CHAPITRE V

 

Le lendemain matin, Mac-Iver s'éveilla aux notes cuivrées d'une trompette de cavalerie et, pendant quelques instants, il se crut revenu en Virginie. Puis il ouvrit les yeux et se rappela le convoi, l'or, le détachement de troupes nordistes qui campait de l'autre côté de la rivière. Il se leva vivement, roula ses couvertures et les lança dans le chariot. Sale et mal rasé, il ressemblait certes plus à un chef de convoi qu'à un capitaine de cavalerie de l'armée sudiste ; ce qui d'ailleurs, pour l'heure, ne pouvait avoir que des avantages et faisait parfaitement son affaire. Il descendit jusqu'à la rivière, se lava le visage et regagna le camp qui commençait à s'éveiller.

Des femmes rentraient la lessive hâtivement faite la veille au soir, d'autres allumaient du feu pour faire du café. Les hommes commençaient à harnacher les mulets. Mac-Iver alla chercher son cheval et l'amena jusqu'au chariot. Il aida Abel à atteler les mulets, puis sauta en selle pour aller passer l'inspection du camp. Lorsque tout fut prêt, levant le bras, il donna le signal du départ.

— Le dernier chariot d'hier en tête de colonne ! cria-t-il. En avant !…

Peebles se mit en route pour amener son véhicule devant le bac. Mac-Iver suivit à cheval et mit pied à terre dès que le passager eut refermé la barrière derrière eux. Sur l'autre berge, les cavaliers attendaient en silence. Lorsque le bac eut touché terre, le jeune homme sauta à nouveau à cheval et se dirigea vers eux.

Le détachement était commandé par un lieutenant, qui salua en portant la main à son chapeau à large bord. Mac-Iver faillit lui rendre machinalement son salut, ce qui eût été une véritable catastrophe. Derrière lui, il entendait la voix de Peebles qui excitait ses bêtes pour leur faire gravir la pente.

— Vous avez là de bien gros chariots pour les routes de montagne, fit remarquer l'officier en tendant la main.

Mac-Iver se présenta.

— Lieutenant Charles Foster, reprit l'officier. Je vais être dans l'obligation de fouiller vos véhicules. J'ai des ordres formels pour contrôler le chargement de tous les convois qui empruntent cette route.

— Fouiller ! Pour quelle raison ?

— Contrebande, répondit le lieutenant.

Puis, après quelques instants de silence :

— Vous ressemblez à un Texan. Est-ce que je me trompe ?

Mac-Iver sentit son estomac se serrer.

— Nullement.

Le chariot de Peebles approchait lentement. Il vint s'arrêter à quelques distance.

— Peebles, dit Mac-Iver, le lieutenant désire contrôler le chargement. Laissez-lui voir tout ce qu'il voudra.

Et, se tournant vers l'officier :

— Est-ce tout, mon lieutenant ?

— C'est tout, pour l'instant.

Mac-Iver sauta à cheval et dévala la pente en direction du bac. Il mit pied à terre dès qu'il l'eut atteint. La barrière retomba derrière lui, et l'embarcation se mit en marche. Il réprima l'envie de se retourner. D'ailleurs, rien de ce qu'il pourrait faire maintenant ne changerait le cours des événements. Il jeta un coup d'œil au passeur, géant barbu d'une soixantaine d'années aussi bronzé qu'un Comanche.

— Est-ce qu'ils fouillent tous les chariots qui passent ? demanda-t-il.

— Oui, répondit l'homme d'une voix grave. Ils cherchent des lingots d'or. On en a volé des tas, depuis six mois, et personne ne sait où ils ont passé.

Mac-Iver se décida enfin à se retourner. Un soldat rampait sous le chariot de Peebles, un autre regardait dans le tonnelet d'eau, un troisième lançait au sol les affaires de la famille. Mrs. Peebles, les poings sur les hanches, paraissait injurier copieusement le lieutenant. En dépit de la tension intérieure qu'il ressentait, Mac-Iver ne put s'empêcher de sourire. Même à cette distance, on pouvait se rendre compte que le jeune officier n'était pas très à l'aise.

Dès qu'il fut sur l'autre berge, Mac-Iver se dirigea vers le second chariot – celui de Wilcox –, qui s'engagea à son tour sur le bac. Le troisième véhicule, conduit par Effinger, se rapprochait de la rive. Lucy adressa un timide sourire à Mac-Iver. Puis, comme le chariot passait devant celui de Busby, son sourire s'évanouit. Elle rougit et retira vivement la tête en constatant que John Busby, assis sur le siège à côté de son père, ne la quittait pas des yeux. Mac-Iver interpella le jeune homme.

— Tu conduiras ce matin le chariot de Mrs. Cory.

Le garçon descendit aussitôt de son siège pour aller exécuter les ordres reçus. Pendant ce temps, le chariot d'Effinger était venu s'arrêter devant le bac. Mac-Iver sourit à part lui. Si les soldats ne découvraient rien dans celui de Peebles, leurs soupçons s'endormiraient peut-être à la vue de Wilcox et d'Effinger, dont toutes les sympathies allaient aux Nordistes. Il se rapprocha de son propre chariot. Abel tenait les guides, et Coulter était assis à ses côtés. Le premier n'avait rien perdu de son impassibilité. Mais son compagnon, visiblement nerveux, ne quittait pas des yeux la rive opposée où les soldats étaient toujours à l'œuvre. Il jeta un coup d'œil inquiet à Mac-Iver.

— S'ils trouvent quelque chose…

— Ils ne trouveront rien. Et puis, dans le cas contraire, tu auras toujours le temps de sauter sur un canasson et de filer, non ?

Coulter rougit.

— Je ne voulais pas…

— Ta gueule ! dit Abel sans tourner la tête.

Mac-Iver scruta le visage de ce dernier. Coulter était fanfaron et fourbe, mais assez inconsistant ; Abel, par contre, était plus dur et certainement plus dangereux. Il était à peu près certain qu'aucun des deux ne souhaitait s'enrôler dans l'armée de la Confédération, ainsi qu'ils l'avaient prétendu. Ils n'étaient là que pour essayer de s'emparer de l'or.

Le chariot de Wilcox quittait maintenant le bac. Les soldats avaient terminé la fouille de celui de Peebles, lequel s'était mis à recharger ses affaires. Mac-Iver laissa échapper un soupir de soulagement. Le plus dangereux était passé. Si Wilcox tenait sa langue quant au poids des véhicules…

La tête de Lucy Effinger apparut à nouveau à l'arrière du chariot de son père. La gamine observait John Busby, assis sur le siège de celui de Mrs. Cory. Le bac revenait lentement. Effinger fit avancer son attelage. Parvenu sur l'autre berge, il descendit, adressa quelques mots au lieutenant, puis s'approcha de Wilcox et se mit à parler avec force gestes. Il y avait de grandes chances pour qu'il réussît à diviser les membres du convoi en deux clans opposés : les sympathisants des Nordistes d'un côté, ceux des Sudistes de l'autre. Mac-Iver avait presque hâte de se trouver en territoire indien. Peut-être une menace venant de l'extérieur parviendrait-elle à maintenir l'unité.

La matinée s'écoulait lentement. L'un après l'autre, les chariots traversèrent la rivière. Les soldats fouillèrent celui de Mac-Iver plus longuement que les autres, mais ils finirent tout de même par abandonner leurs recherches pour passer au suivant. Au moment où John Busby s'engageait sur le bac avec le chariot de Mrs. Cory, Mac-Iver lui cria :

— Dis à Abel de revenir pour m'aider à m'occuper des mulets. Et reviens aussi avec lui : nous ne serons pas trop de trois.

Le jeune homme était de retour au bout d'une vingtaine de minutes, accompagné d'Abel qui amenait avec lui un cheval de selle. Mac-Iver attrapa un mulet, et John lui passa une bride qu'il avait apportée.

— Monte dessus et entraîne les autres dans la rivière. Abel et moi, nous les guiderons.

Le garçon sauta sur la bête, tandis que Mac-Iver détachait la corde du corral et l'enroulait. Abel poussa les mulets vers la rivière, puis se remit en selle et les suivit. Les bêtes s'arrêtèrent au bord de l'eau. Mais John Busby lança la sienne et, après un moment d'hésitation, les autres suivirent, excitées par les cris des deux hommes à cheval. Ils atteignirent l'autre rive en même temps que le bac. Il était près de midi. Le dernier chariot, celui de Locke, se mit à gravir la pente pour rejoindre les autres. Mac-Iver mit pied à terre pour payer le passeur. La fouille du dernier chariot fut de pure forme. Quand tout fut terminé, le lieutenant adressa un petit salut à Mac-Iver.

— Bonne chance ! dit-il en éperonnant son cheval.

Mac-Iver regarda s'éloigner les cavaliers. Après quoi, debout sur ses étriers, il leva le bras pour donner le signal du départ.

Longeant le Sacramento, le convoi reprit la route du nord dans un nuage de poussière.

Conduits par le jeune Busby, les mulets suivaient docilement. En passant près de Donna Cory, Mac-Iver remarqua qu'elle était pâle et paraissait fatiguée. Il sauta à terre, attacha son cheval derrière le chariot et fit signe à la jeune femme d'arrêter son attelage.

— Je vais vous remplacer, dit-il en grimpant près d'elle.

— Je vous remercie, répondit-elle en lui adressant un faible sourire. Ça ira mieux quand nous serons dans les montagnes. Je ne suis pas habituée à une telle chaleur.

Après un moment de silence, elle reprit :

— Que cherchaient donc ces soldats ?

— De la contrebande, m'a dit le lieutenant. Mais le passeur prétend que c'étaient plutôt des lingots d'or. Il y a eu de nombreux vols, au cours des six derniers mois, et on n'a rien pu retrouver. C'est pourquoi on fouille systématiquement tous les convois.

La jeune femme garda encore le silence pendant quelques instants.

— Ça me fait tout drôle, reprit-elle ensuite d'un air rêveur.

— Quoi ?

— De voyager ainsi avec vous. Mon mari vous aurait considéré comme un ennemi, parce que vous êtes du Texas. Comment est-ce, là-bas ?

Il esquissa un sourire.

— Nous n'avons pas d'esclaves, si c'est ça que vous voulez dire. La partie du Texas dont je viens est broussailleuse et, la plupart du temps, très chaude. Nous élevons des bêtes à cornes et parfois des chevaux.

— Et… elle, comment était-elle ? Je veux parler de… votre femme.

Elle le vit froncer légèrement les sourcils et s'empressa d'ajouter :

— Excusez-moi. Ça vous fait peut-être de la peine de parler d'elle.

Il secoua doucement la tête.

— Parfois, vous me la rappelez.

— Et elle avait été élevée dans le nord ?

— En Pennsylvanie.

Mais c'était un mensonge.

— C'est de là qu'est ma famille, aussi, répondit la jeune femme. Qu'est-ce que…

À ce moment-là, la roue du chariot, du côté de Mac-Iver, s'enfonça brusquement dans un creux de la route, et le lourd véhicule fit une embardée. Mrs. Cory fut projetée contre son compagnon, puis rejetée de l'autre côté lorsque le véhicule reprit son équilibre. Mac-Iver avança vivement la main pour la retenir. Elle tourna son visage vers lui, et leurs regards se croisèrent. Le jeune homme se sentit submergé par le désir, qu'il réprimait depuis si longtemps. Cela se lisait si clairement dans ses yeux que Donna pâlit, puis rougit et se détourna. Suivit un silence gêné, pénible pour tous les deux.

— Je me sens mieux, maintenant, dit enfin la jeune femme. Je peux à nouveau conduire…

Il approuva d'un signe et lui tendit les guides. Elle arrêta le chariot, et il sauta à terre. Puis il leva les yeux, mais elle ne le regardait pas. Irrité contre lui-même, il détacha son cheval et se remit en selle. Mais, tandis qu'elle s'éloignait, il ne pouvait s'empêcher de contempler d'un œil avide les courbes pleines et altières de sa poitrine, son dos joliment cambré, ses petites mains qui tenaient fermement les guides. Et tout en s'en voulant de ses pensées, il songeait combien il serait merveilleux de la tenir entre ses bras, pressée contre lui dans la nuit.

Le chariot de Busby le dépassa à ce moment-là, l'enveloppant d'un nuage de poussière. L'homme le regarda en souriant, d'un air entendu.

— Beau brin de fille, hein, Mac-Iver ? Ça ne me déplairait pas de…

Il s'interrompit et jeta un coup d'œil gêné par-dessus son épaule. Mac-Iver fit faire demi-tour à son cheval et partit au galop vers l'arrière du convoi en se traitant mentalement d'imbécile. Pourtant, ses pensées ne quittèrent pas Donna Cory de tout le reste de l'après-midi.