CHAPITRE IX

Les jours succédaient aux jours, et le convoi poursuivait sa marche vers l’est. Enfin, on parvint au sommet du col de Donner. Mac-Iver laissa errer ses regards sur la route qui s'étendait devant lui. Ce n'était plus maintenant qu'une piste étroite, qui redescendait en zigzaguant sur l'autre versant, loin au-dessous d'eux, dans les profondeurs d'étroits canyons. Pendant un instant, le jeune homme se demanda s'ils parviendraient jamais à traverser cette contrée sauvage et hostile.

Après un repos d'un quart d'heure, on s'engagea dans la descente. Il fallait utiliser les freins des chariots, et il arrivait même parfois que l'on fût obligé de retenir les lourds véhicules à l'aide de cordages que l'on enroulait autour des troncs d'arbres, ou bien encore d'immobiliser les roues arrière avec des chaînes pour les empêcher de tourner. Le poids des véhicules constituait maintenant un handicap sérieux. Il aurait suffi qu'un frein lâchât soudain, qu'une corde se brisât, et un chariot pouvait aller s'éventrer sur les rochers, exposant aux yeux de tous son chargement de lingots.

Abel et Coulter, tout comme Mac-Iver, se rendaient compte du danger et s'employaient de toutes leurs forces à éviter une telle catastrophe, s'affairant partout où on avait besoin d'eux pour assujettir une corde ou caler une roue, n'hésitant même pas à s'enfoncer parfois dans l'eau jusqu'aux hanches pour calmer les bêtes ou les encourager.

Vingt fois par jour, la piste traversait la rivière. Les esprits s'échauffaient, les altercations se faisaient de plus en plus fréquentes, et Mac-Iver devait intervenir régulièrement deux ou trois fois par jour pour rétablir l'ordre et éviter les bagarres.

Sally Bullock était pâle et amaigrie. Mais toutes les fois qu'elle apercevait Locke, ses yeux lançaient des éclairs. Locke, de son côté, devenait de plus en plus nerveux. Trois jours après que l'on eut franchi le col, il vint trouver Mac-Iver au moment où l'on s'arrêtait pour camper.

— Il faut que vous fassiez quelque chose, dit-il d'une voix mal assurée. Cette maudite fille a déclaré qu'elle me tuerait, et elle en est capable. Ne pourriez-vous exiger qu'elle vous remette ses armes ?

— Je ne suis même pas sûr qu'elle ait un revolver.

Mac-Iver n'éprouvait pas la moindre sympathie pour Locke, mais il savait qu'il avait besoin de lui, puisqu'il conduisait l'un des huit chariots transportant les lingots. S'il lui arrivait malheur…

— C'est bon, soupira-t-il. Je vais voir ce que je peux faire.

À contrecœur, il se dirigea vers le chariot de Sally.

— Je voudrais votre revolver, dit-il sans préambule.

Le jeune femme leva vers lui ses beaux yeux cernés de fatigue.

— Comprenez-moi bien, poursuivit-il. Je ne prends nullement le parti de cet homme. Je tiens seulement à ce qu'il reste en vie jusqu'à notre arrivée au Missouri, car j'ai besoin de lui.

Sally ne répondait toujours pas.

— Êtes-vous sûre, d'ailleurs, qu'il vaille la peine de le tuer ? On vous demandera ensuite des comptes.

Cette fois, la jeune femme répondit d'un ton véhément :

— Croyez-vous que je m'en soucie ? Tout ce que je veux, c'est lui faire payer le prix de ses crimes.

— Vous m'avez déjà parlé de lui, de ses… activités, mais vous ne m'avez pas dit que c'était un criminel.

— Eh bien, c'en est un. Malheureusement, la loi ne peut rien contre lui. Quand nous sommes venues dans l'Ouest, j'avais une amie. Pas plus que moi, elle ne savait ce qui l'attendait. Lorsqu'elle s'en est rendu compte, elle n'avait plus un sou, et elle ne pouvait trouver aucun travail, excepté… Et ça, elle ne voulait pas le faire. Alors, de désespoir, elle s'est jetée dans la baie.

Sally s'arrêta, toute tremblante d'émotion, les yeux rivés à ceux de Mac-Iver.

— C'est Jack Locke qui l'a tuée, reprit-elle. Aussi sûrement que s'il l'avait lui-même poussée dans la mer. Mais j'ai juré de la venger.

— Ce n'est pas ce qui la ressuscitera. Et ça n'effacera pas non plus ce qu'il vous a fait à vous.

— Mais ça l'empêchera de s'attaquer à d'autres pauvres filles comme nous. Vous savez pourquoi il se rend dans l'Est, n'est-ce pas ? Il va chercher un autre convoi de femmes.

— Il faut tout de même que vous me remettiez votre revolver, si vous en avez un, répondit doucement Mac-Iver. Acceptez-vous de me le donner vous-même, ou bien serai-je obligé de le chercher ?

La jeune femme le considéra pendant un moment d'un air furieux. Puis, haussant les épaules :

— Fort bien. Je vais vous remettre les armes que je possède. Mais ce n'est pas ça qui m'arrêtera et m'empêchera de mettre mon projet à exécution.

Elle grimpa dans le chariot et lui tendit une vieille carabine et un petit derringer à crosse de nacre. Et, tandis qu'il regagnait son propre chariot, il avait presque honte de lui avoir enlevé ces armes. Les ayant dissimulées au milieu de ses affaires personnelles, il prit le chemin de la rivière dans l'intention d'aller se laver. C'est alors qu'il perçut à peu de distance un bruit de voix. Puis il distingua vaguement deux silhouettes entre les arbres.

— Non, John, disait Lucy Effinger. Si mon père se doutait…

— Autant vaut qu'il le sache maintenant que plus tard. Il faudra bien qu'il soit au courant, un jour ou l'autre.

— Tu ne sais pas comment il est. Si seulement tu n'étais pas…

— Un sale Sudiste, n'est-ce pas ? Mais je ne vois pas ce que ça change. Je t'aime, Lucy, et je veux que tu sois ma femme.

— Je t'assure que tu ne le connais pas. On ne peut prévoir ce qu'il est capable de faire.

— Je n'ai pas peur de lui.

— Moi, si. Il pourrait te battre. Ou te tuer. Tu as vu comment il s'est comporté avec Mr. Mac-Iver.

— Nous nous enfuirons dès que nous le pourrons.

— Il nous suivrait, John. Ne pouvons-nous pas continuer à nous voir sans qu'on le sache ? Il suffit de nous montrer un peu plus prudents.

— Je ne peux plus supporter de te voir en cachette chaque soir, pour faire ensuite semblant de ne pas te connaître dans la journée.

La jeune fille passa ses deux bras autour du cou de son compagnon. Mac-Iver ne pouvait plus entendre les mots qu'elle lui murmurait maintenant, mais il n'avait aucun mal à les deviner. Il sourit dans l'ombre et poursuivit sa route vers la rivière.

Quand il revint au camp, les voyageurs étaient assis en deux groupes : les Effinger, les Wilcox et Donna Cory d'un côté ; les Busby, les Peebles, Locke, Abel et Coulter de l'autre. Entre les deux groupes, Sally Bullock, toute seule, était occupée à la préparation de son dîner.

Mac-Iver s'approcha de Donna. Elle leva les yeux vers lui et le considéra d'un air grave.

— Voulez-vous partager mon repas, Mr. Mac-Iver ?

Il accepta et s'appuya contre l'arrière du chariot. L'attitude de la jeune femme lui paraissait plus froide qu'à l'ordinaire.

— Mr. Effinger affirme qu'il a compris votre manœuvre, dit-elle. D'après lui, vous obliquerez vers le sud dès que nous aurons atteint les Montagnes Rocheuses. Alors, vous nous abandonnerez quelque part pour charger les chariots d'armes et de munitions rassemblées à Denver City par les sympathisants des Sudistes. Ensuite, toujours d'après lui, vous irez remettre les armes à vos amis du Texas, qui tenteront de remonter à nouveau le Rio Grande, comme l'a déjà fait le général Silbey.

— Et vous croyez tout cela ?

Un rien d'incertitude passa dans les yeux de la jeune femme.

— Je ne sais ce que je dois croire. Mais il me semble que je serais capable de vous haïr si vous me trompiez. Je me sentirais déloyale envers mon mari, et je renierais toutes mes convictions si j'aidais – ne fût-ce que par ma présence dans ce convoi – à accomplir une telle action.

— Je suis né dans le Sud, Mrs. Cory. Serait-ce mal de ma part que de croire à la cause des Sudistes aussi profondément que vous croyez, vous, à celle des Nordistes ?

Donna Cory fronça légèrement les sourcils.

— Vous jetez le trouble dans mon esprit, dit-elle après un instant de silence. Je crois, en tout cas, que ce serait mal de votre part que de vous servir de moi et des autres pour mettre à exécution un projet quelconque. Si, par votre faute, d'autres soldats de l'Union devaient – comme mon mari – se faire tuer, et si vous fournissiez des armes pour cela…

— Ne pensez-vous pas qu'Effinger pourrait se tromper ?

Elle le regarda droit dans les yeux.

— Se trompe-t-il, Mr. Mac-Iver ?

Il n'avait pas le choix : il lui fallait encore mentir. Et le fait qu'il ne transportait pas d'armes ne changeait rien à l'affaire : il se servait bien d'elle, effectivement. Et des autres aussi.

— Oui, Donna, il se trompe, répondit-il. Ni vous ni aucun des autres ne serez abandonnés en cours de route. Le convoi ira jusqu'au Missouri. Et il ne transportera pas d'armes. Êtes-vous satisfaite ?

Un sourire illumina le visage de la jeune femme. Elle rougit, baissa les yeux et murmura :

— Merci. Je dirai à Mr. Effinger qu'il se trompe.

— À votre place, je n'en ferais rien. De toute manière, il ne vous croira pas. Laissez-le donc penser ce qu'il voudra. Ça lui occupe l'esprit.

Donna sourit à nouveau.

— Peut-être avez-vous raison. Maintenant, mangeons.

Elle lui tendit une assiette, et il prit place auprès d'elle. Il surprit, de l'autre côté du feu, le regard haineux de Coulter. L'homme détourna les yeux lorsqu'il se sentit observé.

— J'essaie de vous comprendre, reprit Donna, mais je n'y parviens pas. Vous regardez vos deux amis comme si vous éprouviez de la méfiance à leur égard. Pourquoi ? Depuis que nous sommes partis, ils ont fait plus de travail que n'importe lequel des autres.

Elle se tut un instant, puis reprit brusquement :

— Que comptez-vous faire, en arrivant au Missouri ?

Il haussa les épaules.

— Il est possible que je m'enrôle. Ou alors, je conduirai un autre convoi vers l'Ouest. Et vous ?

— Je rentrerai chez moi, et je reprendrai ma vie telle qu'elle était avant mon mariage. En vérité, je ne sais pas ce que je souhaite. Mais, en Californie, il y avait trop de souvenirs…

Quand ils eurent fini de manger, elle lui versa une tasse de café. Il la regarda placer les divers ustensiles dans une poêle, afin d'aller les laver à la rivière. Puis il posa sa tasse et se leva.

— Merci pour le repas, dit-il. Et bonne nuit.

Il s'éloigna en direction de son chariot. Il se rendait parfaitement compte qu'il venait de se montrer impoli sans la moindre raison. Mais il savait aussi qu'il ne pourrait jamais rien y avoir entre lui et Donna. Quand elle apprendrait qu'elle et les autres avaient purement et simplement servi à cacher le but réel de ce voyage, quand elle saurait combien cette folle équipée était importante pour la cause sudiste…

Il se retourna et la vit descendre en direction de la rivière. Une fois de plus, il se sentit troublé jusqu'au plus profond de son être, assailli par le désir qui s'était emparé de lui dès leur première rencontre. Il poussa un soupir, tira ses couvertures du chariot et s'étendit pour dormir.

Au cours des jours suivants, le voyage se poursuivit avec la même monotonie, tandis que l'on descendait le flanc est de la Sierra Nevada.

On atteignit enfin le pied des montagnes pour se trouver bientôt dans la plaine. La route était certes plus facile. Mais il y avait la poussière, la chaleur. Et aussi la perpétuelle hostilité qui opposait les deux groupes d'émigrants.

Mac-Iver songeait, non sans quelque anxiété, qu'il restait encore plus d'un millier de milles à parcourir. Et il songeait en même temps aux Rocheuses qu'il fallait traverser, au désert, à toutes les embûches qui pouvaient les attendre dans une contrée hostile plus ou moins contrôlée par les Cheyennes.