CHAPITRE IV

 

Mac-Iver était debout une demi-heure avant l'aube. Il s'étira, roula ses couvertures et les lança dans le chariot sous lequel Abel et Coulter étaient encore endormis.

— Debout ! cria-t-il. C'est l'heure.

Les deux hommes furent aussitôt sur pied, et ils se mirent à leur tour à rouler leurs couvertures. Coulter lança une bordée de jurons, maudissant sa maladresse, mais il ne demanda l'aide de personne.

— Quelle route prenons-nous ? s'informa Abel.

— Celle du nord, répondit Mac-Iver. Mais nous ne rassemblerons pas les mulets avant d'être en pleine campagne. Il faut donc en attacher six ou sept derrière chaque chariot. Si tu veux bien t'en occuper…

Abel s'éloigna pour aller transmettre cet ordre, le visage aussi impassible que s'il avait été sculpté dans du bois. Mac-Iver attisa les braises qui couvaient sous la cendre depuis la veille au soir et jeta du bois par-dessus. Un nuage de fumée s'éleva, puis les flammes jaillirent. Un peu plus loin, d'autres feux s'allumaient.

— C'est idiot de filer vers le nord, grogna Coulter. Tu auras les patrouilles nordistes à tes trousses durant tout le trajet.

— Possible. Mais elles penseront que nous ne serions pas assez fous pour emprunter cet itinéraire si nous avions quelque chose à cacher.

— Tu as tort. Brody…

— Brody a terminé son boulot, et je commence le mien. Nous prenons la direction du nord. Maintenant, ferme-la et va chercher quelques mulets.

Coulter disparut dans la demi-obscurité en grommelant entre ses dents. Abel revint bientôt et se mit en devoir de faire chauffer de l'eau pour le café. Après quoi, il coupa de minces tranches de bacon qu'il fit frire dans une poêle.

— Nous allons d'abord contourner la baie, expliqua Mac-Iver, traverser le San Joaquin et longer le Sacramento. Ensuite, nous franchirons le col de Donner et redescendrons sur l'autre versant en suivant le Truckee. Connais-tu déjà cet itinéraire ?

— Ouais. Et je peux même te dire que c'est une sacrée putain de route. Tu écraseras les chariots contre les rochers et, en certains endroits, ce n'est pas six mulets qu'il te faudra coller à chaque guimbarde, mais douze. Ensuite, pour les faire descendre de l'autre côté, tu feras bien de les attacher aux arbres avec des cordes ! Crois-moi, tu ferais mieux de prendre par le sud.

— Ah oui ? Et l'eau, où est-ce que nous en trouverions ? C'est par là que je suis venu, et j'ai constaté qu'à cette époque de l'année les rivières sont à sec. Et les citernes aussi.

— Je me charge d'en trouver quand nous en aurons besoin. J'ai déjà fait deux fois ce trajet.

Mac-Iver dévisagea Abel en silence pendant quelques secondes. Mais l'homme détourna les yeux, et une légère rougeur monta à ses joues.

— Est-ce que, par hasard, vous n'auriez pas dans l'idée, Coulter et toi, de faire passer une partie de cet or au Mexique ?

— Tu oses dire ça, alors que nous avons risqué notre peau pour aider Brody à le ramasser !

— Très bien. Mais nous prendrons de toute façon la route du nord.

La clairière commençait à s'animer. On entendait maintenant des bruits de voix, des claquements de sabots, des crissements de harnais. Mac-Iver mangea deux ou trois galettes accompagnées d'une tranche de bacon à demi crue ; puis, ayant avalé une tasse de café, il aida Coulter à harnacher les mulets. Après quoi, il sella son cheval pour parcourir le camp et voir comment se déroulaient les préparatifs de départ.

Le soleil se levait lorsque le convoi s'ébranla. Mac-Iver gagna à cheval la tête de la colonne. C'était le chariot de Wilcox qui était le premier.

— Par quelle route êtes-vous venu, Mr. Wilcox ? demanda Mac-Iver.

— Par celle que nous prenons maintenant. Le Sacramento, le col de Donner, le Lac Salé. Elle est très accidentée, mais nous avons de bons chariots et des mulets de rechange en quantité.

Mac-Iver ne répondit que d'un petit signe de tête. Wilcox l'observa pendant un moment avant d'ajouter :

— Ces chariots que nous avons là sont bougrement lourds. On croirait transporter une tonne de matériel.

— Il y a plus de ferraille que dans la plupart, j'imagine. Ce qui leur permettra de mieux tenir le coup dans les routes de montagne.

Il regardait Wilcox du coin de l'œil et fut soulagé de constater que l'homme paraissait accepter ses explications sans sourciller. Il ralentit l'allure de son cheval, un peu ennuyé tout de même que cette question de poids eût déjà été soulevée. Brody avait prédit qu'on serait arrêté par les troupes nordistes avant même d'avoir parcouru cinquante milles, et Mac-Iver se prit à espérer que ni Wilcox ni aucun des autres ne feraient allusion à ce moment-là à cette question de poids. Il leva les yeux vers Effinger, qui conduisait le second chariot et qui venait de le rattraper.

— Tout va bien ? cria-t-il.

Effinger lui lança un bref coup d'œil agrémenté d'un froncement de sourcils, et il ne lui répondit que d'un petit signe de tête affirmatif. Mac-Iver se laissa rejoindre par le troisième véhicule. Sally Bullock le conduisait, les manches de sa robe retroussées jusqu'au-dessus des coudes. Elle avait de beaux bras bronzés et robustes. Elle lui sourit et baissa un peu la tête pour repousser de son poignet une mèche de cheveux qui retombait sur ses yeux. Peut-être aurait-elle besoin d'aide plus tard, mais pour le moment tout allait bien. Le véhicule suivant était celui de Mrs. Cory.

— Bonjour, Mrs. Cory, dit-il. Pas besoin d'aide ?

La façon dont elle tourna la tête lui rappela encore sa propre femme. Elle secoua la tête et sourit, puis cria pour dominer le bruit du chariot :

— Je m'appelle Donna, Mr. Mac-Iver.

Il lui rendit son sourire.

— Quand vous aurez besoin d'aide, n'hésitez pas à le dire.

Éperonnant son cheval, il regagna la tête de la colonne.

Le long des routes étroites construites une douzaine d'années auparavant par les chercheurs d'or, ils traversèrent les collines, les unes verdoyantes et les autres boisées, qui entouraient la baie de San Francisco et, au crépuscule, ils s'arrêtèrent pour camper sur la rive du San Joaquin, à proximité du bac. Mac-Iver se rendit auprès du passeur pour s'enquérir de son prix. Après plusieurs minutes de marchandage, on convint de deux dollars par chariot.

Lorsque Mac-Iver regagna le camp, les feux étaient déjà allumés et les femmes occupées à préparer le repas. Les hommes, rassemblés un peu plus loin, paraissaient discuter avec animation. Au moment où il mettait pied à terre, il entendit Effinger qui rugissait :

— L'esclavage est un péché contre Dieu. Et tout homme qui possède des esclaves prend tout droit le chemin de l'enfer.

Mac-Iver s'approcha.

— Je vous ai déjà demandé de garder votre politique pour vous, dit-il d'un ton sec.

Le visage congestionné par la colère, Effinger répliqua :

— Je ne parle pas de politique mais de religion.

— Dans ce cas, gardez aussi votre religion pour vous. Certaines de ces personnes sont originaires du Sud. Elles ont le droit de penser ce qu'elles veulent, de même que vous avez le droit d'avoir vos opinions. À condition de ne pas en parler. Maintenant, dispersez-vous et allez manger.

Effinger lui lança un regard furieux.

— Je sais où vont vos sympathies, grommela-t-il.

— Mes sympathies n'ont rien à faire ici. Nous avons devant nous la montagne, le désert, des tribus hostiles, et nous n'atteindrons jamais le Missouri si nous passons notre temps à discuter et à nous quereller. Ça suffit comme ça ! Ou bien vous la fermez, ou bien vous déchargez votre chariot et vous restez ici. Est-ce que c'est clair ?

Effinger, les sourcils toujours froncés, détourna les yeux et grommela encore entre ses dents quelques mots incompréhensibles. Puis il s'éloigna, très droit et manifestement rempli d'indignation. Mac-Iver jeta aux autres un regard irrité.

— Quelqu'un a dû l'exciter, dit-il. Mais je vous préviens que le premier que je prendrai à ce petit jeu sera débarqué avec armes et bagages et laissé en plan à n'importe quel endroit que nous nous trouvions.

Aucun des hommes présents n'osa affronter son regard. Il se dirigea vers le chariot qu'il partageait avec Abel et Coulter. Il trouva ce dernier occupé à aiguiser maladroitement son couteau en tenant la pierre dans la main droite. Pendant ce temps, Abel faisait réchauffer une grande casserole de haricots.

— Jette un coup d'œil par là-bas, dit-il en esquissant un geste en direction de la rivière.

Mac-Iver tourna la tête. D'autres feux étaient allumés sur la rive opposée, et il apercevait à leur lueur les uniformes des cavaliers de l'Union. La perquisition que Brody lui avait annoncée aurait évidemment lieu ce soir ou le lendemain matin. Le visage d'Abel était aussi impénétrable qu'à l'accoutumée. Par contre, il lui sembla que les gestes de Coulter aiguisant son couteau étaient quelque peu saccadés.

— Ils ne trouveront rien, affirma-t-il. Vous savez tous les deux comment le travail a été fait. La seule chose qui puisse nous trahir, c'est notre attitude au moment critique. Si vous avez l'air d'avoir la frousse, ils comprendront immédiatement qu'il y a du louche.

— Il a raison, Coulter, grogna Abel en se tournant vers son compagnon. Comment diable pourraient-ils découvrir la cachette ?

Coulter ne répondit pas. Mac-Iver fit demi-tour et traversa la clairière. Il se sentait tout de même un peu anxieux et, l'espace d'un instant, il regretta de ne pas se trouver en Virginie. Cette guerre-là, il la comprenait. Mais celle qu'il faisait en ce moment…

Il perçut tout à coup la voix assourdie de Mrs. Cory :

— Mr. Mac-Iver !

Il se retourna pour voir Locke qui lâchait la jeune femme et s'écartait vivement d'elle. Il s'approcha à grandes enjambées.

— Mr. Locke, veuillez retourner à votre chariot ! ordonna-t-il d'un ton sans réplique.

Sans un mot, l'homme tourna les talons et disparut dans l'obscurité.

— Excusez-moi, Mr. Mac-Iver, dit Donna Cory. Je sais que vous avez déjà assez de soucis.

Il se contenta de hausser les épaules.

— Vous paraissez fatiguée, répondit-il au bout d'un instant. Demain, je chargerai le jeune Busby de conduire votre chariot.

— Je vous remercie.

Elle hésita quelques secondes avant d'ajouter :

— D'après votre accent, on a l'impression que vous êtes originaire du Sud.

— Vous ne vous trompez pas. Je suis Texan.

— Comment se fait-il que vous ne soyez pas…

— Dans l'armée de la Confédération ?

S'il admettait en avoir fait partie, cela ne pourrait qu'affaiblir son autorité, particulièrement vis-à-vis d'Effinger. Il se sentit obligé de dissimuler la vérité.

— Ma femme était du Nord, répondit-il avec une imperceptible hésitation. Et par considération pour elle…

Il s'interrompit brusquement, ne voulant pas pousser plus loin son mensonge.

— Vous avez dit « était ». Dois-je comprendre que…

La voix de la jeune femme était chargée de compassion.

— Elle est morte, oui. Les Comanches.

Il se demanda alors ce que penserait Donna s'il lui avouait qu'il se trouvait à ce moment-là à Bull Run et avait pris part au combat dans lequel son mari avait trouvé la mort.

— Bonsoir, Mrs. Cory, dit-il à mi-voix.

Il s'éloigna pensivement. C'était la première fois qu'il parlait de la mort de sa femme, et il éprouva un rien d'irritation. Il fit halte un moment au bord de la rivière et regarda les feux qui brûlaient sur l'autre berge. Il souhaitait que Wilcox ne fît pas remarquer le poids des chariots. Il fit demi-tour et rejoignit ses deux compagnons. Il se servit une portion de haricots et mangea en silence. Certains voyageurs étaient déjà couchés. Le silence se faisait peu à peu dans le camp.