'a germé en moi
l'envie de réagir à ces écrits qui, par leurs outrances, me
mettaient hors de moi.
Réagir, certes, mais comment ? Je me suis
d'abord pris les pieds dans le tapis de mes propres contradictions.
Réputé homme de gauche, toute démarche aboutissant au bout du
compte à réhabiliter Jacques Chirac me ferait immanquablement
passer pour traître à mon camp, voire pour une vulgaire girouette…
Objection rapidement balayée : comment accepter que le
principe qui a guidé toutes mes enquêtes, la recherche de la
vérité, soit sacrifié à un problème d'image personnelle ? Peu
à peu s'est ancrée en moi l'idée de me forger ma propre opinion sur
celui que Lefort appelle le « zigoto de la République »,
et, à cet effet, de convaincre Jacques Chirac de me parler, ainsi
qu'avait accepté de le faire naguère François Mitterrand
12 . Il m'a fallu quelques
jours pour m'habituer à l'idée d'une telle rencontre dont
l'évidence et la nécessité s'imposaient à moi. Mon intuition était
que le personnage n'avait que peu de rapports avec une image
construite dès les années 70. Il me fallait vérifier.
J'ai téléphoné à un ami que je savais en contact
avec l'Élysée. Je lui ai expliqué mon projet non sans lui préciser
que la finalité de ces entretiens dépendrait de la volonté du
président de « jouer le jeu ». Quelques jours plus tard,
j'apprends que mon projet suscite quelque intérêt. Le 8 juin,
Frédéric Salat-Baroux, secrétaire général de l'Élysée, me donne
rendez-vous pour le vendredi 16 en fin d'après-midi. Nous parlons
pendant près de trois quarts d'heure. Avant d'en arriver à l'objet
de ma visite, il est question d'histoire, de Jean Moulin et de ses
relations avec de Gaulle, du maréchal Pétain, de la Cagoule, du
docteur Martin, tous sujets dont j'ai traité dans divers livres.
Connaissant, dit-il, ma façon de travailler, il estime que
« le président n'a rien à craindre d'une enquête
sérieuse ». Mais il ajoute que la « seule vraie
difficulté est Chirac lui-même, qui reste un mystère. Il ne sera
pas facile de le faire parler… Il ne parle jamais de lui. »
L'entretien se termine par un engagement de mon interlocuteur de
tout tenter pour convaincre le chef de l'État de me parler. Claude
Chirac, qui nous a rejoints vers la fin de l'entretien, affiche la
même disposition d'esprit. Une réponse me sera fournie après le
week-end.
En attendant la décision présidentielle, j'ai
choisi de me plonger dans l'univers de Jacques Chirac. La semaine –
celle de l'ouverture du musée du quai Branly – est plutôt propice à
l'exercice.
Le mardi 20 juin, le chef de l'État, arrivé le
premier au musée, ne cache pas « une grande joie et une grande
émotion » à voir achevée l'œuvre qu'il a portée avec son ami,
le marchand d'art Jacques Kerchache, depuis le début de son premier
mandat. Au jour J, la belle architecture de Jean Nouvel est
terminée, les 3 500 pièces sont en place. Rayonnant, le
président est heureux de faire partager sa passion pour les
sculptures dogon, les masques D'mba, les statuettes
précolombiennes. Les invités ont été manifestement triés sur le
volet, mais le critère de sélection n'a été ni diplomatique ni
politicien. C'est le tri du cœur, non celui de la raison, qui s'est
imposé. Car les privilégiés constituent à l'évidence un
échantillonnage de « son » monde : Kofi Annan,
secrétaire général des Nations unies, Rigoberta Menchu, prix Nobel
de la paix, Abdou Diouf, secrétaire général de la Francophonie,
Éliane Karp, épouse du président colombien Alejandro Toledo,
Marie-Claude Djibaou, veuve de l'ancien président calédonien du
FLNKS, Paul Okalik, jeune Premier ministre du territoire autonome
du Nunavut, mais aussi le grand ethnologue Claude Lévi-Strauss,
Jean Malaurie, l'explorateur – qu'il présente à Kofi Annan parce
qu'il soutient le combat de ce dernier pour la préservation de
l'« allée des baleines », site chamanique du détroit de
Béring où sont disposés les mâchoires, les crânes et les os de très
grands cétacés – et la veuve et les deux filles de Jacques
Kerchache, qu'il embrasse avec affection.
Les médias n'ont repris que quelques bribes de son
discours. J'ai eu la curiosité – j'avoue que c'était bien la
première fois qu'une telle envie me prenait – d'en lire
l'intégralité. Et me voici surpris, interloqué, séduit. Ce discours
résonne comme une déclaration d'amour à tous les hommes de la
planète, placés sur un strict plan d'égalité et encouragés à
dialoguer… Étais-je déjà « embarqué » par mon sujet avant
même de l'avoir rencontré ? Pourtant, lisez ce texte, puis
fermez les yeux : y-a-t-il quelque chose de commun entre ce
morceau d'éloquence utopiste et le Chirac que nous dépeignent les
médias depuis dix ans ?
« Alors que le monde voit se mêler les
nations comme jamais dans l'histoire, il était nécessaire
d'imaginer un lieu original qui rende justice à l'infinie diversité
des cultures, un lieu qui manifeste un autre regard sur le génie
des peuples et des civilisations d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et
des Amériques. […] Il s'agissait pour la France de rendre l'hommage
qui leur est dû à des peuples auxquels, au fil des âges, l'histoire
a trop souvent fait violence. Peuples brutalisés, exterminés par
des conquérants avides et brutaux. Peuples humiliés et méprisés
auxquels on allait jusqu'à dénier qu'ils eussent une histoire.
Peuples aujourd'hui encore souvent marginalisés, fragilisés,
menacés par l'avancée inexorable de la modernité. Peuples qui
veulent néanmoins voir leur dignité restaurée et reconnue. […] Au
cœur de notre démarche, il y a le refus de l'ethnocentrisme, de
cette prétention déraisonnable et inacceptable de l'Occident à
porter, en lui seul, le destin de l'humanité. Il y a le rejet de ce
faux évolutionnisme qui prétend que certains peuples seraient comme
figés à un stade antérieur de l'évolution humaine, que leurs
cultures dites “primitives” ne vaudraient que comme objets d'étude
pour l'ethnologue ou, au mieux, sources d'inspiration pour
l'artiste occidental. Ce sont là des préjugés absurdes et
choquants. Ils doivent être combattus. Car il n'existe pas plus de
hiérarchie entre les arts et les cultures qu'il n'existe de
hiérarchie entre les peuples. C'est d'abord cette conviction, celle
de l'égale dignité des cultures du monde, qui fonde le musée du
quai Branly […].
« En montrant qu'il existe d'autres manières
d'agir et de penser, d'autres relations entre les êtres, d'autres
rapports au monde, le musée du quai Branly célèbre la luxuriante,
fascinante et magnifique variété des œuvres de l'homme. Il proclame
qu'aucun peuple, aucune nation, aucune civilisation n'épuise ni ne
résume le génie humain. Chaque culture l'enrichit de sa part de
beauté et de vérité, et c'est seulement dans leurs expressions
toujours renouvelées que s'entrevoit l'universel qui nous
rassemble. Cette diversité est un trésor que nous devons plus que
jamais préserver. À la faveur de la mondialisation, l'humanité
entrevoit, d'un côté, la possibilité de son unité, rêve séculaire
des utopistes, devenu aujourd'hui la promesse de notre destin.
Mais, dans le même temps, la standardisation gagne du terrain avec
le développement planétaire de la loi du marché. Pourtant, qui ne
voit qu'une mondialisation qui serait aussi une uniformisation ne
ferait qu'exacerber les tensions identitaires, au risque d'allumer
des incendies meurtriers ? Qui ne sent une nouvelle exigence
éthique face aux questions si déroutantes que porte le
développement rapide des connaissances scientifiques et de nos
réalisations technologiques ? Alors que nous tâtonnons, à la
recherche d'un modèle de développement qui préserve notre
environnement, qui ne cherche un autre regard sur l'homme et sur la
nature ? Tel est aussi l'enjeu de ce musée. Dresser, face à
l'emprise terne et menaçante de l'uniformité, la diversité infinie
des peuples et des arts. Offrir l'imaginaire, l'inspiration, le
rêve contre les tentations du désenchantement. Donner à voir ces
interactions, cette collaboration des cultures, décrite, là encore,
par Claude Lévi-Strauss, qui ne cesse d'entrelacer les fils de
l'aventure humaine. Promouvoir, contre l'affrontement des identités
et les logiques de l'enfermement et du ghetto, l'exigence du
décloisonnement, de l'ouverture et de la compréhension mutuelle.
Rassembler toutes celles et tous ceux qui, à travers le monde,
s'emploient à faire progresser le dialogue des cultures et des
civilisations. Cette ambition, la France l'a pleinement faite
sienne… »
Ce musée du quai Branly si bien annoncé et
expliqué pourrait être son « grand œuvre », l'empreinte
qu'il entend léguer et qui, dépassant le champ culturel, serait son
testament politique, permettant aux générations futures d'accéder à
sa vision du monde. Dès lors, il me fallait partir de ce que j'ai
appelé à part moi le « testament » de Jacques Chirac pour
poser mes premières questions, si toutefois le président acceptait
de me recevoir, et comprendre par là le cheminement qui l'avait
amené à pratiquer cette « écriture muséale », lui que
l'on présente volontiers comme incapable d'écrire, voire de
formuler le moindre projet politique.
Le musée du quai Branly a ouvert ses portes au
public le vendredi 24 juin. Ce jour-là, il y a trois cents mètres
de queue. L'idée du chef de l'État est en train de devenir un
succès populaire. De cela, évidemment, pas une ligne dans
Le Monde, mais un article intitulé
« Chirac, l'absent », jouxtant une photo qui semble
encourager le lecteur à faire l'économie de la lecture de ces deux
pages assassines. Celles-ci évoquent un président « vieilli,
usé, fatigué, comme l'avait pronostiqué […] Jospin […], un homme
absent qui a déserté la scène » et qui a besoin de consulter
ses fiches à tout propos, même pour dire bonjour. L'auteur,
Béatrice Gurrey, tente d'imposer l'image d'un homme qui n'aurait
plus toutes ses facultés mentales : « Il oublie les noms,
les dates, les mots usuels », suggérant par là qu'il ne serait
plus du tout en mesure de gouverner. Mais, dans le même temps,
peut-être animée par un regain de rigueur intellectuelle, elle
souligne, dans la seconde partie de son article, l'activité
débordante du président et sa lucidité exceptionnelle sur la
situation présente : « Il est un des rares à avoir
compris les tensions engendrées par la pauvreté, par l'écart
croissant entre riches et pauvres, par l'affrontement, qu'il veut
éviter à tout prix, entre musulmans et chrétiens. Peut-être est-il
l'un des seuls dans son camp qui ait une vision claire du désastre
auquel court un monde uniquement régi par les intérêts du
capitalisme financier. »
« Absent », « vieilli, usé,
fatigué », le chef de l'État n'a pas pour autant terminé, le
vendredi soir, sa semaine testamentaire. Pendant le week-end, il a
posé des actes symboliques forts. À Douaumont, il a rendu hommage
aux 160 000 soldats de la métropole et d'outre-mer qui
périrent à la bataille de Verdun. Un salut tout particulier est
adressé à la mémoire des 70 000 soldats des anciennes
colonies – fantassins marocains, tirailleurs sénégalais, algériens
et tunisiens, soldats de Madagascar, d'Indochine, d'Asie et
d'Océanie – morts pour la France durant la Première Guerre
mondiale. Il a ensuite inauguré un mausolée dédié à la mémoire des
soldats musulmans tombés à Verdun. Après ce signe de gratitude à
destination des musulmans de France, il s'est recueilli devant le
monument érigé à la mémoire des victimes juives. Il a enfin pénétré
à l'intérieur de l'ossuaire de Douaumont, imposant monument de
pierre en forme de glaive fiché en pleine terre, où les arbres
recouvrent désormais les champs défoncés par la chute de quelque 37
millions d'obus. Dans son discours il ravive le souvenir des
« 300 jours et 300 nuits » qui ont fait de Verdun
« la première tragédie du xx
e siècle ». Il invite à
regarder « en face » ce pan de l'histoire de France,
rappelant que Philippe Pétain, le « vainqueur de
Verdun », fut aussi celui qui, en juin 1940, « couvrira
de sa gloire le choix funeste de l'armistice et le déshonneur de la
collaboration ». Jacques Chirac rend également hommage aux
300 000 Allemands tués ou blessés à Verdun et évoque avec
force la réconciliation franco-allemande, aujourd'hui
« totalement acquise », promise à édifier une Europe
définitivement pacifiée…
Avant mon premier rendez-vous, j'avais déjà pris
mes distances avec cette image d'agité inculte, de bâfreur de tête
de veau et de buveur de Corona, de culbuteur de femmes et de
girouette politique qui nous est généralement servie lorsqu'on
évoque le président. Mais je pense aussi connaître assez bien les
limites de l'exercice auquel j'entendais me livrer. Le prédécesseur
de Jacques Chirac a dit un jour que « le mystère de l'homme me
paraît être une colossale pièce montée », et je partage fort
son scepticisme sur la possibilité de cerner « l'évolution
secrète d'une personnalité, de ses sentiments et de ses
idées ». À cette impossibilité de traquer la vérité de l'autre
s'ajoute évidemment celle qui est liée à l'exercice même du travail
du biographe : celui-ci rassemble les éclats d'une vie dans
laquelle il cherche plus ou moins inconsciemment des petits bouts
de la sienne ou des parcelles de celle qu'il aurait aimé vivre… À
ces impossibilités déjà lourdes viennent s'ajouter des milliers de
pages de jugements à l'emporte-pièce, de portraits déformés, de
biographies suspicieuses, extérieures au personnage, qui rendront
d'autant plus difficile ma modeste tentative.
Plusieurs réflexions de témoins ou de biographes
ont néanmoins contribué à dissiper les réserves susceptibles
d'entraver ma démarche. Les dizaines de milliers de feuilles
noircies n'y ont rien fait : personne, jusqu'alors, n'a réussi
à percer le « mystère Chirac ». À Raphaëlle Bacqué
13 , Dominique de Villepin
avait prodigué un conseil : « Cherchez donc dans ses
racines, dans ses références, dans sa famille ! » Alain
Juppé lui-même, connu comme le plus proche connaisseur de la
psychologie du président, lui avait confié sa perplexité :
« C'est un homme complexe, qui ne dit presque rien de lui et
ne se réalise que dans l'action. » Xavier Emmanuelli a cru
déceler en lui « un chagrin profond, qui remonte à loin. Mais
le connaît-il lui-même ? » Bernard Billaud 14 qui, à l'Hôtel de Ville, fut
longtemps son conseiller, puis son directeur de cabinet, écrit lui
aussi : « Il n'était pas possible de percer le secret
dans lequel il s'enfermait dès lors qu'il s'agissait justement de
cet essentiel qu'il gardait jalousement pour lui. » À Anne
Fulda 15 , Jean-Marc Lech avait
assuré : « Personne n'a encore trouvé le décodeur. »
À la fin d'un documentaire de plus de trois heures 16 , Patrick Rotman reconnaît que le
« mystère Chirac » reste entier. Lors d'un premier
rendez-vous, un ancien conseiller de Jacques Chirac abondait lui
aussi dans le même sens : « Il est très difficile à
cerner. Essayer de le percer donne l'impression de s'enfoncer dans
un labyrinthe… Son attention aux autres, qui est réelle, est pour
lui un incroyable bouclier. » Enfin Jacques Chirac a lui-même
écrit qu'il entendait bien garder pour lui ses états d'âme et ses
ressorts intimes : « Parler de moi n'est pas mon exercice
préféré. » Ainsi commence La France pour
tous 17 . Il en expose la
raison dans La Lueur de l'espérance 18 : « Sans vouloir critiquer
personne, je conserverais de la répugnance à mettre mes souvenirs
de jeunesse ou mes états d'âme particuliers en amalgame avec les
problèmes nationaux, comme si l'intérêt devait en être d'égale
importance. » Me voici prévenu : Chirac cadenasse son
passé « que, d'ordinaire, il tient scellé, malgré les
sollicitations des capteurs de confidences ».
« J'éprouve, écrit-il, une véritable
impuissance à parler de moi-même au sens où l'entendent ceux qui se
livrent avec complaisance et délectation […]. J'ai la simplicité de
croire que mes états d'âme et mes humeurs n'intéressent personne,
ce qui, si j'avais la tentation d'en faire étalage, me détournerait
d'y succomber. »
J'aurai donc quelque difficulté à trouver la ou
les clefs du personnage. Conscient des limites de l'exercice, je
vais au moins tenter, en m'appuyant principalement sur ses propres
confidences, de brosser un portrait décalé d'un homme qui, après
une quarantaine d'années de vie politique au plus haut niveau,
réussit à demeurer une énigme, y compris pour ceux qui, faute de
l'avoir résolue, en ont fait une incarnation du mal.
J'ai rendez-vous avec l'inconnu de l'Élysée le
1er juillet 2006.
1 Denis Jeambar a quitté L'Express pour prendre la direction des éditions du
Seuil en septembre 2006.
2 Le Seuil, septembre 2005.
3 Franz-Olivier Giesbert,
La Tragédie du président, scènes de la vie
politique, Flammarion, 2006.
4 Ibid.
5 « Le Pen, c'est le bilan de
Chirac, ce qu'il reste à la dernière ligne de l'arrêté des comptes
de sa politique. » Voir Accusé Chirac,
levez-vous !, op.
cit.
6 Hervé Gattegno, L'Irresponsable, une présidence française,
1995-2007, Stock, 2006.
7 Jean Montaldo, Chirac et les quarante menteurs, Albin Michel,
2006.
8 À l'exception notoire de Maurice
Szafran dans Marianne.
9 Le président veille à ne rien lire
de ce qui s'écrit sur lui.
10 Jacques Julliard, « Pour en
finir avec la VO », dans Le Nouvel
Observateur des 19-25 octobre 2006.
11 Lire à ce sujet La Face cachée du Monde, écrit par l'auteur en
collaboration avec Philippe Cohen, Mille et une nuits, Paris,
2003.
12 Pierre Péan, Une jeunesse française, François Mitterrand,
1934-1947, Fayard, 1994.
13 Chirac ou le
démon du pouvoir, Albin Michel, 2002.
14 D'un Chirac
l'autre, Éditions de Fallois, 2005.
15 Un président
très entouré, Grasset, 1997.
16 En deux épisodes, Le Jeune Loup et Le Vieux
Lion, diffusés sur France 2 les 23 et 24 octobre 2006.
17 Jacques Chirac, La France pour tous, Nil éditions, 1995.
18 Jacques Chirac, La Lueur de l'espérance : réflexions du soir pour le
matin, La Table ronde, 1978.