CHAPITRE X

Le voyage se poursuivait, monotone, interminable, en direction du nord-est. Mac-Iver activait l'allure autant qu'il le pouvait, mais il était rare que l'on parcourût plus de quinze milles par jour.

La fatigue tempérait un peu l'humeur des voyageurs, sans pour autant faire disparaître leurs divergences d'opinion. Sally Bullock, le visage blême et sans expression, gardait le silence, et Locke évitait manifestement de se trouver en sa présence. Effinger prenait l'air digne d'un pasteur entouré d'une horde de pécheurs irréductibles. Peebles se plaignait amèrement de la chaleur et de la poussière. Busby s'éclipsait aussi souvent qu'il le pouvait. Les Wilcox observaient les enfants Effinger d'un air douloureux. Quant à Donna Cory, elle paraissait infiniment lasse.

Abel restait une énigme, comme d'habitude. Coulter, qui avait maintenant ôté l'attelle de son bras, ne cessait de tourner autour des chariots de Sally et de Donna, aidant les jeunes femmes à ramasser du bois sec, à allumer leur feu, faisant tout pour se rendre agréable.

Le jour vint enfin où Mac-Iver aperçut dans le lointain ce qu'il redoutait le plus depuis le début : la plaine du Lac Salé. Plus de quatre-vingts milles de désert surchauffé par un soleil implacable. On passa la plus grande partie de la journée à couper de l'herbe et à l'entasser dans les chariots, à remplir d'eau les tonnelets et tous les récipients disponibles.

Mac-Iver attendit la tombée de la nuit pour donner le signal du départ, sachant par expérience que la seule façon de traverser sans trop de difficulté cette région désertique, c'était de voyager de nuit et de se reposer durant la journée. Pourtant, même la nuit, il faisait une chaleur étouffante.

Les mulets peinaient affreusement pour traîner les lourds chariots à travers le sable qui cédait sous leurs sabots. Parfois un véhicule s'enlisait d'un demi-pied, et il fallait également faire de nombreuses haltes afin de laisser reposer les bêtes. Lorsque le soleil reparut à l'horizon, Mac-Iver dut se rendre à l'évidence : on avait parcouru moins de dix milles.

Effinger s'approcha de lui au moment où on faisait halte pour camper.

— Si nous avions obliqué vers le nord, nous aurions évité tout ça, déclara-t-il d'un ton hargneux.

— Il n'existe aucune piste qui se dirige vers le nord, et il faudrait un mois pour faire le trajet. Or, nous n'avons pas un mois devant nous. Et je suis même convaincu que nous ne serions jamais arrivés au but.

— Vous connaissez donc la région.

Mac-Iver lui décocha un coup d'œil irrité.

— Vous savez bien que non. Mais j'ai eu l'occasion de rencontrer des hommes qui la connaissaient. C'est une contrée extrêmement accidentée, coupée par des canyons profonds.

— Et en obliquant vers le sud ?

— L'eau y est aussi rare que par ici, et la distance encore plus longue.

Grommelant entre ses dents, Effinger s'en fut à grands pas retrouver son ami Wilcox.

La plupart des voyageurs préférèrent prendre un repas froid plutôt que d'allumer du feu par cette chaleur. Après quoi, ils s'étendirent à l'ombre des chariots pour essayer de se reposer. Mais peu d'entre eux parvinrent à trouver le sommeil.

Mac-Iver, adossé à une roue de son chariot, les observait. Abel était couché sur le dos, les yeux tournés vers le ciel sans nuages. Coulter considérait d'un air concupiscent Sally Bullock allongée non loin de là, un bras bronzé en travers de son visage pour se protéger de la lumière trop vive.

Mac-Iver songeait que dix milles seulement avaient été couverts et qu'il en restait plus de soixante-dix pour parvenir à l'extrémité de ce désert. Les mulets s'épuisaient à vue d'œil, et on risquait fort de parcourir chaque nuit une distance inférieure à celle de la veille. Ce serait un vrai miracle si on parvenait à traverser cette immensité désolée en dix jours. De plus, il doutait que leur provision d'eau pût durer aussi longtemps.

Vers la fin de l'après-midi, il fut surpris de voir reparaître Effinger, accompagné cette fois de Wilcox.

— Que voulez-vous encore ? demanda-t-il d'un air las.

— Nous sommes d'avis, répondit Effinger, que nous devrions abandonner deux chariots. Les affaires qu'ils transportent pourraient être réparties sur les six autres. Cela économiserait des mulets et pourrait peut-être même nous sauver la vie.

Mac-Iver secoua la tête.

— Pas question. Nous les garderons tous.

— Pourquoi ? Ont-ils donc tant d'importance ?

— Ils coûtent cher. Vous ne croyez pas que c'est une raison suffisante ?

— Les mulets aussi coûtent cher. Si nous perdons une douzaine de bêtes, ça dépassera le prix des chariots.

— Je vous répète qu'il ne saurait être question d'abandonner des véhicules en parfait état.

— Y a-t-il une autre raison, en dehors de leur prix, Mr. Mac-Iver ? Six chariots ne vous suffiraient peut-être pas pour transporter les armes que vous vous proposez de faire passer aux rebelles sudistes ?

Mac-Iver se leva et considéra Effinger d'un air étonné.

— Si vous avez tellement envie de commander un convoi, vous pourrez en former un en arrivant au Missouri, et vous referez en sens inverse la route que nous sommes en train de parcourir. En attendant, je ne veux pas entendre de réflexions sur la manière dont je m'acquitte de ma tâche.

Effinger serra les dents et rougit de colère.

— Attelez ! Et en route !

Les autres membres du convoi se levèrent à regret et se mirent à atteler les mulets, en prenant soin de choisir ceux qui n'avaient pas été utilisés la nuit précédente. Mac-Iver alla d'abord aider Donna, puis Sally. Lorsque tout le monde fut prêt, il donna le signal du départ et prit lui-même la tête du convoi en se guidant sur l'étoile polaire.

À mesure que les jours passaient, la mauvaise humeur d'Effinger augmentait, et Wilcox se plaignait de la paresse des mulets. Le quatrième soir, trois des bêtes ne purent se relever, et Mac-Iver dut se résoudre à les abattre. Cette même nuit, on fut obligé de faire halte à quatre reprises pour remplacer des mulets qui s'étaient effondrés sous le harnais. Au matin, il en manquait sept, et Mac-Iver estima que la provision d'eau avait diminué de plus de moitié.

Hélas, ce n'était là que le commencement. Le cinquième jour, il perdit sept autres bêtes, le lendemain dix. Et cette nuit-là, il calcula que l'on n'avait pas parcouru plus de sept milles. À l'aube, on fit halte comme d'habitude. Effinger fit le tour du camp, parlant aux uns et aux autres, pour déclarer finalement :

— Nous allons régler la question immédiatement.

Il s'approcha lentement de Mac-Iver, suivi des autres émigrants : Wilcox, Busby et son fils John, Peebles, Locke, Sally Bullock et Donna Cory. Les femmes des hommes mariés se tenaient un peu en arrière du groupe. Derrière Mac-Iver, Coulter prit dans le chariot un revolver qu'il arma d'un coup sec.

— Nous en avons assez, commença Effinger, et nous avons décidé d'abandonner deux chariots. Mrs. Cory peut prendre place dans celui des Wilcox, et Miss Bullock dans le nôtre.

Mac-Iver se sentait prêt à exploser. Il parvint néanmoins à conserver son calme.

— Je suis désolé, dit-il, mais la réponse est « non » ! Tous les chariots continueront. Si nous perdons trop de mulets, deux d'entre nous partiront à cheval pour aller en chercher d'autres.

— Mais pourquoi ça, grand Dieu ? s'écria Wilcox. Après tout, ce ne sont que des chariots, vous pourrez en trouver d'autres à Salt Lake City.

— Appelez ça de l'entêtement si vous voulez, mais nous emmènerons les huit chariots jusqu'au terme du voyage.

— Nous pouvons élire un autre chef de convoi.

— À votre aise. Mais il ne prendra pas le commandement, parce que je ne le lui céderai pas.

— Des tas de choses peuvent se passer au cours du trajet, intervint Busby. Et vous pourriez ne pas être là…

Mac-Iver fit deux pas en avant.

— Est-ce une menace, Mr. Busby ?

— Certes pas. Ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles. Je…

— Alors, taisez-vous.

— Vous ne pouvez pas…

— Oh, mais si ! Et pour peu que ça continue, je confisque toutes vos armes.

Effinger se tourna vers les autres.

— Il y a quelque chose d'anormal dans ce convoi. Ou bien ces chariots transportent quelque chose que nous ignorons, ou bien ils sont destinés à transporter quelque chose plus tard.

— Vous savez avec quel soin ils ont été fouillés quand nous avons traversé le San Joaquin, répliqua Mac-Iver.

— Il faut donc qu'il y ait une cachette que l’on n'a pas découverte.

Mac-Iver se sentit parcouru d'un frisson. Il espérait que son visage ne le trahirait pas, non plus que sa voix.

— Eh bien, cherchez vous-même, si vous aimez mieux faire ça que dormir. Mais je vous avertis que, dès le crépuscule, nous reprenons la route. Que vous vous soyez reposés ou non.

Ils se regardèrent tous d'un air contrarié et furieux à la fois. Même le visage de Donna Cory était de glace. Mac-Iver tourna la tête. Coulter se tenait derrière lui, souriant, sa carabine armée à la main. Abel, lui, ne souriait pas. Mais il avait aussi son revolver.

Mac-Iver reporta ses regards sur Effinger.

— Ils tireront si j'en donne l'ordre, Mr. Effinger.

Les yeux d'Effinger brûlaient d'une lueur meurtrière. Il se rendait compte que Mac-Iver parlait sérieusement. Il fit demi-tour en maugréant. Les autres se dispersèrent et s'éloignèrent aussi.

— Nous ferions bien de leur prendre leurs armes, suggéra Abel.

Mac-Iver secoua la tête.

— Pas encore.

Le soleil se levait, inondant le désert d'une clarté aveuglante, et des vagues de chaleur montaient déjà du sol. Le camp était maintenant plongé dans le silence.

— Et s'ils se mettent à chercher ? grogna Abel. S'ils trouvent…

— Et après ? Seront-ils plus durs à manœuvrer qu'ils ne le sont maintenant ? D'ailleurs, je doute fort qu'ils découvrent quoi que ce soit.

Effinger était allé prendre un marteau dans son chariot, et il rejoignit Wilcox qui en tenait déjà un autre à la main. Ils se mirent à frapper les rayons des roues méthodiquement, l'un après l'autre, afin de s'assurer qu'aucun ne sonnait creux.

— Tu ferais mieux de les arrêter, dit Coulter en s'adressant à Mac-Iver. Ils se rapprochent bougrement.

— Si j'interviens, ils seront d'autant plus persuadés qu'il y a quelque chose de louche.

— Peut-être. Mais s'ils regardent…

— La ferme. Moins nous parlerons de ça et moins il y aura de chances pour qu'ils surprennent notre conversation.

Busby s'était glissé sous son chariot et en examinait attentivement le plancher. Effinger et Wilcox, qui en avaient terminé avec les rayons s'étaient également faufilés sous un chariot pour sonder les essieux et le train du véhicule.

— Rangez vos revolvers, dit Mac-Iver à ses deux compagnons, mais gardez-les à portée de la main. Et, au nom du Ciel, tâchez de prendre l’air indifférent. Étendez-vous à l'ombre et faites semblant de dormir.

Lui-même déroula ses couvertures et se coucha. Il ferma les yeux, s'efforça de se détendre, mais sans succès. Le sommeil le fuyait.

Le bruit monotone des marteaux se poursuivit pendant plus d'une heure. Finalement, il cessa. Après cela, on entendit les voix d'Effinger et de Wilcox, mais Mac-Iver ne put distinguer ce qu'ils disaient.

Vers le milieu de la matinée, le silence régnait enfin sur le camp.