CHAPITRE XVII

 

Il était presque nuit quand il reprit connaissance. Au premier mouvement qu'il fit la douleur causée par ses blessures le rappela à l'ordre. Il constata qu'il était nu sous ses couvertures et découvrit à tâtons deux pansements : l'un à l'épaule, l'autre à la cuisse. Une odeur de whisky flottait dans le chariot. Il supposa qu'on avait dû en utiliser pour désinfecter ses plaies.

Il se passa la langue sur les lèvres.

— Hep ! appela-t-il. Quelqu'un, par là ?

Sa voix lui parut affreusement rauque et éraillée. Mais il avait été entendu. La bâche qui fermait l'arrière du véhicule s'écarta, et il aperçut le ravissant visage de Donna Cory. Ses cheveux étaient maintenant secs, elle avait nettoyé sa robe et s'était soigneusement peignée.

— Les chariots ? demanda-t-il.

— Partis. Abel et Coulter ont emmené vers le sud ceux qui transportaient l'or. Mr. Effinger et les autres se sont dirigés vers l'est. Moi, je suis restée pour vous chercher.

— Combien de temps y a-t-il de cela ?

— Je vous ai retrouvé ce matin. Maintenant, c'est le soir.

Le jeune homme garda le silence pendant quelques instants. Abel et Coulter avaient donc déjà vingt-quatre heures d'avance. Il ne les rattraperait sans doute jamais. Pourtant, il se devait d'essayer. Il s'assit sur la couchette, non sans difficulté.

— Mes vêtements.

— Vous ne pouvez pas vous lever encore. Vous avez perdu trop de sang.

La tête lui tournait, mais il insista tout de même.

— Je m'en moque. Donnez-moi mes vêtements.

La jeune femme scruta son visage pendant quelques secondes. Puis, sans un mot, elle se retira. Elle reparut bientôt et lui tendit ses vêtements, qu'elle avait lavés et fait sécher.

— Avez-vous besoin que je vous aide ? demanda-t-elle.

— Eh bien…

Elle rougit, grimpa dans le chariot et écarta les couvertures. Mac-Iver se dit qu'il ne servirait à rien de protester. Elle lui enfila son caleçon et leva vers lui un regard moqueur, tandis qu'il remontait vivement le sous-vêtement.

— Vous ne m'en auriez pas crue capable, n'est-ce pas ?

Il poussa un vague grognement et allongea la main pour s'emparer de son pantalon. À nouveau, elle lui vint en aide pour passer ses pieds, mais il remonta ensuite le vêtement tout seul. Il se sentait affreusement faible, et l'expression moqueuse avait disparu des yeux de Donna.

— Vous ne devriez pas…

— Si vous croyez que je vais laisser ces deux lascars filer avec cinq millions de dollars en or, vous vous trompez. Je…

Il s'interrompit.

— Ne bougez pas. Je vais vous chercher de la soupe.

Elle descendit du chariot. Mac-Iver enfila lentement sa chemise. Peut-être serait-il incapable de monter à cheval, mais il pourrait rester étendu là pendant que le véhicule roulerait vers le sud.

Donna revint bientôt et lui tendit un bol de soupe. Il s'adossa à un des arceaux du véhicule et se mit à manger.

— Demain…

— Demain, nous pourrons nous mettre en route, mais ce soir, vous vous reposez, déclara la jeune femme d'un ton ferme.

Il acquiesça d'un petit signe de tête et réfléchit un moment.

— Vous m'aideriez donc ? Je pensais que…

Elle lui jeta un coup d'œil rapide, puis détourna les yeux.

— Peut-être les principes d'une femme ne sont-ils pas aussi solidement ancrés que ceux d'un homme. Ou peut-être mes croyances étaient-elles davantage celles de mon mari que les miennes propres. Et puis…

Un éclair de défi passa dans son regard.

— Je ne laisserais pas un chien mourir ici tout seul. Je l'aiderais à se rendre où il voudrait, même si ce n'était que par pitié.

Il sentait la somnolence le gagner, mais il rassembla ses forces pour demander :

— Est-ce que la piste a été effacée par la pluie, ou bien est-elle encore visible ?

— Elle est suffisamment nette pour que nous puissions la suivre. Ces chariots étaient très lourds, et les roues s'enfonçaient de plusieurs pouces dans la boue.

Il fit un autre petit signe de tête et ferma les yeux. Donna lui prit des mains le bol vide et redescendit du chariot. Il l'entendit vaquer à ses occupations, puis il sombra dans le sommeil. Un sommeil agité de rêves insensés. Il se retrouvait au Texas, dans son ranch. Les Comanches arrivaient, le visage peinturluré, hurlant, lançant leurs flèches et faisant feu de leurs carabines, se précipitant vers la maison en brandissant des torches embrasées. Hélène était là, tout près de lui, mais elle avait le visage de Donna.

Il s'éveilla en sursaut, trempé de sueur. Un rayon de soleil passait par l'interstice de la bâche. Au bout d'un moment qui lui parut un siècle, Donna apparut. Elle lui apportait un autre bol de soupe et des crêpes toutes chaudes. Il avait faim, ce matin, et mangea de bon appétit.

— Les mulets sont attelés, annonça la jeune femme. Nous pouvons partir.

Il lui rendit son bol, puis avança la main pour saisir ses bottes. Quand il fut chaussé, il écarta la bâche de l'avant et alla s'installer sur le siège. Mais la tête lui tournait encore, et il dut se cramponner des deux mains pour ne pas tomber. Donna grimpa auprès de lui et saisit les guides. Le chariot s'ébranla et prit la direction du sud, suivant la piste laissée par Abel et Coulter.

Malgré les protestations de Donna, Mac-Iver resta sur le siège pendant près d'une heure. Mais, finalement, il fut obligé d'aller s'étendre sur la couchette. Il s'endormit presque aussitôt, et il était déjà nuit quand il se réveilla. Il se sentait nettement mieux, bien que ses blessures le fissent toujours souffrir. Il mangea, se rendormit et, quand il se réveilla, l'aube approchait.

La piste que l'on suivait était moins visible qu'au début, mais elle se dirigeait toujours vers le sud. Mac-Iver parcourut des yeux l'horizon. Effinger avait déjà dû atteindre les régions habitées et alerter les autorités. Il fallait donc s'attendre à tout moment à voir apparaître un détachement de l'armée.

Un peu plus tard, on aperçut un cavalier solitaire qui arrivait à bride abattue. Mac-Iver le reconnut presque aussitôt : c'était John Busby. Il vint s'arrêter à proximité du chariot. Donna retint les mulets et fit halte.

— Je suis bien content de vous voir, Mr. Mac-Iver, dit le jeune homme. Nous pensions tous que vous étiez mort, car personne ne vous avait aperçu nulle part. Et pourtant, ça me paraissait impossible. J'avais l'intention de m'enrôler aussitôt rentré chez moi, mais j'ai pensé qu'il me valait mieux faire demi-tour et essayer de vous retrouver. Vous croyez que vous arriverez à les rattraper ?

Mac-Iver haussa les épaules, ce qui provoqua une grimace de douleur.

— Qu'est devenu Effinger ? A-t-il alerté quelqu'un ?

— Oui, répondit John d'un air soucieux. Il a appris qu'il y avait un bureau de télégraphe à la ville voisine, et il s'y est rendu avec le constable local pour envoyer un message à la garnison la plus proche. Je suppose que les soldats ont déjà dû prendre la route. Et c'est là une autre raison qui m'a incité à faire demi-tour.

Mac-Iver n'ignorait pas que s'il était découvert on l'arrêterait sur-le-champ.

— Je vais t'emprunter ton cheval, John, dit-il.

— Si vous voulez, Mr. Mac-Iver, répondit le garçon.

— Vous ne pouvez pas monter à cheval ! protesta Donna. Dans ce terrain accidenté et avec vos blessures, vous ne feriez pas plus de dix milles.

— C’est possible. Mais il faut que j'essaie tout de même.

Il se laissa glisser à bas du siège. Quand il fut au sol, son front était couvert de sueur. John, qui avait mis pied à terre, lui tendit les rênes d'un air inquiet. Il essaya de se mettre en selle, mais fut incapable de lever le pied à la hauteur de l'étrier.

— Donne-moi un coup de main, John, dit-il.

— Auparavant, vous feriez bien de jeter un coup d'œil par là-bas, dit Donna d'un ton calme. Croyez-vous pouvoir les distancer ?

Mac-Iver tourna la tête. Une vingtaine de cavaliers, portant l'uniforme des troupes de l'Union, arrivaient droit sur eux, conduits par un officier. Donna avait raison : il était impossible de leur échapper, et il serait même stupide d'essayer.

Les cavaliers vinrent s'arrêter à quelques pas du chariot. L'officier, un lieutenant, s'approcha.

— Qui êtes-vous ? s'informa-t-il d'un air froid.

— Vince Mac-Iver. Et voici Mrs. Cory. Et Mr. John Busby.

— Personne d'autre avec vous ?

— Personne.

— Je suis dans l'obligation de faire fouiller votre véhicule.

— Allez-y ! répondit Mac-Iver en haussant les épaules.

Le lieutenant lança un ordre à ses hommes. Trois cavaliers mirent pied à terre et grimpèrent dans le chariot. Ils redescendirent au bout de quelques minutes.

— Rien, mon lieutenant, annonça l'un d'eux.

L'officier posa encore son regard glacial sur Mac-Iver.

— Vous êtes en état d'arrestation, Mr. Mac-Iver, dit-il. Et vous allez devoir nous accompagner.

— Il ne vous suivra pas, lieutenant ! déclara Donna. À moins que vous ne vouliez arriver à destination avec un cadavre sur les bras. Vous voyez bien qu'il est blessé. Il ne peut même pas monter à cheval.

L'officier scruta un instant le visage de Mac-Iver, puis jeta un coup d'œil à la jeune femme.

— Peut-être avez-vous raison, dit-il en portant la main à son chapeau. Mais il reste tout de même en état d'arrestation. Je vais vous laisser un cavalier pour vous escorter. Vous allez continuer à vous diriger vers le sud et, un peu avant Baxter Springs, vous obliquerez vers l'est.

Le lieutenant interpella un de ses hommes.

— Johansen, vous allez prendre les armes de ces gens-là, et vous les escorterez.

Un cavalier d'environ vingt-cinq ans se détacha du peloton. Il prit le revolver de Mac-Iver et la carabine de John Busby, puis remit les armes à un de ses camarades. Le lieutenant leva la main, et la petite troupe s'éloigna au trot.

Mac-Iver se hissa à nouveau sur le siège du chariot, l'air résigné. Tout était perdu. Il ne lui restait plus maintenant aucune chance de récupérer les lingots. Cet or, destiné à la Confédération, allait immanquablement tomber entre les mains de l'Union. Il serra les dents, tandis que Donna claquait le dos des mulets avec ses guides. Le chariot reprit sa route.

*
*  *

Il existait maintenant, entre Donna et son compagnon une intimité qui n'avait pas besoin de mots pour s'exprimer. Ils restaient constamment ensemble sur le siège, tandis que John Busby chevauchait généralement derrière le véhicule, en compagnie de Johansen.

Le soir du cinquième jour, on fit une brève halte à l'endroit où la piste obliquait vers l'est. Dès qu'il eut mis pied à terre, Mac-Iver se mit à faire lentement les cent pas, examinant attentivement le sol. Il comprenait ce qui s'était passé. C'était évidemment à cet endroit que le lieutenant avait intercepté Abel et Coulter. Et, selon toute apparence, les deux hommes ne s'étaient pas rendus sans résistance. On apercevait sur le sol les traces laissées par les chariots et les mulets, ainsi que par les chevaux des poursuivants. À une certaine distance de là, il découvrit l'endroit où l'un des deux hommes – Abel ou Coulter – était tombé de son siège. Il y avait une trace de sang sur le sol. Un peu plus loin encore, il en trouva une autre. C'était sans doute là que le second s'était rendu.

Mac-Iver regagna lentement le chariot, l'air pensif. Il grimpa sur le siège, et Donna reprit la route, mais en direction de l'est. À un mille de là, Mac-Iver aperçut un chapeau d'homme sur le sol : celui d'Abel.

— Abel et Coulter sont morts, n'est-ce pas ? dit la jeune femme.

— L'un d'eux, certainement. Et si l'autre ne l'est pas, il doit être mal en point.

— Qu'allez-vous faire ?

— Ce soir, je vais m'emparer du cheval de Johansen et poursuivre la route vers l'est.

— À quoi cela servira-t-il ? Vous ne pouvez reprendre l'or à tout un peloton de cavalerie. Vous ne pouvez pas, tout seul, venir à bout de l'armée entière.

— Non. Mais peut-être pourrai-je obtenir de l'aide, répondit-il en s'efforçant de sourire.