CHAPITRE XIII

Quatre Indiens gisaient sur le sol, trois d'entre eux parfaitement immobiles, le quatrième blessé et essayant de se traîner pour aller se mettre à l'abri. La fusillade avait cessé momentanément, tandis que les Cheyennes se regroupaient un peu plus loin et avaient l'air de tenir conseil.

Mac-Iver finit de recharger son revolver et leva les yeux juste au moment où Abel faisait feu à nouveau. Le blessé cessa aussitôt de bouger.

— Rechargez vos armes, commanda le chef de convoi. Puis grimpez sur vos chariots et disposez-les en un cercle aussi serré que possible.

Il s'écarta du chariot près duquel il se tenait et s'empara de la main de Donna.

— Sans vous, je serais encore là-bas, dit-il.

— Êtes-vous blessé ?

Il y avait de la peur, dans les yeux de la jeune femme, mais aussi de l'inquiétude, il secoua doucement la tête et s'éloigna de quelques pas pour interpeller Locke.

— Prenez une arme, et servez-vous-en, grand Dieu ! s'écria-t-il d'un ton furieux.

Locke le considéra d'un air hébété. Mac-Iver leva la main et lui expédia une gifle à la volée. L'homme sembla revenir à la réalité et s'en fut d'un pas traînant. Pendant ce temps, les chariots se disposaient en cercle. Mac-Iver mit son revolver dans son étui et grimpa sur celui de Locke pour le mettre en place.

— Ne dételez pas les mulets pour le moment ! cria-t-il.

Il venait de sauter à terre lorsqu'il perçut les cris de guerre des Cheyennes. À nouveau, ils passaient à l'attaque. Abel tira le premier. Un des Indiens battit l'air de ses bras et dégringola lourdement de son cheval. Mac-Iver chercha Donna des yeux. Il la vit descendre de son chariot et regarder dans sa direction. À la même seconde, une flèche l'atteignit à l'épaule. Il courut vers elle tout en tirant sur un Indien qui se trouvait à moins de douze pieds de distance. L'homme bascula de sa monture, mais le cheval poursuivit sa course, passant en trombe entre deux chariots. Mac-Iver rattrapa la jeune femme au moment où elle s'écroulait au sol.

Il jeta un coup d'œil autour de lui. Un Cheyenne se trouvait à l'intérieur du cercle, chargeant dans sa direction, armé d'un tomahawk de pierre. Il leva son revolver, mais trop tard. La hachette, déjà, s'abattait. Au même instant, la fumée jaillit de la carabine d'Abel.

L'arme s'échappa des mains de l'Indien qui fut jeté brutalement à bas de son cheval. Mais l'animal, incapable de faire demi-tour ou de s'arrêter, vint heurter Mac-Iver qui fut projeté avec Donna contre une roue de chariot. À moitié étourdi, il put néanmoins allonger la jeune femme sur le sol et se relever.

Dans le camp, tout n'était maintenant que désordre et confusion. Un cheval mort gisait au milieu de la clairière. Les mulets piaffaient, ruaient et renâclaient. Il y avait du sang sur le visage d'Effinger, et le jeune Busby regardait son bras ensanglanté comme s'il était tout surpris d'avoir été blessé. Abel se dirigeait vers l'Indien qu'il venait d'abattre, son couteau ouvert dans la main droite et une expression de haine insensée empreinte sur son visage. Mac-Iver s'avança vivement et lui décocha un direct sur l'oreille. Puis, bondissant sur lui, il lui arracha le couteau.

Les Indiens s'éloignaient en direction de la crête. Tournant le dos à Abel, Mac-Iver revint auprès de Donna. Elle était toujours à l'endroit où il l'avait étendue, à peine consciente de ce qui se passait autour d'elle, le visage blême et crispé de douleur. Il s'agenouilla auprès d'elle.

— Ça va vous faire mal, dit-il en posant doucement sa main sur celle de la jeune femme, mais il n'y a pas d'autre moyen.

Elle ne lui répondit que par un imperceptible signe de tête. Il saisit alors la flèche à deux mains et, appuyant un genou sur l'épaule de Donna, il tira d'un coup sec. Un flot de sang jaillit de la blessure.

— Sally ! appela-t-il en jetant la flèche loin de lui. Venez je vous prie, et apportez des bandages.

Pendant que Sally s'occupait de Donna, il parcourut rapidement le camp. Effinger avait eu le visage éraflé par une balle, mais la blessure était sans gravité. Celle de John Busby n'était pas plus sérieuse. Personne d'autre n'avait été touché.

Mac-Iver tourna les yeux vers la crête. Il restait douze Indiens. Mais, au même moment, ils firent demi-tour et disparurent de l'autre côté. Il n'y aurait sans doute pas d'autre attaque ce soir, mais il eût été imprudent de reprendre la route, car s'ils étaient à nouveau assaillis par les Cheyennes alors que les chariots étaient espacés les uns des autres, ils pourraient bien ne pas avoir autant de chance que la première fois.

— Nous camperons ici cette nuit, annonça Mac-Iver. Resserrez le cercle formé par les chariots et parquez les bêtes à l'intérieur.

Il attacha ensuite un mulet au cheval mort, qu'il traîna en dehors du camp, à une centaine de yards plus loin. Quand il revint, les chariots avaient été groupés selon ses ordres, et on dételait les mulets. Les deux gosses des Effinger pleurnichaient encore dans un coin, et Lucy était occupée à bander le bras de John Busby.

Mac-Iver s'approcha de Donna.

— Est-ce qu'ils vont revenir, ou bien sont-ils partis ? demanda la jeune femme d'une voix faible.

— J'ignore ce qu'ils comptent faire. Les Indiens, pas plus que les autres, n'aiment subir des pertes inutiles. S'ils considèrent que le jeu n'en vaut pas la chandelle, nous ne les reverrons pas. Dans le cas contraire, ils reviendront.

La jeune femme le considéra en silence. Ses yeux reflétaient la souffrance que lui causait sa blessure, mais ils exprimaient aussi autre chose. De la confiance ? Il était incapable de le déterminer. Il s'agenouilla, glissa les bras sous elle et la souleva doucement. Avec mille précautions, il la transporta jusqu'à son chariot. Sally se précipita pour l'aider à l'installer. Cela fait, il redescendit, laissant Sally s'occuper d'elle.

Le jour tombait lentement. Les uns après les autres, les voyageurs épuisés cédaient au sommeil, à l'exception de Mac-Iver, Effinger et Abel qui montaient la garde.

À l'aube, on eut à subir une autre attaque. Un raid éclair qui se termina aussi vite qu'il avait commencé et qui causa seulement la mort de trois mulets. Les Indiens ne prenaient maintenant que peu de risques. Ce n'était pas nécessaire, puisqu'il leur suffisait d'attendre. En fin de compte, le convoi serait bien obligé de reprendre la route ou de mourir de faim sur place. La victoire n'était, pour les Cheyennes, qu'une question de temps.

Les jours s'écoulaient, monotones du fait de l'inactivité à laquelle on était réduit, mais éprouvants aussi à cause de la vigilance constante dont on devait faire preuve.

Le quatrième jour, vers le milieu de l'après-midi, Mac-Iver aperçut au loin un convoi qui approchait lentement. Peu après, il distingua les uniformes bleus d'une escorte de cavalerie. Une demi-douzaine de cavaliers se détachèrent du groupe et s'avancèrent au galop.

Le convoi ne comprenait pas moins de vingt-huit chariots, et il était escorté par quatorze cavaliers de l'armée nordiste.

Mac-Iver, Abel et Effinger se joignirent au lieutenant et à ses hommes pour se lancer à la poursuite des Cheyennes. Mais ceux-ci semblaient avoir disparu. Le détachement suivit leurs traces sur une dizaine de milles. Cependant, les Indiens demeurant toujours invisibles, il fallut bien abandonner la poursuite et se résoudre à faire demi-tour.

La nuit était fort avancée lorsque les membres des deux convois se séparèrent, après avoir chanté et bavardé, pour prendre un peu de repos.

Au matin, Mac-Iver harnachait ses mulets lorsqu'apparut le lieutenant accompagné de deux de ses hommes.

— Mr. Mac-Iver, dit-il, je voudrais vous poser quelques questions.

Le chef du convoi sourit.

— J'imagine que vous avez eu une conversation avec Effinger.

Le lieutenant avait l'air gêné.

— Mr. Effinger croit, en effet, que vous avez une raison particulière pour amener ces chariots vers l'Est.

— Je sais qu'il le déclare à qui veut l'entendre.

— Vous êtes originaire du Sud, Mr. Mac-Iver.

— Oui. Du Texas.

— Comment se fait-il que vous ne soyez pas en uniforme ?

— Il y a des milliers d'hommes qui ne sont pas en uniforme. Aussi bien dans le Sud que dans le Nord.

— Je me vois dans l'obligation de faire fouiller vos véhicules.

Mac-Iver haussa les épaules.

— Ils l'ont déjà été en Californie. Effinger et Wilcox les ont examinés aussi. Une fois de plus ou de moins…

Il regarda s'éloigner le lieutenant et assista à la perquisition, faite d'ailleurs sans grand enthousiasme. Quand ce fut fini, il donna le signal du départ. Abel conduisait le chariot de Donna, et John Busby – en dépit de son bras blessé – avait insisté pour s'occuper des mulets, comme auparavant.

On atteignit le col du Sud à la mi-septembre, et on aborda la descente de l'autre versant. Mac-Iver chevauchait en tête du convoi. La pente était raide ; mais, à condition de faire usage des freins, l'opération s'effectuait sans difficulté.

Pourtant, tout à coup et sans que rien l'eût laissé prévoir, le propre chariot de Mac-Iver, conduit par Coulter, se mit à prendre de la vitesse, forçant jusqu'aux limites du possible l'allure de l'attelage. Debout sur son siège le conducteur essayait vainement d'actionner le frein. Mac-Iver aperçut son visage affolé et l'entendit crier :

— C'est le frein !… Il ne fonctionne pas.

Le véhicule roulait de plus en plus vite, comme s'il avait voulu dépasser les mulets, oscillant de droite et de gauche, dérapant dans les moindres courbes de la piste. Si Coulter ne sautait pas à temps, il risquait de laisser sa vie dans l'accident désormais inévitable. La vitesse acquise par le véhicule était terrifiante, le vacarme assourdissant. Il doubla en trombe le chariot qui le précédait et qu'il faillit accrocher au passage, avant d'aborder un virage légèrement plus prononcé que les précédents. Pendant un instant, on put croire qu'il allait le prendre de justesse. Mais il se mit soudain à déraper, et une roue franchit le bord du précipice. Après cela, il capota et se mit à faire des tonneaux, entraînant les mulets et se disloquant à mesure qu'il dégringolait la pente, par bonheur peu abrupte en cet endroit. Une colonne de poussière s'élevait à cinquante pieds dans les airs, et Coulter était maintenant invisible.

Les autres hommes du convoi, abandonnant leurs véhicules, se mirent à courir vers le lieu de l'accident.

— Restez avec vos chariots, nom de D… ! rugit Mac-Iver, debout sur ses étriers. Vous voulez encore en faire bousiller un autre, oui ?

Ce disant, il se précipita vers l'endroit où s'élevait la colonne de poussière. Coulter se relevait péniblement. Il boitait un peu, mais secoua la tête lorsque Mac-Iver lui demanda s'il était blessé. Celui-ci le rejoignit, songeant à l'or transporté. Les lingots s'étaient éparpillés autour du chariot disloqué, comme des haricots qui se seraient échappés d'un sac crevé. Ayant mis pied à terre, Mac-Iver les ramassa rapidement l'un après l'autre et les jeta sous le véhicule, tout en regardant par-dessus son épaule en direction de la route. Effinger, debout au bord du ravin, l'observait en silence. Puis il se mit à dévaler la pente à grandes enjambées. Parvenu près du chef du convoi, il se baissa, ramassa un lingot et s'écria d'un air outragé :

— Je savais bien, sacrebleu, qu'il y avait quelque chose de louche !

Il portait une carabine à l'épaule – comme tous les hommes depuis l'attaque des Indiens – et il la pointa sur Mac-Iver. Celui-ci tira instantanément son revolver et fit feu, non pas sur Effinger, mais juste à ses pieds.

— Laissez tomber cette arme, sinon je vous fais sauter la cervelle ! dit-il d'un ton sans réplique.

Effinger eut une seconde d'hésitation.

— C'est compris ? hurla Coulter de son côté. Laissez tomber ce flingue, bon Dieu !

La carabine heurta le sol avec un bruit métallique.

— Descends-le, Mac-Iver, reprit Coulter. Descends-le avant qu'il ait eu le temps de vendre la mèche.

Mac-Iver hésita à son tour. Tuer un homme de sang-froid allait contre tous ses principes. Quel était son devoir, dans ces circonstances ?

Au même moment, un autre cri retentit au-dessus de lui, et il aperçut Wilcox et Busby, debout à l'endroit même où se tenait Effinger quelques instants plus tôt. Le visage de celui-ci était blême et reflétait la terreur qu'il éprouvait. Mac-Iver fit un signe à Coulter.

— Va dire à Abel d'amener le chariot de Mrs. Cory. Nous allons y charger les lingots.

Coulter se mit à gravir la pente en boitillant. Effinger regarda furtivement à droite et à gauche, comme s'il cherchait le meilleur chemin pour s'enfuir.

— Restez où vous êtes ! ordonna Mac-Iver d'un ton sec.

Effinger le fixa d'un air de défi.

— Vous ne pouvez pas… Vous n'oseriez pas…

Les yeux du chef de convoi étaient de glace.

— Mr. Effinger, nous sommes en pleine guerre. Je peux faire tout ce que je crois être mon devoir. Je vous conseille donc de vous taire et de ne pas esquisser un geste suspect.

Effinger ne répliqua pas. Wilcox et Busby dévalaient la pente à leur tour. Mais Coulter les intercepta et leur dit quelques mots qui ne parvinrent pas aux oreilles de Mac-Iver. Puis, braquant son revolver sur eux, il leur fit rebrousser chemin et les reconduisit jusqu'à la route.

Mac-Iver se trouvait en présence de la situation qu'il n'avait pas cessé de redouter depuis que le convoi avait quitté la Californie. Or, il restait encore plusieurs centaines de milles à parcourir avant d'atteindre la frontière des États sudistes. Comment allait-il pouvoir s'en tirer ? Il n'en savait rien. Il risquait, pour sa peine, non seulement de perdre l'or destiné à la Confédération, mais encore d'être fusillé par les troupes de l'Union.

Cependant, on n'en était pas encore là. Il devait bien y avoir un moyen de s'en sortir, et il lui fallait le trouver.