CHAPITRE XI

Cette nuit-là, on perdit encore des mulets. Cela faisait maintenant quarante-huit en tout, et il en restait moins de deux douzaines derrière le convoi.

Mac-Iver décida de partir en éclaireur, afin d'étudier l'itinéraire du lendemain. Poursuivant sa route pendant plus de la moitié de la nuit, il parcourut vingt milles avant d'atteindre, à la limite du désert, un endroit où poussaient quelques arbustes. Il fit demi-tour. Si tout allait bien, on pourrait atteindre ce point le lendemain soir.

À l'aube, quand il retrouva les chariots, ils venaient de faire halte et se disposaient en cercle pour la journée.

— Encore une nuit, et nous en serons sortis, annonça-t-il. Donnez une bonne ration de foin aux mulets, ainsi que la moitié de l'eau qui vous reste. Ensuite, reposez-vous.

Les voyageurs allumèrent leurs feux, prirent leur petit déjeuner et s'installèrent pour dormir.

Au coucher du soleil, tout le monde était debout, prêt à reprendre la route. Mac-Iver souhaitait ne pas s'être trompé dans l'évaluation de la distance qu'il leur restait à parcourir jusqu'à la limite du désert. La nuit s'écoula lentement, puis l'aube teinta le ciel de sa clarté grisâtre.

Tout à coup, Wilcox poussa un cri en étendant le bras. On apercevait, au milieu du désert, une sorte de coteau couvert de végétation, mais il fallut tout de même plusieurs heures pour atteindre la source qui coulait entre les rochers.

Mac-Iver décida de passer la journée ainsi que celle du lendemain en cet endroit, afin de laisser paître les bêtes, et il envoya Abel en reconnaissance du côté des communautés mormones pour y acheter un certain nombre de mulets.

Le convoi reprit sa route vers le nord-est, en direction du fort Bridger et, à chaque halte, Abel le rejoignait avec un nouveau contingent de mulets. Au bout d'une semaine, Mac-Iver avait ainsi remplacé toutes les bêtes perdues au cours du voyage.

Effinger avait cessé d'inciter ses compagnons à la révolte, et il adressait même parfois de brefs saluts à Mac-Iver quand il passait près de lui. Laissant le fort Bridger derrière eux, ils s'enfoncèrent dans la région dangereuse contrôlée par les Cheyennes. Dans chaque village qu'ils traversaient, ils entendaient parler des massacres commis par les Indiens. Les hommes dormaient maintenant avec leurs armes à la portée de la main, et Mac-Iver avait décrété qu'aucune femme ne devait s'éloigner du camp sans être accompagnée.

Ce fut le troisième jour après avoir dépassé le fort Bridger que le calme du camp fut soudain troublé par les appels d'Effinger :

— Lucy ! Lucy !

Quelques instants plus tard, il se précipitait vers Mac-Iver.

— Lucy a disparu !

— Depuis combien de temps ?

— Je ne sais pas. Depuis le souper, je suppose. Je viens juste de m'en apercevoir.

— Nous allons jeter un coup d'œil aux alentours. Abel, va nous chercher trois chevaux. Coulter, tu resteras ici pour monter la garde.

Abel s'éloigna.

— Ne vous faites pas trop de souci, reprit Mac-Iver. Nous ne nous sommes pas encore suffisamment enfoncés en territoire indien pour qu'il y ait lieu de s'affoler.

Il avait une vague idée de l'endroit où pouvait se trouver la gamine. En effet, ayant regardé en direction du chariot des Busby, il avait constaté que John n'était pas auprès de ses parents. Effinger ayant suivi Abel pour l'aider à seller les chevaux, Mac-Iver s'approcha des Busby.

— Où est John ? demanda-t-il.

— Ma foi, je n'en sais rien, répondit le père. Ça fait un moment que je ne l'ai pas vu. Vous croyez…

— Je ne crois rien. Mais je sais qu'il s'éloigne parfois du camp en compagnie de Lucy Effinger. En tout cas, ne parlez de rien pour l'instant.

Abel et Effinger étaient de retour avec les chevaux. Mac-Iver sauta en selle et se mit en route, suivi de ses deux compagnons. À une cinquantaine de yards du camp, il se mit à décrire des cercles concentriques s'élargissant progressivement. Effinger chevauchait en silence. Au bout d'une demi-heure, ils aperçurent John Busby et Lucy qui revenaient vers le camp, la main dans la main. Les trois hommes firent halte.

— Je croyais avoir donné l'ordre de ne pas quitter le camp, dit Mac-Iver.

Le jeune Busby n'eut pas le temps de répondre. Effinger, qui avait mis pied à terre, venait de lui administrer d'un revers de main une gifle magistrale. Mac-Iver fit avancer son cheval entre les deux adversaires.

— John, reprit-il, et vous aussi, Lucy, veuillez regagner le camp immédiatement.

Le jeune homme se frottait la joue, et Lucy s'était mise à pleurer. Effinger essaya en vain de contourner le cheval de Mac-Iver. Quant à John et Lucy, se tenant toujours par la main, ils partirent en courant en direction du camp.

— Vous étiez au courant de cette histoire, hein ? grommela Effinger en remontant à cheval.

— Oui, répondit Mac-Iver. Je les avais déjà aperçus ensemble. Quel mal y a-t-il à ça ? John Busby est un garçon sérieux.

— Un sale Sudiste, oui. Mais je vais…

Dès qu'ils furent rentrés au camp, Effinger se dirigea tout droit vers les Busby.

— Sales Sudistes ! hurla-t-il. Si jamais je reprends ce jeune gredin à tourner autour de ma fille, je le tue. C'est bien compris ?

Busby, debout devant le feu, lui faisait face. John se tenait près de lui, pâle mais très droit.

— Nous avons l'intention de nous marier, Mr. Effinger, dit-il. Et nous espérions obtenir votre consentement.

— Dieu tout-puissant, que me faut-il entendre ! rugit Effinger.

— Et nous nous marierons, Mr. Effinger, reprit John. Avec ou sans votre consentement.

Effinger sauta à bas de son cheval et chargea en direction de Busby et de son fils. Mais ceux-ci s'écartèrent brusquement, et il s'étala de tout son long, les pieds dans le feu. Tout aurait pu s'arrêter là si Coulter ne s'était mis à rire. Effinger se releva en brossant son pantalon et fonça à nouveau. Mrs. Busby s'empara alors d'une lourde casserole et s'avança vivement.

— Je vous ai déjà vu vous battre, cria-t-elle. Et vous n'allez pas vous conduire avec John comme vous l'avez fait avec Mr. Mac-Iver.

Ce disant, elle fit tournoyer son arme improvisée qui vint frapper Effinger à la base du crâne. L'homme s'écroula, la face contre terre. De l'autre côté de la clairière, Lucy continuait à pleurer. Effinger se releva en se frottant la tête. Ses yeux lançaient des éclairs au milieu de son visage congestionné. Mrs. Busby s'avançait à nouveau, prête à frapper une seconde fois.

— Ça va, maman, dit John. N'aggrave pas les choses.

Sa mère tourna la tête vers lui et le considéra d'un air hésitant. Mac-Iver, qui arrivait à ce moment-là, vint se placer entre elle et Effinger.

D'autres membres du convoi s'étaient rassemblés, certains d'entre eux ne pouvant s'empêcher de sourire du grotesque de la situation.

— Laissons-les faire, Mac-Iver, dit Coulter avec un gros rire. Je suis prêt à parier qu'elle est capable de lui tanner le cuir.

Mac-Iver eut une seconde d'hésitation. Effinger n'avait cessé de semer la discorde autour de lui depuis le début du voyage. Se faire rosser par une femme armée d'une casserole pouvait évidemment détruire le prestige qu'il avait auprès de certains membres du convoi. Mais, d'un autre côté, cela pouvait le rendre encore plus hargneux et difficile à mener. Mac-Iver regarda John Busby, puis Lucy qui était toujours en train de pleurer.

— Posez cette casserole, Mrs. Busby ! ordonna-t-il. Effinger, retournez à votre chariot, et restez-y.

La femme obéit. Effinger tourna les talons et s'éloigna en grommelant entre ses dents.

— Pourquoi diable les as-tu arrêtés ? bougonna Coulter.

Mac-Iver ne se donna pas la peine de répondre.

— Merci, Mr. Mac-Iver, dit John Busby en s'approchant de lui.

— Mieux vaut te tenir à l'écart de Lucy pendant un certain temps. Et surtout, ne quittez plus le camp.

Mac-Iver s'éloigna. Lucy était assise contre une roue du chariot, l'air triste. Son père et sa mère paraissaient engagés dans une âpre discussion.

Les feux s'éteignaient progressivement. Les voyageurs, l'un après l'autre, disparaissaient dans leurs chariots pour dormir. Donna Cory tourna la tête au moment où Mac-Iver passait à proximité, mais elle ne dit rien et fit semblant de ne pas l'avoir vu. Effinger et sa femme étaient toujours en train de discuter, mais Lucy avait disparu dans le chariot avec ses deux petits frères.

Sur une crête voisine, retentit l'appel d'un coyote. Dans le bas du canyon, un autre lui répondit. Mac-Iver tressaillit. Lucy et John avaient eu de la chance, car il y avait au moins deux Indiens dans les parages, sans doute en train d'observer le convoi. Et ils n'hésiteraient pas à passer à l'attaque s'ils croyaient avoir quelques chances de réussir.

— Tu as entendu, Mac-Iver ? grogna Abel, couché sous le chariot.

— J'ai entendu. Mais ne parle de ça à personne pour le moment, répondit le chef de convoi.

Il ne croyait pas à une attaque imminente, mais il pensait que les Indiens pouvaient essayer de s'emparer des mulets. Il attendit, les yeux grands ouverts, que le silence se fût établi dans le camp. Alors, il se leva et se rendit à l'endroit où les bêtes étaient parquées. Puis il s'installa à l'abri d'un rocher, son arme à portée de la main.