CHAPITRE VII

L'un après l'autre, les lourds chariots gravirent la pente abrupte et parvinrent sans encombre au sommet. Le troisième était celui de Peebles. Puis venait celui de Wilcox, suivi de celui d'Effinger. Dès qu'il eut serré les freins de son véhicule, Effinger se tourna vers le chef du convoi.

— Mac-Iver ! appela-t-il.

Le Texan leva les yeux d'un air interrogateur.

— Il se passe quelque chose dont nous devrions être mis au courant, reprit l'autre. Pourquoi ces bandits risquaient-ils leur vie pour s'emparer de deux de nos chariots ? Que transportent-ils donc ?

Mac-Iver haussa les épaules.

— Demandez à Locke et à Busby. Les chariots ont été fouillés quand nous avons traversé le San Joaquin et, à ma connaissance, ils ne transportent aucune marchandise de valeur.

— Je n'en crois rien. Et il y a aussi autre chose. Ils sont trop importants et trop coûteux. Je crois tout simplement qu'on se sert de nous.

Mac-Iver ne se départit pas de son calme.

— Comment cela ? Ne vous conduit-on pas à l'endroit où vous voulez vous rendre ? Est-ce que c'est là se servir de vous ?

— Je n'ai aucune confiance en vous, Mac-Iver. Je…

— Pour quelle raison ? Parce que je suis Texan ? Parce que vous me soupçonnez d'avoir des sympathies pour le Sud ? Je vous l'ai déjà dit et je vous le répète : laissez la guerre en dehors de nos occupations personnelles et gardez votre politique pour vous.

— Je crois qu'il est temps que nous élisions un autre chef de convoi. Quelqu'un qui se chargera de découvrir ce qui se passe.

Mac-Iver haussa les épaules d'un air las. Le dernier chariot – celui de Donna Cory – venait d'arriver au sommet. Debout sur ses étriers, le Texan fit signe au conducteur du premier véhicule de reprendre la route, et il attendit Coulter qui suivait le convoi avec les mulets.

— Ton ami Rossiter est mort, annonça-t-il d'une voix calme.

— Que diable me dis-tu là ?

— Il faisait partie des gars qui nous ont attaqués.

— Hum ! J'imagine que Carmichael et lui… Je savais bien que j'aurais dû les liquider tous les deux.

Il leva les yeux vers le visage de Mac-Iver et sourit.

— J'ai l'impression que l'une de leurs balles t'a rasé, hein ? Dommage qu'elle soit encore passée un peu trop loin.

Le Texan essuya de sa manche le sang qui maculait sa joue, puis considéra Coulter pendant un moment d'un air glacial.

— Va prendre les mulets que j'ai attachés là-bas, dit-il enfin, et amène-les avec les autres. Ils peuvent toujours servir.

Faisant brusquement demi-tour, il remonta la file des chariots. Coulter avait arboré un air d'innocence assez convaincant, mais Mac-Iver était certain qu'il était au courant de tout, ainsi qu'Abel. Et il y avait bien des chances pour que l'on eût à essuyer une autre attaque. Il fallait aussi compter avec l'opposition croissante d'Effinger. D'autre part, si ces chariots surchargés avaient pris de justesse les virages que l’on venait de rencontrer, on pouvait se demander comment ils se comporteraient lorsque la route deviendrait véritablement mauvaise.

À deux reprises, au cours de ce même après-midi, les chariots durent gravir l'un après l'autre un passage particulièrement difficile. Et, à la tombée de la nuit, on avait couvert moins de huit milles. Mac-Iver choisit pour camper un endroit où le cours d'eau traversait une vaste prairie, et il fit disposer les chariots en cercle. Il envoya ensuite Abel à la chasse avec mission de rapporter, si possible un peu de gibier. Mais Abel n'était pas plus tôt parti qu'il le suivit, après avoir sellé un cheval frais. Si les bandits qui les avaient attaqués se trouvaient encore dans les parages, on pouvait supposer qu'Abel essaierait de prendre contact avec eux. Mac-Iver avait parcouru deux milles environ lorsqu'il perçut un coup de feu. Il gravit une petite éminence et aperçut Abel, à une certaine distance, agenouillé auprès d'un daim qu'il venait de tuer. Il regagna le camp, soulagé. Du moins pour le moment.

Les voyageurs étaient groupés à l'intérieur du cercle formé par les véhicules. Les feux n'étaient pas encore allumés, et on n'avait pas commencé à préparer le repas. Effinger, debout sur son chariot, dominait les autres, tel un patriarche barbu.

— Le voici ! s'écria-t-il au moment où Mac-Iver faisait son apparition. C'est à lui qu'il faut demander des explications.

Mac-Iver s'arrêta et le considéra d'un air écœuré.

— Par tous les diables, Effinger, je vous avais demandé de la fermer !

Effinger sauta à terre et se débarrassa de sa veste.

— Essayez donc de me la fermer !

Il promena ses regards de fanatique sur les autres voyageurs.

— C'est une manière comme une autre de régler la question. S'il a le dessus, il reste chef de convoi. Dans le cas contraire, je prends sa place. D'accord ?

Les hommes esquissèrent un geste d'approbation. Mac-Iver les considéra l'un après l'autre. Wilcox paraissait confus, comme un homme forcé d'approuver quelque chose contre sa volonté. Locke souriait, impatient sans doute d'assister au combat. Peebles et Busby fronçaient les sourcils. Un peu plus loin, Coulter arborait aussi un large sourire. Il était aisé de comprendre ce qu'il souhaitait.

Effinger commença par prendre la pose du boxeur classique. Mac-Iver approcha avec précaution. Lorsqu'il ne fut plus qu'à une dizaine de pieds, son adversaire poussa un cri et fonça. Avec une vitesse incroyable, son droit vint effleurer le front de Mac-Iver. Puis, laissant retomber ses bras, il s'élança et heurta violemment son ennemi qui alla rouler presque aux pieds de Coulter.

Mac-Iver n'était pas blessé, et il avait appris ce qu'il voulait savoir sur les méthodes de combat de son adversaire. Ce dernier était un boxeur, mais aussi un gaillard qui connaissait tous les trucs et n'hésiterait pas à les employer. Il se précipita encore et, cette fois, lança son pied droit. Mais Mac-Iver, qui se relevait au même moment, le saisit par la botte et, d'une violente poussée, l'envoya choir à une douzaine de pieds de là. Puis, se précipitant, il se laissa retomber à genoux sur la poitrine d'Effinger. L'homme émit une sorte de hoquet et avança ses ongles longs et sales vers les yeux de Mac-Iver. Ce dernier le saisit alors à deux mains par la barbe et se mit à lui cogner méthodiquement la tête contre le sol.

Effinger banda tous ses muscles, puis se détendit brusquement. Son adversaire fut projeté en arrière, roula sur lui-même, mais pour se relever aussitôt. Effinger était à nouveau debout, et les deux hommes s'observaient, décrivant un cercle à la manière des boxeurs professionnels, cherchant l'occasion favorable.

Les yeux d'Effinger brillaient d'une lueur mauvaise. Quand il fut las de tourner, il s'élança, tel un bison furieux, heurtant de toutes ses forces son adversaire qui, pour la seconde fois, fut projeté en arrière contre la roue d'un chariot. Sous le choc, son revolver fut expulsé de son étui et tomba au sol. Effinger, levant alors le genou droit expédia à Mac-Iver un coup terrible dans le bas-ventre. La douleur fut extrêmement vive, mais elle eut pour effet de raviver la fureur du Texan, qui allait faire désormais de ce combat une affaire personnelle.

S'arc-boutant contre la roue, il repoussa Effinger et se mit à lui marteler le visage de ses deux poings. Un moment déséquilibré, Effinger reprit sa pose de boxeur et lança son droit qui, cette fois, heurta son adversaire de plein fouet. Étourdi par la violence du coup, Mac-Iver recula. Mais Coulter, qui avait avancé son pied, le fit trébucher, et sa tête alla heurter un rayon de la roue. Il s'écroula comme une masse. Effinger bondit et lança son pied, qui frappa Mac-Iver à la cuisse, lui engourdissant toute la jambe. Mais le coup le fit également rouler sous le chariot. Il resta un moment immobile, secouant la tête de droite et de gauche.

Effinger plongea sous le véhicule et, rampant comme un animal, se faufila vers Mac-Iver. Celui-ci se laissa rouler sur lui-même, sortit de dessous le chariot et se releva. Puis, au moment où Effinger reparaissait, il lui asséna un furieux coup de botte qui l'atteignit à l'épaule. Mais cela n'arrêta pas l'homme, qui se releva, fou de rage, tenant à deux mains un lourd cric de métal.

Encore étourdi et chancelant, Mac-Iver se rendit cependant compte qu'il lui fallait absolument parer le coup que son adversaire s'apprêtait à lui porter, car le cric, lancé avec force, lui aurait fait éclater le crâne comme un œuf. L'outil était extrêmement lourd, même pour Effinger dont les veines du cou se gonflaient sous l'effort qu'il faisait. Il balança les deux bras, faisant décrire un arc à son arme improvisée. Mac-Iver plongea, trop tard pour que son ennemi pût modifier la direction de son coup, puis se redressa. La force d'impulsion donnée au cric avait déséquilibré Effinger, qui pivota sur lui-même. Au même instant, Mac-Iver s'élançait, projetant son poing en avant, de toutes ses forces. Il atteignit Effinger au cou. L'homme chancela et alla s'écrouler comme une masse sur le cric où il resta complètement immobile.

La tête baissée, haletant, Mac-Iver s'accrocha désespérément à la roue du chariot. La tête lui tournait, et il percevait à peine les voix des spectateurs massés un peu plus loin.

Effinger bougea un peu et poussa un gémissement. Sa femme s'approcha, le retourna et se mit à lui asperger le visage avec de l'eau. Donna Cory, de son côté, s'avança vers Mac-Iver et lui demanda doucement d'une voix étranglée :

— Est-ce que je peux faire quelque chose ?

Il secoua la tête d'un air las. Il avait empêché Effinger de prendre la direction du convoi, et c'était tout ce qui lui importait. Néanmoins, il se rendait compte que sa victoire risquait d'être éphémère. Les convictions d'Effinger ne changeraient pas, et ses soupçons ne s'apaiseraient pas. Il se redressa. Il vacillait un peu sur ses jambes mais refusa la main que lui tendait Donna. Il fit quelques pas vers le groupe des voyageurs.

— Allumez vos feux et mangez, dit-il. La route sera encore plus mauvaise demain.

Ils se dispersèrent en silence, et lui-même se dirigea vers la rivière. Donna Cory lui barra le passage.

— Je serais heureuse si vous vouliez bien partager mon repas, Mr. Mac-Iver, dit-elle.

— Voilà bien les paroles les plus agréables que j'aurai entendues ce soir, répondit-il en s'efforçant de sourire.