2.
Le « zigoto de la République »
S'il est un homme politique que les Français pensent connaître, Jacques Chirac est bien celui-là. Le président occupe la scène politique française avec assiduité depuis quarante ans. Les journalistes lui ont consacré des dizaines de milliers d'articles, les télévisions des milliers de journaux télévisés, d'émissions et de portraits, et le monde de l'édition plus de deux cents livres. Il faudrait plusieurs promotions d'historiens pour éplucher cette masse documentaire. Mais cette recherche est inutile pour connaître la direction prise par tous ces travaux depuis quelques années : un sens univoque, désespérément commun, absolument consensuel. La totalité des ouvrages récents consacrés à Jacques Chirac sont à charge. Dès qu'il s'agit du président dans une rédaction ou un studio de télévision ou de radio, un sourire mauvais assombrit le visage du journaliste qui parle. Le président ne saurait être considéré ou pris au sérieux. Il est devenu le grand bouc-émissaire des malheurs de la France, le Goldstein de la politique française, du nom de ce héros qui incarne le mal absolu dans 1984, le roman de George Orwell. Tous les commentateurs, qu'ils soient de droite, de gauche ou du centre, témoignent de ce qui leur apparaît comme une incontestable évidence : Jacques Chirac est l'inanité même. Son bilan se confond avec un seul mot, un seul chiffre, même : zéro.
J'exagère ? Non, je suis bien en deçà de la vérité. Si l'unanimité médiatique s'est faite contre lui depuis la mort de Paul Guilbert, le journaliste du Figaro, quelques médiacrates en ont profité pour se forger, à l'ombre de la supposée indignité du président, un petit magot de notoriété supplémentaire, assorti de confortables droits d'auteur qui semblent indexés sur la violence des textes publiés. Des best-sellers, et même un film à succès, qui dessinent les contours d'un tribunal politique vieux comme les dictatures : celui où, à aucun moment, l'accusé (ou la défense) n'a la parole pour contrer ou même simplement relativiser la verve inquisitoriale ; celui où aucun geste, aucune décision, aucune pensée de l'accusé n'est épargné. En ces temps de verbe policé, où l'euphémisme règne dans le monde des idées, le traité de chiracologie, exercice toujours considéré comme salutaire et courageux – que diable, l'homme est « encore » à l'Élysée ! –, se doit de verser dans le pamphlet le plus outrancier. Dans le cas de Chirac, l'invective et l'insulte sont de l'ordre de la correction minimale exigée par l'air du temps.
Prenons Denis Jeambar. En quarante ans de journalisme, notre homme s'est forgé l'image d'un intellectuel modéré, réformiste et raisonnable. On le soupçonnait même d'une certaine liberté de penser, qualité devenue si rare dans le Paris éditorial. Son avant-dernier opus de journaliste 1 , bravement intitulé Accusé Chirac, levez-vous ! 2 , ne témoigne pas seulement d'un amour immodéré pour les procès à charge, il tombe dans le langage de caniveau inimaginable chez cet homme affable et plutôt pudique : « Ce Don Juan [il s'agit de Chirac, bien sûr] se sent irrésistible et se dit qu'il en va du pays comme des femmes : tout se règle en trois minutes. »
Donc, on l'aura compris, le bilan de Chirac est nul, archinul, nullissime. On n'en finirait plus d'inventer les superlatifs dépréciatifs. Le président n'est pas seulement menteur, il est « supermenteur ». Avec la complicité du journaliste Éric Zemmour, Karl Zéro a réalisé un reportage… dans le cerveau du chef de l'État ! Les faits qu'il en rapporte sont accablants pour lui. Chirac a parcouru la France en pensant « une main serrée, un bulletin gagné ». Il a toujours fait le contraire de ce qu'il disait. Il a longtemps été l'avocat des automobilistes, même des chauffards, avant de lancer sa campagne sur la sécurité routière. Il a pourfendu, puis adoré l'Europe. Défendu toute sa vie les agriculteurs et la ruralité alors qu'il adore la ville et ne se sent à l'aise que dans les palaces. Promis des places à de nombreux amis avant de les oublier. « Le cynisme est la règle qui l'anime », assure Jeambar. Il est, écrit Franz-Olivier Giesbert 3 , un « poseur d'emplâtres », « un prince de la dissimulation », un « pipeauteur ». Pour canarder Chirac, L'Express et Le Point sont à l'unisson, comme la quasi-totalité de la presse d'ailleurs.
Chirac n'est pas simplement un menteur sans foi ni loi, il est aussi, nous assurent les éditorialistes chevronnés, un incompétent notoire. Nous lui devons tout ce qui ne va pas dans notre pays, et ce n'est pas peu dire. La dette « abyssale » de la France ? Chirac. L'assistanat généralisé ? Chirac. (N'a-t-il pas inventé l'ANPE ?) L'impossibilité de réformer le pays ? Chirac, puisque, comme l'écrit Franz-Olivier Giesbert, c'est un « psychorigide contrarié qui a fini par se convaincre que la France ne supporterait aucune réforme 4  ». La faillite de l'Europe ? Chirac encore, qui s'est débrouillé pour perdre un référendum gagné d'avance. La montée de Le Pen ? Chirac, Chirac, martèle Jeambar 5 . La dégénérescence des institutions et de la Ve République ? Chirac toujours.
Chirac, c'est l'« irresponsable ». Hervé Gattegno explique sur 300 pages comment le chef de l'État a « orchestré son irresponsabilité – pénale et politique – comme un débiteur sans scrupule organise son insolvabilité 6  ».
Chirac, c'est enfin « l'escroc » de la République. Au terme d'un livre-réquisitoire de 450 pages 7 , Jean Montaldo nous livre ses « pièces à conviction » : la photocopie de la facture d'un billet d'avion Paris-New York pris en 1993 et payé en liquide à une agence de voyage. C'est assez pour faire un best-seller principalement nourri des comptes rendus d'audience des procès sur le financement des partis politiques en Île-de-France, qui a mis en cause tous nos responsables politiques, mais épargné le président au nom d'un principe constitutionnel. En quarante ans de vie politique, Jacques Chirac a-t-il une fois seulement, deux fois peut-être, été bien inspiré ? S'est-il, fût-ce pour de mauvaises raisons, ou simplement par hasard, écarté du mauvais chemin qui fut le sien depuis quarante ans ? Il semble bien que non. Sur les quatre cents pages de La Tragédie du président, Giesbert n'a même pas un mot pour remercier Chirac sur l'Irak ! Ce n'est plus de l'engagement, c'est de l'aveuglement. Les historiens du temps présent que prétendent être les éditorialistes ne veulent pas reconnaître un seul mérite à Jacques Chirac. De quoi souhaitent-ils le punir, de quoi entendent-ils se venger ? Je l'ignore.
Pour tous, en tout cas, Chirac incarne, en fait, le « déclin de la France ». Cette trouvaille nous est offerte par Franz-Olivier Giesbert au travers d'un ouvrage bâti sur douze ans de « confidences » des principaux acteurs de la politique française, dont Chirac lui-même. L'homme qui troussa des portraits si flatteurs du président lorsque celui-ci avait la main, va désormais, au crépuscule de son parcours, chercher en enfer les mots pour l'abattre. Chirac est devenu « un vieux fantôme déguisé en président, croque-mort du déclin français, zéro pensant puisque c'est ainsi que le voient les Français désormais ». Peu importe que François Mitterrand ait un jour dit de FOG qu'il avait « les guillemets faciles » ; son pamphlet, salué par une médiacratie quasi unanime 8 , a été un formidable best-seller. Quant aux quelques impudents qui ont osé remarquer que, dans ce portrait au vitriol de la droite française, un seul était épargné, Nicolas Sarkozy, ils sont mus bien entendu par la jalousie du succès fogiste.
Ainsi, nous savons tout de Chirac. Laissons donc son cadavre à l'histoire, tournons la page !
Ce livre s'ouvre sur l'hypothèse inverse : et si, de Chirac, nous ne connaissions pas tant que ça, pas grand-chose, même ? Et si Chirac s'était débrouillé pour que ses innombrables biographes, dont il s'est désintéressé 9 avec tant de désinvolture, passent à côté de son personnage ? Je sens mon lecteur sceptique. Alors, commençons par le commencement. Le commencement est un doute. Un doute léger, au début. C'est par là que débute l'histoire de ce livre…

Depuis 1995, Jacques Chirac est « mon » président. Je n'ai pas voté pour lui en 1995. Mais j'ai accepté sans barguigner, en bon républicain, la sanction des urnes. Par-delà les principes, cette discipline m'a été rendue plus légère par l'élégance républicaine avec laquelle il a traité son prédécesseur en le raccompagnant chaleureusement jusqu'à sa voiture au moment de la passation des pouvoirs, le 17 mai 1995. Quelques mois plus tard, j'ai été très touché, comme des millions de Français, par l'hommage qu'il rendit à François Mitterrand à sa mort. Une phrase, passée largement inaperçue à l'époque, est restée gravée dans ma mémoire : « Seul compte finalement ce que l'on est dans sa vérité et ce que l'on peut faire pour la France. »
Ces manifestations d'une alternance démocratique apaisée ont augmenté le respect que j'avais pour l'homme élu par la majorité des Français et devenu, par cet adoubement, non seulement le représentant du pays, mais aussi l'incarnation de la France éternelle. En 2002, comme plus de 25 millions de Français, j'ai voté sans états d'âme pour Jacques Chirac au deuxième tour. Mais il ne s'agissait pas seulement, dans mon esprit, de faire barrage à Le Pen. J'avais acquis la conviction, au cours de son premier septennat, qu'il était un antiraciste viscéral et qu'il ne remettrait pas fondamentalement en cause notre modèle social. Enfin et surtout, je savais qu'il porterait haut la voix de la France dans le monde.

Parvenu au terme de son second mandat, une montagne de griefs, de jugements à l'emporte-pièce, de condamnations sommaires portés contre lui s'accumulent à la devanture des kiosques et des librairies. Chirac, que d'arbres on a abattus en ton nom, ou plutôt au nom de la dernière juste cause de plumitifs parisiens : annihiler un chef qui aurait fait perdre douze ans à la France ! Une fois de plus, la « machine » médiatique s'est emballée, s'écartant ainsi de sa fonction première dont on a oublié qu'elle était la cause de la vérité. Pour le chef de l'État que sa fonction prive de toute possibilité de réponse, aucune insulte, aucun superlatif n'est assez dégradant : escroc, supermenteur, agité du bocal, irresponsable, etc. Les magazines rivalisent d'imagination pour le traîner dans la boue. Quelle joie de s'autoriser à bon compte un blasphème républicain ! Quel plaisir de démontrer sa bravoure en dégommant le premier des Français ! Quel exemple d'indépendance, pour les jeunes générations, que de jeter les dernières pelletées de terre sur un président déjà présenté comme un mort-vivant !
Qu'ont apporté ces écrits vengeurs à l'histoire immédiate au nom de laquelle ils ont été rédigés ? Sur quels attendus celui que tous exécutent sans faiblesse ni réserve est-il condamné ? La même grille d'analyse est partout mobilisée. Exclusivement forgée sur le critère de la morale, elle ignore celui de l'efficacité qu'on s'attendrait spontanément à trouver, s'agissant de dresser le bilan d'un chef de l'exécutif. Pour l'essentiel, les deux mandats du président Chirac ont été scrutés à la seule aune des « affaires » de la mairie de Paris. Or celles-ci sont antérieures à 1995, et ne diffèrent guère de toutes les autres histoires de financement politique qui ont défrayé la chronique des années 1980. Jacques Julliard a joliment pointé ces « dérives justicières » : « À la dictature du prolétariat, qui était naguère l'horizon d'attente de toute la pensée “progressiste”, est en train de se substituer doucement la dictature de la morale, dont le “politiquement correct” n'est jamais que le nom moderne 10 . »
Mais réfléchissons un instant : quel est l'homme politique idéal qui se dégage en creux de toute cette veine éditoriale ? Il serait celui qui garderait toute sa vie les mêmes idées et se montrerait imperméable au contexte de son action, c'est-à-dire aux évolutions intérieures et extérieures de toute nature, autrement dit encore à l'histoire du pays et du reste du monde. Le complexe et le contradictoire, si souvent loués en d'autres domaines de l'activité humaine, deviendraient de véritables tares dans le champ politique. Disposition singulière de notre morale politique contemporaine : chaque décision, chaque action, chaque déclaration d'hier ou d'avant-hier devrait être jaugée à l'aune d'aujourd'hui !

Je ne considère toujours pas Jacques Chirac comme une personnalité appartenant au camp qui est resté le mien, la gauche, malgré tout ce qu'elle a fait et surtout n'a pas fait. Mais, alors que se termine son second mandat, je dois reconnaître que toutes ces attaques convergeant sur lui n'ont pas entamé le crédit dont il disposait dans mon livre de comptes politiques. Le solde de son bilan élyséen restera pour moi toujours positif en raison de ce que l'on ne se hasardera pas à appeler ici un fait d'armes : avoir refusé d'envoyer des soldats français en Irak. Par-delà cette décision, il me faut également constater que ses positions en France et à l'extérieur ont plutôt conforté ma fierté d'être français.
La haine que déverse le Paris rédactionnel et éditorial sur ce président en fin de mandat a fait remonter de ma mémoire celle qui m'avait ému, en 1994, lorsqu'elle avait pris pour cible facile un François Mitterrand exténué et malade, au terme de son second septennat. Je me suis rappelé le choc que j'avais ressenti à la lecture d'un article publié dans Le Monde du 10 septembre 1994 et intitulé « L'évolution du cancer du chef de l'État est devenue “imprévisible” ». À partir d'une source commodément intitulée « dans l'entourage médical du chef de l'État », les deux auteurs, Jean-Yves Nau et Franck Nouchi, s'étaient livré dans les termes les plus crus à une description de l'évolution probable de la maladie, déshabillant le presque-mort pour l'offrir, nu, à la foule avant de l'achever 11 .
Manifestement, maints articles publiés au printemps 2006 ont également pour but avoué ou inavoué d'« achever » le président Chirac. Ces attaques heurtent à la fois mon humanisme, ma conception de la République et un sens de la décence qui me donne plutôt envie de voler au secours de mes pires ennemis lorsqu'ils sont à terre. Elles sont aussi insupportables qu'absurdes, puisque les contempteurs de ce qu'ils croient être le crépuscule chiraquien ne se rendent pas compte qu'en franchissant les frontières de la critique légitime, ils se tirent une balle dans le pied, la plupart d'entre eux, à l'instar de l'écrasante majorité des Français, ayant élu Jacques Chirac en majesté en avril 2002.
J'en étais là de mes réflexions lorsque je tombai sur un article de Gérard Lefort publié dans l'édition de Libération du samedi 3 juin 2006 et intitulé « Los terrificos chiracos ». Le président y était traité de « zigoto de la République ». Ce terme m'est resté en travers de la gorge. Ainsi nous aurions été plus de vingt-cinq millions à élire un « zigoto », autrement dit nous aurions nous-mêmes été un peuple de « zigotos » dirigés par un grand con « dévalué, déconsidéré, prématurément déchu », dur d'oreille malgré son Sonotone, tout juste bon à « envisager une retraite épanouie en animateur de goûter dansant, à moins qu'on ne mette enfin à profit ses talents trop méconnus de comique pour égayer les soirées seniors de l'UMP… »
J'avais beau me répéter que la critique est libre, de même que la dérision, c'est à ce moment qu'a germé en moi l'envie de réagir à ces écrits qui, par leurs outrances, me mettaient hors de moi.
Réagir, certes, mais comment ? Je me suis d'abord pris les pieds dans le tapis de mes propres contradictions. Réputé homme de gauche, toute démarche aboutissant au bout du compte à réhabiliter Jacques Chirac me ferait immanquablement passer pour traître à mon camp, voire pour une vulgaire girouette… Objection rapidement balayée : comment accepter que le principe qui a guidé toutes mes enquêtes, la recherche de la vérité, soit sacrifié à un problème d'image personnelle ? Peu à peu s'est ancrée en moi l'idée de me forger ma propre opinion sur celui que Lefort appelle le « zigoto de la République », et, à cet effet, de convaincre Jacques Chirac de me parler, ainsi qu'avait accepté de le faire naguère François Mitterrand 12 . Il m'a fallu quelques jours pour m'habituer à l'idée d'une telle rencontre dont l'évidence et la nécessité s'imposaient à moi. Mon intuition était que le personnage n'avait que peu de rapports avec une image construite dès les années 70. Il me fallait vérifier.
J'ai téléphoné à un ami que je savais en contact avec l'Élysée. Je lui ai expliqué mon projet non sans lui préciser que la finalité de ces entretiens dépendrait de la volonté du président de « jouer le jeu ». Quelques jours plus tard, j'apprends que mon projet suscite quelque intérêt. Le 8 juin, Frédéric Salat-Baroux, secrétaire général de l'Élysée, me donne rendez-vous pour le vendredi 16 en fin d'après-midi. Nous parlons pendant près de trois quarts d'heure. Avant d'en arriver à l'objet de ma visite, il est question d'histoire, de Jean Moulin et de ses relations avec de Gaulle, du maréchal Pétain, de la Cagoule, du docteur Martin, tous sujets dont j'ai traité dans divers livres. Connaissant, dit-il, ma façon de travailler, il estime que « le président n'a rien à craindre d'une enquête sérieuse ». Mais il ajoute que la « seule vraie difficulté est Chirac lui-même, qui reste un mystère. Il ne sera pas facile de le faire parler… Il ne parle jamais de lui. » L'entretien se termine par un engagement de mon interlocuteur de tout tenter pour convaincre le chef de l'État de me parler. Claude Chirac, qui nous a rejoints vers la fin de l'entretien, affiche la même disposition d'esprit. Une réponse me sera fournie après le week-end.
En attendant la décision présidentielle, j'ai choisi de me plonger dans l'univers de Jacques Chirac. La semaine – celle de l'ouverture du musée du quai Branly – est plutôt propice à l'exercice.
Le mardi 20 juin, le chef de l'État, arrivé le premier au musée, ne cache pas « une grande joie et une grande émotion » à voir achevée l'œuvre qu'il a portée avec son ami, le marchand d'art Jacques Kerchache, depuis le début de son premier mandat. Au jour J, la belle architecture de Jean Nouvel est terminée, les 3 500 pièces sont en place. Rayonnant, le président est heureux de faire partager sa passion pour les sculptures dogon, les masques D'mba, les statuettes précolombiennes. Les invités ont été manifestement triés sur le volet, mais le critère de sélection n'a été ni diplomatique ni politicien. C'est le tri du cœur, non celui de la raison, qui s'est imposé. Car les privilégiés constituent à l'évidence un échantillonnage de « son » monde : Kofi Annan, secrétaire général des Nations unies, Rigoberta Menchu, prix Nobel de la paix, Abdou Diouf, secrétaire général de la Francophonie, Éliane Karp, épouse du président colombien Alejandro Toledo, Marie-Claude Djibaou, veuve de l'ancien président calédonien du FLNKS, Paul Okalik, jeune Premier ministre du territoire autonome du Nunavut, mais aussi le grand ethnologue Claude Lévi-Strauss, Jean Malaurie, l'explorateur – qu'il présente à Kofi Annan parce qu'il soutient le combat de ce dernier pour la préservation de l'« allée des baleines », site chamanique du détroit de Béring où sont disposés les mâchoires, les crânes et les os de très grands cétacés – et la veuve et les deux filles de Jacques Kerchache, qu'il embrasse avec affection.
Les médias n'ont repris que quelques bribes de son discours. J'ai eu la curiosité – j'avoue que c'était bien la première fois qu'une telle envie me prenait – d'en lire l'intégralité. Et me voici surpris, interloqué, séduit. Ce discours résonne comme une déclaration d'amour à tous les hommes de la planète, placés sur un strict plan d'égalité et encouragés à dialoguer… Étais-je déjà « embarqué » par mon sujet avant même de l'avoir rencontré ? Pourtant, lisez ce texte, puis fermez les yeux : y-a-t-il quelque chose de commun entre ce morceau d'éloquence utopiste et le Chirac que nous dépeignent les médias depuis dix ans ?
« Alors que le monde voit se mêler les nations comme jamais dans l'histoire, il était nécessaire d'imaginer un lieu original qui rende justice à l'infinie diversité des cultures, un lieu qui manifeste un autre regard sur le génie des peuples et des civilisations d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et des Amériques. […] Il s'agissait pour la France de rendre l'hommage qui leur est dû à des peuples auxquels, au fil des âges, l'histoire a trop souvent fait violence. Peuples brutalisés, exterminés par des conquérants avides et brutaux. Peuples humiliés et méprisés auxquels on allait jusqu'à dénier qu'ils eussent une histoire. Peuples aujourd'hui encore souvent marginalisés, fragilisés, menacés par l'avancée inexorable de la modernité. Peuples qui veulent néanmoins voir leur dignité restaurée et reconnue. […] Au cœur de notre démarche, il y a le refus de l'ethnocentrisme, de cette prétention déraisonnable et inacceptable de l'Occident à porter, en lui seul, le destin de l'humanité. Il y a le rejet de ce faux évolutionnisme qui prétend que certains peuples seraient comme figés à un stade antérieur de l'évolution humaine, que leurs cultures dites “primitives” ne vaudraient que comme objets d'étude pour l'ethnologue ou, au mieux, sources d'inspiration pour l'artiste occidental. Ce sont là des préjugés absurdes et choquants. Ils doivent être combattus. Car il n'existe pas plus de hiérarchie entre les arts et les cultures qu'il n'existe de hiérarchie entre les peuples. C'est d'abord cette conviction, celle de l'égale dignité des cultures du monde, qui fonde le musée du quai Branly […].
« En montrant qu'il existe d'autres manières d'agir et de penser, d'autres relations entre les êtres, d'autres rapports au monde, le musée du quai Branly célèbre la luxuriante, fascinante et magnifique variété des œuvres de l'homme. Il proclame qu'aucun peuple, aucune nation, aucune civilisation n'épuise ni ne résume le génie humain. Chaque culture l'enrichit de sa part de beauté et de vérité, et c'est seulement dans leurs expressions toujours renouvelées que s'entrevoit l'universel qui nous rassemble. Cette diversité est un trésor que nous devons plus que jamais préserver. À la faveur de la mondialisation, l'humanité entrevoit, d'un côté, la possibilité de son unité, rêve séculaire des utopistes, devenu aujourd'hui la promesse de notre destin. Mais, dans le même temps, la standardisation gagne du terrain avec le développement planétaire de la loi du marché. Pourtant, qui ne voit qu'une mondialisation qui serait aussi une uniformisation ne ferait qu'exacerber les tensions identitaires, au risque d'allumer des incendies meurtriers ? Qui ne sent une nouvelle exigence éthique face aux questions si déroutantes que porte le développement rapide des connaissances scientifiques et de nos réalisations technologiques ? Alors que nous tâtonnons, à la recherche d'un modèle de développement qui préserve notre environnement, qui ne cherche un autre regard sur l'homme et sur la nature ? Tel est aussi l'enjeu de ce musée. Dresser, face à l'emprise terne et menaçante de l'uniformité, la diversité infinie des peuples et des arts. Offrir l'imaginaire, l'inspiration, le rêve contre les tentations du désenchantement. Donner à voir ces interactions, cette collaboration des cultures, décrite, là encore, par Claude Lévi-Strauss, qui ne cesse d'entrelacer les fils de l'aventure humaine. Promouvoir, contre l'affrontement des identités et les logiques de l'enfermement et du ghetto, l'exigence du décloisonnement, de l'ouverture et de la compréhension mutuelle. Rassembler toutes celles et tous ceux qui, à travers le monde, s'emploient à faire progresser le dialogue des cultures et des civilisations. Cette ambition, la France l'a pleinement faite sienne… »
Ce musée du quai Branly si bien annoncé et expliqué pourrait être son « grand œuvre », l'empreinte qu'il entend léguer et qui, dépassant le champ culturel, serait son testament politique, permettant aux générations futures d'accéder à sa vision du monde. Dès lors, il me fallait partir de ce que j'ai appelé à part moi le « testament » de Jacques Chirac pour poser mes premières questions, si toutefois le président acceptait de me recevoir, et comprendre par là le cheminement qui l'avait amené à pratiquer cette « écriture muséale », lui que l'on présente volontiers comme incapable d'écrire, voire de formuler le moindre projet politique.
Le musée du quai Branly a ouvert ses portes au public le vendredi 24 juin. Ce jour-là, il y a trois cents mètres de queue. L'idée du chef de l'État est en train de devenir un succès populaire. De cela, évidemment, pas une ligne dans Le Monde, mais un article intitulé « Chirac, l'absent », jouxtant une photo qui semble encourager le lecteur à faire l'économie de la lecture de ces deux pages assassines. Celles-ci évoquent un président « vieilli, usé, fatigué, comme l'avait pronostiqué […] Jospin […], un homme absent qui a déserté la scène » et qui a besoin de consulter ses fiches à tout propos, même pour dire bonjour. L'auteur, Béatrice Gurrey, tente d'imposer l'image d'un homme qui n'aurait plus toutes ses facultés mentales : « Il oublie les noms, les dates, les mots usuels », suggérant par là qu'il ne serait plus du tout en mesure de gouverner. Mais, dans le même temps, peut-être animée par un regain de rigueur intellectuelle, elle souligne, dans la seconde partie de son article, l'activité débordante du président et sa lucidité exceptionnelle sur la situation présente : « Il est un des rares à avoir compris les tensions engendrées par la pauvreté, par l'écart croissant entre riches et pauvres, par l'affrontement, qu'il veut éviter à tout prix, entre musulmans et chrétiens. Peut-être est-il l'un des seuls dans son camp qui ait une vision claire du désastre auquel court un monde uniquement régi par les intérêts du capitalisme financier. »
« Absent », « vieilli, usé, fatigué », le chef de l'État n'a pas pour autant terminé, le vendredi soir, sa semaine testamentaire. Pendant le week-end, il a posé des actes symboliques forts. À Douaumont, il a rendu hommage aux 160 000 soldats de la métropole et d'outre-mer qui périrent à la bataille de Verdun. Un salut tout particulier est adressé à la mémoire des 70 000 soldats des anciennes colonies – fantassins marocains, tirailleurs sénégalais, algériens et tunisiens, soldats de Madagascar, d'Indochine, d'Asie et d'Océanie – morts pour la France durant la Première Guerre mondiale. Il a ensuite inauguré un mausolée dédié à la mémoire des soldats musulmans tombés à Verdun. Après ce signe de gratitude à destination des musulmans de France, il s'est recueilli devant le monument érigé à la mémoire des victimes juives. Il a enfin pénétré à l'intérieur de l'ossuaire de Douaumont, imposant monument de pierre en forme de glaive fiché en pleine terre, où les arbres recouvrent désormais les champs défoncés par la chute de quelque 37 millions d'obus. Dans son discours il ravive le souvenir des « 300 jours et 300 nuits » qui ont fait de Verdun « la première tragédie du xx e siècle ». Il invite à regarder « en face » ce pan de l'histoire de France, rappelant que Philippe Pétain, le « vainqueur de Verdun », fut aussi celui qui, en juin 1940, « couvrira de sa gloire le choix funeste de l'armistice et le déshonneur de la collaboration ». Jacques Chirac rend également hommage aux 300 000 Allemands tués ou blessés à Verdun et évoque avec force la réconciliation franco-allemande, aujourd'hui « totalement acquise », promise à édifier une Europe définitivement pacifiée…

Avant mon premier rendez-vous, j'avais déjà pris mes distances avec cette image d'agité inculte, de bâfreur de tête de veau et de buveur de Corona, de culbuteur de femmes et de girouette politique qui nous est généralement servie lorsqu'on évoque le président. Mais je pense aussi connaître assez bien les limites de l'exercice auquel j'entendais me livrer. Le prédécesseur de Jacques Chirac a dit un jour que « le mystère de l'homme me paraît être une colossale pièce montée », et je partage fort son scepticisme sur la possibilité de cerner « l'évolution secrète d'une personnalité, de ses sentiments et de ses idées ». À cette impossibilité de traquer la vérité de l'autre s'ajoute évidemment celle qui est liée à l'exercice même du travail du biographe : celui-ci rassemble les éclats d'une vie dans laquelle il cherche plus ou moins inconsciemment des petits bouts de la sienne ou des parcelles de celle qu'il aurait aimé vivre… À ces impossibilités déjà lourdes viennent s'ajouter des milliers de pages de jugements à l'emporte-pièce, de portraits déformés, de biographies suspicieuses, extérieures au personnage, qui rendront d'autant plus difficile ma modeste tentative.
Plusieurs réflexions de témoins ou de biographes ont néanmoins contribué à dissiper les réserves susceptibles d'entraver ma démarche. Les dizaines de milliers de feuilles noircies n'y ont rien fait : personne, jusqu'alors, n'a réussi à percer le « mystère Chirac ». À Raphaëlle Bacqué 13 , Dominique de Villepin avait prodigué un conseil : « Cherchez donc dans ses racines, dans ses références, dans sa famille ! » Alain Juppé lui-même, connu comme le plus proche connaisseur de la psychologie du président, lui avait confié sa perplexité : « C'est un homme complexe, qui ne dit presque rien de lui et ne se réalise que dans l'action. » Xavier Emmanuelli a cru déceler en lui « un chagrin profond, qui remonte à loin. Mais le connaît-il lui-même ? » Bernard Billaud 14 qui, à l'Hôtel de Ville, fut longtemps son conseiller, puis son directeur de cabinet, écrit lui aussi : « Il n'était pas possible de percer le secret dans lequel il s'enfermait dès lors qu'il s'agissait justement de cet essentiel qu'il gardait jalousement pour lui. » À Anne Fulda 15 , Jean-Marc Lech avait assuré : « Personne n'a encore trouvé le décodeur. » À la fin d'un documentaire de plus de trois heures 16 , Patrick Rotman reconnaît que le « mystère Chirac » reste entier. Lors d'un premier rendez-vous, un ancien conseiller de Jacques Chirac abondait lui aussi dans le même sens : « Il est très difficile à cerner. Essayer de le percer donne l'impression de s'enfoncer dans un labyrinthe… Son attention aux autres, qui est réelle, est pour lui un incroyable bouclier. » Enfin Jacques Chirac a lui-même écrit qu'il entendait bien garder pour lui ses états d'âme et ses ressorts intimes : « Parler de moi n'est pas mon exercice préféré. » Ainsi commence La France pour tous 17 . Il en expose la raison dans La Lueur de l'espérance 18  : « Sans vouloir critiquer personne, je conserverais de la répugnance à mettre mes souvenirs de jeunesse ou mes états d'âme particuliers en amalgame avec les problèmes nationaux, comme si l'intérêt devait en être d'égale importance. » Me voici prévenu : Chirac cadenasse son passé « que, d'ordinaire, il tient scellé, malgré les sollicitations des capteurs de confidences ».
« J'éprouve, écrit-il, une véritable impuissance à parler de moi-même au sens où l'entendent ceux qui se livrent avec complaisance et délectation […]. J'ai la simplicité de croire que mes états d'âme et mes humeurs n'intéressent personne, ce qui, si j'avais la tentation d'en faire étalage, me détournerait d'y succomber. »
J'aurai donc quelque difficulté à trouver la ou les clefs du personnage. Conscient des limites de l'exercice, je vais au moins tenter, en m'appuyant principalement sur ses propres confidences, de brosser un portrait décalé d'un homme qui, après une quarantaine d'années de vie politique au plus haut niveau, réussit à demeurer une énigme, y compris pour ceux qui, faute de l'avoir résolue, en ont fait une incarnation du mal.

J'ai rendez-vous avec l'inconnu de l'Élysée le 1er juillet 2006.
1 Denis Jeambar a quitté L'Express pour prendre la direction des éditions du Seuil en septembre 2006.
2 Le Seuil, septembre 2005.
3 Franz-Olivier Giesbert, La Tragédie du président, scènes de la vie politique, Flammarion, 2006.
4 Ibid.
5 « Le Pen, c'est le bilan de Chirac, ce qu'il reste à la dernière ligne de l'arrêté des comptes de sa politique. » Voir Accusé Chirac, levez-vous !, op. cit.
6 Hervé Gattegno, L'Irresponsable, une présidence française, 1995-2007, Stock, 2006.
7 Jean Montaldo, Chirac et les quarante menteurs, Albin Michel, 2006.
8 À l'exception notoire de Maurice Szafran dans Marianne.
9 Le président veille à ne rien lire de ce qui s'écrit sur lui.
10 Jacques Julliard, « Pour en finir avec la VO », dans Le Nouvel Observateur des 19-25 octobre 2006.
11 Lire à ce sujet La Face cachée du Monde, écrit par l'auteur en collaboration avec Philippe Cohen, Mille et une nuits, Paris, 2003.
12 Pierre Péan, Une jeunesse française, François Mitterrand, 1934-1947, Fayard, 1994.
13 Chirac ou le démon du pouvoir, Albin Michel, 2002.
14 D'un Chirac l'autre, Éditions de Fallois, 2005.
15 Un président très entouré, Grasset, 1997.
16 En deux épisodes, Le Jeune Loup et Le Vieux Lion, diffusés sur France 2 les 23 et 24 octobre 2006.
17 Jacques Chirac, La France pour tous, Nil éditions, 1995.
18 Jacques Chirac, La Lueur de l'espérance : réflexions du soir pour le matin, La Table ronde, 1978.