CHAPITRE PREMIER

Il lui semblait avancer dans un monde fantastique. Le brouillard était si dense qu'on voyait à peine la végétation luxuriante qui bordait la route. Plus bas, sur la gauche, les vagues en furie venaient se briser contre les rochers dans un énorme rugissement. Il se sentait glacé jusqu'à la moelle des os. Après la fournaise du désert qu'il avait traversé pendant la journée, cette humidité le faisait frissonner et claquer des dents. De temps à autre, une corne de brume mêlait son mugissement lugubre à celui des flots. Une autre lui répondait.

Et soudain, surpris, il entendit les sabots de son cheval résonner sur les pavés d'une rue, tandis que de fantomatiques constructions surgissaient du brouillard de chaque côté. Il se rapprocha pour essayer de distinguer le nom de la rue, tourna à gauche, puis à droite et s'arrêta finalement devant une maison à deux étages. Il mit pied à terre, attacha son cheval et s'avança vers la porte.

Vince Mac-Iver était grand et mince, mais robuste et bien planté. Il portait ce soir, par dessus sa veste, une cape qui lui descendait aux genoux, et il était coiffé d'un vieux chapeau qui devait être de couleur noire lorsqu'il était neuf. Il rejeta en arrière le pan droit de sa cape, découvrant ainsi un étui de cuir fauve qui contenait un revolver à six coups. Il hésita quelques secondes, dans l'obscurité, puis frappa à la porte de son poing fermé. Il attendit, frappa à nouveau. Plus fort et d'une manière plus impérative. La porte finit par s'ouvrir. L'entrée était sombre, mais il apercevait néanmoins la silhouette d'un homme. Sans un mot, il entra et, la main droite à proximité de la crosse de son revolver, suivit l'inconnu le long d'un interminable couloir qui déboucha enfin dans une pièce éclairée.

Il alla s'adosser à la cheminée dans laquelle brûlait un feu de bûches. L'homme qui était en face de lui était large et trapu, et sa tête massive paraissait disproportionnée par rapport au reste de son corps.

— J'ai mangé à l'abri d'un mur de pierre, à l'entrée du village, dit Mac-Iver, et quand j'ai eu fini j'ai descendu la grand-rue. Il ne m'a pas été difficile de trouver la maison, parce que j'ai étudié les cartes de San Francisco.

Les traits de son interlocuteur se radoucirent peu à peu, et il tourna la tête.

— Parfait, dit-il. Vous pouvez entrer, vous autres.

Trois hommes pénétrèrent dans la pièce. Tous trois portaient la barbe et étaient armés.

Leur compagnon à la grosse tête esquissa un sourire.

— Nous ne pouvons pas nous permettre de prendre des risques, dit-il en tendant la main à Mac-Iver. Je m'appelle Brody. Ces trois-là, ce sont Coulter, Abel et Rossiter.

— Mon nom est Vince Mac-Iver.

— Tu es au courant du projet ?

— Un instant ! intervint Coulter d'une voix rude. Comment pouvons-nous savoir…

Brody tourna la tête vers lui.

— … qu'il est bien ce qu'il prétend être ? compléta-t-il. Nous ne le savons pas. Mais nous le saurons avant longtemps.

Et, s'adressant à nouveau au visiteur :

— Quel est le plan, Mac-Iver ?

— Vous êtes en possession de cinq millions de dollars en lingots d'or, et je dois organiser un convoi pour les transporter vers l'Est et les remettre aussi vite que possible entre les mains de la Confédération.

— As-tu jamais amené un convoi le long des pistes qui conduisent d'ici au Missouri ?

Mac-Iver fit signe que non.

— Dans ces conditions, comment diable…

Mac-Iver commençait à ressentir une pointe d'irritation. Il était fatigué, il avait faim, et il avait espéré trouver à son arrivée autre chose que des soupçons. Aussi coupa-t-il sans ménagement la parole à son interlocuteur.

— Je suis Texan, dit-il, et les convois ne me sont pas plus étrangers que les pistes difficiles. Fournissez-moi les chariots, et je transporterai votre camelote.

Un léger sourire apparut sur les lèvres de Brody, mais l'expression des trois autres ne se radoucit pas.

— C'est bien, dit le premier. Passons à la cuisine. Et quand tu auras mangé, tu pourras aller te reposer.

— Nous devrions lui prendre son revolver, suggéra Coulter.

Mac-Iver tourna les yeux vers lui.

— Viens donc le prendre, répondit-il d'un ton peu amène.

Brody étouffa un petit rire.

— Oui, va le prendre, Coulter, dit-il.

Coulter fit un pas en avant.

— Tu m'en crois incapable ?

— En tout cas, pas de coups de feu, reprit doucement Brody. Avec cet or qui est caché ici, nous n'avons pas intérêt à éveiller l'attention.

Mac-Iver sentit grandir son irritation. Coulter voulait évidemment le désarmer, mais Brody désirait seulement juger de son cran. Il regarda s'approcher Coulter. L'homme n'était pas plus grand que lui, mais il pesait bien dix livres de plus.

— Passe-moi ce pétard ! ordonna-t-il en s'immobilisant. Pour le boulot que nous avons à faire, nous avons besoin d'un gars en bon état. Pas d'un estropié.

— Parce que tu as la prétention de pouvoir m'estropier ?

Coulter fronça les sourcils. Brusquement, il lança son poing, que Mac-Iver évita de justesse en rejetant la tête de côté. Puis, fonçant en avant, il vint heurter son adversaire qu'il projeta contre le manteau de la cheminée.

Mais au moment où il avançait la main gauche pour s'emparer de l'arme du Texan, celui-ci leva brusquement le genou. Coulter poussa un grognement de douleur et se plia en deux contre Mac-Iver qui lui porta un coup à la nuque du tranchant de la main.

L'homme recula de quelques pas en chancelant, suivi de Mac-Iver qui, lançant son poing droit de toutes ses forces, l'atteignit en pleine mâchoire. Coulter fut projeté contre une table, qui se renversa sous le choc, et il resta deux ou trois secondes immobile, observant Mac-Iver. Puis, portant soudain sa main à la ceinture, il en tira un couteau à cran d'arrêt dont jaillit une lame de six pouces de long.

— Coulter, pose ça ! rugit Brody.

Mais l'homme fit comme s'il n'avait pas entendu. Un sourire mauvais sur les lèvres, il avança à nouveau vers Mac-Iver, faisant décrire à son arme un grand arc de cercle. Le Texan fit un bond en arrière, et la lame ne déchira que le pan de sa cape. Arrachant alors son vêtement, il le jeta vivement sur la tête de son adversaire qui se mit à gesticuler pour tenter de s'en débarrasser. Mac-Iver en profita pour saisir le manche du couteau d'une main et le coude de Coulter de l'autre. Puis, levant un genou, il abattit brutalement le bras qu'il tenait ainsi prisonnier. On perçut le craquement sec de l'os qui se brisait, tandis que l'homme poussait un hurlement de douleur. Le couteau tomba au sol avec un bruit métallique. Lâchant enfin son adversaire, Mac-Iver lui donna une poussée des deux mains, lui faisant perdre l'équilibre et le projetant contre le mur d'en face. Malgré sa chute, Coulter parvint à rejeter la cape qui lui recouvrait toujours la tête et porta maladroitement la main à la crosse de son revolver qu'il tira de son étui et essaya d'armer. Mais déjà, Brody s'était avancé et, d'un coup de botte, il expédia l'arme à l'autre extrémité de la pièce.

— Ça suffit comme ça, bougre de crétin ! beugla-t-il.

Coulter gémissait de douleur, ce qui ne l'empêchait pas de fixer Mac-Iver d'un regard haineux.

— Emmenez-moi ce salaud ! dit Brody.

Abel et Rossiter traversèrent la pièce pour aider Coulter à se relever. Mais, une fois qu'il fut debout, il se dégagea d'un geste impatient et s'éloigna avec les deux autres. Brody tourna alors sa grosse tête vers le Texan qu'il considéra d'un air irrité.

— Ce que tu viens de faire n'est pas très malin, dit-il. Maintenant…

Mac-Iver l'interrompit.

— Qu'est-ce que j'aurais dû faire ? Me laisser saigner comme un goret ?

Brody le dévisagea encore un instant en silence, puis haussa les épaules.

— Tu as parlé tout à l'heure de manger et de dormir, dit le Texan. Ça ferait assez mon affaire.

— D'accord. Viens.

Mac-Iver récupéra sa cape et suivit son hôte jusqu'à la cuisine. Brody attisa le feu, y ajouta du bois, plaça un morceau de viande dans une casserole et se mit à peler des pommes de terre.

— As-tu déjà les chariots ? demanda Mac-Iver en s'asseyant.

— Oui. Ils se trouvent dans une ancienne écurie, non loin d'ici. Nous les avons fait transformer par un charpentier, qui a mis en place un faux plancher sous lequel seront dissimulés les lingots.

— Et les passagers ?

— Il ne manque pas, en Californie, de personnes qui désirent rentrer chez elles.

Mac-Iver approuva d'un signe. Il savait que les chances de transporter l'or sans encombre étaient assez minces. Mais il savait aussi avec quelle difficulté on s'était procuré cet or, en se livrant à des attaques de mines, de banques, de diligences. Des hommes s'étaient fait tuer pour cela, et d'autres encore risquaient de laisser leur vie dans l'aventure.

Pendant un moment, des souvenirs affluèrent à sa mémoire. Il s'était engagé comme volontaire dans l'armée de la Confédération, parce qu'il croyait en la cause que défendaient les Sudistes. Il avait abandonné son ranch et confié sa femme à des voisins pour qu'elle fût en sécurité pendant son absence. Hélas, elle était morte en même temps qu'eux lors d'une attaque des Comanches, lesquels avaient également incendié tous les bâtiments de son ranch. S'il n'était pas parti, peut-être serait-elle encore en vie. Ses traits se durcirent. Il ne lui restait rien, hormis ses galons de capitaine et la cause qu'il défendait. Bien sûr, ce n'étaient pas cinq millions de dollars qui sauveraient la Confédération déjà chancelante, mais ce serait tout de même une aide précieuse. Il lui fallait donc faire l'impossible pour accomplir sa mission avec succès. Pourtant, il devait reconnaître que les choses n'avaient pas trop bien commencé, car il venait de se faire un ennemi en la personne de Coulter qui aurait dû, au contraire, être un allié.

Il se mit à manger avec appétit le contenu de l'assiette que Brody venait de poser devant lui.

— Avant d'aller dormir, dit-il, j'aimerais voir les chariots. Et il me faudra aussi des hommes. Au moins deux qui sachent ce que nous transportons.

Brody lui adressa un sourire lugubre.

— J'avais l'intention de te donner Coulter et Abel. Tous les deux prétendent qu'ils désirent s'enrôler.

Mac-Iver ne répondit pas. Il continua à manger en silence. Quand il eut fini, il se leva.

— Allons jeter un coup d'œil à ces chariots, dit-il.

Brody ouvrit la porte, et il le suivit dans la nuit, au milieu du brouillard qui s'épaississait.