CHAPITRE III

Le trajet de retour s'effectua sans incident. Ni Mac-Iver ni Hawkins ne firent allusion à Carmichael. Mais, en arrivant, ils comprirent que Brody avait dû enterrer le charpentier dans un coin de la vieille écurie, car il transpirait abondamment.

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*  *

Les rues étaient pleines d'animation lorsqu'ils reprirent la route avec les chariots, mais personne ne fit attention à eux. L'après-midi était déjà bien entamé quand ils atteignirent le lieu de rassemblement. Pendant leur absence, on avait amené des mulets de rechange. Les bêtes parquées dans un coin de la clairière étaient maintenant au nombre d'une centaine. Hawkins et Brody dételèrent, tandis que Mac-Iver se dirigeait vers l'endroit où se tenaient les émigrants.

— Je voudrais vous voir individuellement, dit-il. Venez par famille jusqu'à mon chariot. Je vous affecterai à chacun un véhicule et vous indiquerai un numéro que vous peindrez dessus.

Il regagna son propre chariot. Brody lui remit une cassette, ainsi que la liste des émigrants portant, en face de chaque nom, la somme déjà versée et celle qui restait à percevoir. Le premier nom était celui de Wilcox.

— Mr. Wilcox ! appela Mac-Iver.

Un homme et une femme se détachèrent timidement du groupe et s'approchèrent. L'homme était d'âge moyen, maigre mais certainement robuste. Il tenait son chapeau devant lui et salua d'un air gêné.

— Ned Wilcox, dit-il. Ma femme Molly.

— Pas d'enfants ?

Wilcox jeta un coup d'œil oblique vers sa femme.

— Nous en avions quatre. Nous les avons tous perdus. Le dernier il y a deux mois. C'était surtout pour eux que nous étions venus, mais maintenant, nous n'avons plus de raison de rester. Nous rentrons chez nous, dans l'Illinois.

— Vous devez encore quarante-sept dollars, Mr. Wilcox. Prenez le chariot qui est là-bas et inscrivez dessus le chiffre un.

Mac-Iver regarda s'éloigner le couple. La femme marchait tout près de son mari. Au moment où ils atteignaient le chariot, il lui posa doucement la main sur l'épaule et sourit.

— Mr. Peebles !

Un autre couple s'avança. L'homme était sec et nerveux, avec des yeux vifs. Il n'était pas d'une propreté absolue et aurait eu besoin de se raser et de se faire couper les cheveux. Sa femme, très maigre, avait deux bons pouces de plus que lui.

— Lew Peebles, dit-il d'une voix nasale. Ma femme Charity.

— Des enfants ?

— Non, monsieur. Dieu n'a pas jugé bon de nous en accorder, et nous n'avons personne pour nous venir en aide maintenant que nous nous faisons vieux.

— Vous devez encore trente dollars. Prenez le chariot à côté de celui de Wilcox. Ce sera le numéro huit.

Peebles dévisagea Mac-Iver pendant quelques instants, puis lui tendit une poignée de billets et s'éloigna, suivi de sa femme.

— Mr. Effinger !

C'était un homme de haute taille, avec une barbe et des cheveux noirs. Il portait un costume qui le faisait ressembler quelque peu à un pasteur. Tandis qu'il s'approchait, suivi de sa femme et de ses trois enfants, ses yeux ne quittaient pas le visage de Mac-Iver.

— Jess Effinger, dit-il. Ma femme Mary. Mes enfants Lucy, Mark et Luke.

Il avait l'accent nasillard des Yankees1. La jeune fille, âgée d'environ seize ans, était jolie. Elle regarda timidement Mac-Iver, rougit, puis baissa les yeux. Mark, qui pouvait avoir neuf ans, sourit. Le troisième, de deux ans plus jeune, s'abritait derrière la jupe de sa mère.

— Votre compte est soldé, Mr. Effinger, dit Mac-Iver. Prenez le chariot qui se trouve à côté de celui de Peebles et inscrivez le numéro deux.

L'homme lui jeta un coup d'œil pénétrant.

— Vous avez l'accent du sud, Mr. Mac-Iver, dit-il. Je…

Le Texan l'interrompit.

— La seule chose qui m'importe ici, Mr. Effinger, c'est de mener le convoi à bon port. Et vous serez bien inspiré de garder votre politique pour vous.

— Ça, je ne peux pas le promettre. Car je ne puis m'empêcher de plaindre les êtres humains tenus en esclavage.

Mac-Iver haussa les épaules.

— Si vous nous créez des ennuis, répliqua-t-il sur un ton ferme, je vous en tiendrai pour responsable. Nous ne voulons pas d'une guerre en miniature au sein du convoi, et je vous demande instamment de ne pas aborder ce sujet. Si vous sentez que cela vous est impossible, vous pouvez rester ici.

Mrs. Effinger se pencha vers son mari et lui murmura quelques mots à l'oreille. L'homme rougit légèrement, puis acquiesça d'un signe.

— Parfait, dit-il. C'est vous le chef du convoi.

Il ne restait que six personnes autour du feu. Deux d'entre elles étaient des jeunes femmes de moins de trente ans. Il y avait ensuite un homme d'âge mûr, élégant et l'air sûr de lui. Les trois autres paraissaient appartenir à la même famille. Mac-Iver leva les yeux vers Brody.

— La famille qui reste, dit celui-ci à mi-voix, porte le nom de Busby. Quant aux deux femmes, elles devaient primitivement partager le même chariot. Mais il y a eu un désistement, et elles seront obligées de prendre un véhicule chacune.

Mac-Iver appela les Busby. La femme avait un visage maigre et anguleux. L'homme, mal rasé, était à peu près aussi sale que Peebles. Le garçon, qui paraissait avoir dix-sept ou dix-huit ans, considéra Mac-Iver d'un air à peine poli.

— Vous devez encore soixante dollars, dit le chef de convoi.

— J'allais précisément vous en parler, dit Busby. Nous ne les avons pas. Nous n'avons pas eu de veine, et on dirait…

— Votre fils et vous-même pourriez payer votre voyage par votre travail. Par exemple en conduisant les chariots de ces deux jeunes femmes. Le vôtre portera le numéro six.

— D'accord. Je vous remercie.

Busby avait une voix traînante qui rappela à Mac-Iver celle d'un homme qu'il avait dans sa compagnie.

— Vous êtes du Tennessee, Mr. Busby ?

— Exact. Mon fils John voudrait s'enrôler, mais je m'efforce de lui faire comprendre qu'il ne serait pas bien de sa part de nous quitter juste au moment où il peut nous aider un peu.

Mac-Iver les regarda s'éloigner. Busby avait beau être originaire du sud, on ne pourrait guère compter sur lui s'il venait à y avoir du grabuge.

— Miss Bullock ! appela-t-il.

Une des femmes s'avança, une jolie blonde vêtue d'une robe de lainage sombre qui moulait admirablement ses formes voluptueuses.

— Vous allez devoir prendre un chariot pour vous seule, Miss Bullock, reprit-il. Mais on vous aidera à le conduire si c'est nécessaire.

La jeune femme le regarda droit dans les yeux.

— Merci, Mr. Mac-Iver.

Elle avait une voix grave et un peu rauque.

— Vous prendrez le numéro trois. Juste derrière Mr. Effinger.

— Merci, répéta-t-elle.

Elle fit demi-tour et s'éloigna en balançant légèrement les hanches.

— C'est une fille de saloon, murmura Brody.

Mac-Iver fit un petit signe affirmatif. Il avait l'impression d'avoir affaire à une femme assez exceptionnelle. Il y avait pourtant en elle quelque chose qui le tracassait : c'était son regard décidé et le pli ferme de sa bouche. On aurait dit qu'elle poursuivait un but plus important que le simple déplacement d'une partie du pays à une autre. Il jeta un coup d'œil à la seconde femme assise près du feu.

— Mrs. Cory ! Appela-t-il.

Elle s'avança à son tour.

— Son mari a été tué à Bull Run, souffla Brody.

Elle tendit la main à Mac-Iver.

— Votre chariot aura le numéro cinq, Mrs. Cory. Juste derrière le mien. On vous aidera un peu pour la conduite.

Brune, vêtue d'une robe de cotonnade, elle lui rappelait un peu sa propre femme.

— Pourquoi ne laissez-vous pas un des chariots ici ? demanda-t-elle. Un seul suffirait amplement pour Miss Bullock et moi.

— Il faut prévoir les incidents qui peuvent surgir en cours de route, Mrs. Cory, répondit-il non sans une certaine gêne. Un véhicule peut se trouver endommagé pour une raison quelconque, et il vaut mieux en avoir un de rechange.

Il sentait lui-même la faiblesse de cet argument. Néanmoins, Mrs. Cory parut l'accepter et s'éloigna vers le chariot qu'il lui avait désigné.

— Mr. Locke !

L'homme d'âge moyen qui était encore assis près du feu se leva en souriant.

— Celui-là fait le commerce des femmes, murmura Brody. Il les amène dans l'Ouest en leur assurant qu'elles y trouveront aisément des maris, mais ce qui les attend ce sont les saloons, naturellement. Oh ! il sait s'y prendre. Et il retourne maintenant dans l'Est pour aller chercher une autre cargaison.

L'homme s'avança, puis se présenta.

— Jack Locke.

— Vous devez soixante dollars, Mr. Locke, dit Mac-Iver. Votre chariot portera le numéro sept. Derrière celui des Busby.

L'homme lui tendit trois pièces d'or de vingt dollars chacune et se retira. Mac-Iver leva les yeux vers Brody.

— J'avais cru comprendre que nous avions tout un tas de gens à emmener, dit-il d'un air surpris.

Brody esquissa un sourire gêné.

— Je reconnais que j'ai un peu exagéré. Mais je n'ai pas osé te dire exactement sur combien de personnes tu pouvais compter.

— Je pourrais encore refuser de conduire ce convoi. Car, à vrai dire, je n'ai pas beaucoup de chance d'arriver au but sans encombre avec si peu de passagers. Et si peu de personnel.

— Seulement, je sais que tu ne refuseras pas.

— Oui, tu as raison, soupira Mac-Iver.

Il tourna ses regards vers les émigrants qui avaient commencé à charger leurs affaires et compta les hommes. Wilcox, Peebles, Effinger, Locke, Busby et son fils, Coulter et Abel. Avec lui, cela faisait neuf. C'était nettement insuffisant pour conduire huit chariots jusqu'au Missouri. Il en aurait fallu le double. Pourtant, d'un autre côté, cette situation pouvait présenter un avantage. S'ils rencontraient des troupes nordistes – ce qui paraissait infiniment probable – aucun officier ne songerait qu'on pouvait être assez insensé pour transporter un chargement d'or dans de telles conditions.

— Cinq millions de dollars, ça fait une belle quantité d'or, fit-il néanmoins remarquer. Si San Francisco a eu vent de l'affaire, il y a des chances pour qu'on fasse fouiller tous les convois.

— Certes. Tu peux t'attendre à voir apparaître un détachement nordiste avant d'avoir parcouru cinquante milles. Mais c'est précisément là que les passagers que tu transportes seront précieux. En les voyant, on ne soupçonnera rien de louche.

Mac-Iver haussa les épaules d'un air fataliste. Locke était occupé à aider Mrs. Cory à charger ses affaires. Hawkins et Dupree avaient approché un fourgon du chariot de Mac-Iver, et ils y entassaient des couvertures, des ustensiles de cuisine, des haches, des pelles, des rouleaux de corde, ainsi que des harnais de rechange, des boîtes de conserve et des munitions. Le Texan grimpa dans son chariot pour ranger et arrimer les caisses. L'opération terminée, Brody s'en alla en compagnie des deux hommes. Tous les chariots étaient maintenant chargés, on avait allumé des feux et, déjà, une odeur de cuisine commençait à flotter dans l'air. Coulter et Abel mangeaient avec Sally Bullock qu'ils lorgnaient avec des sourires idiots. Jack Locke s'était installé avec Mrs. Cory. La jeune femme leva les yeux en voyant approcher Mac-Iver.

— Avez-vous mangé ? lui demanda-t-elle.

Il lui répondit d'un petit signe de tête négatif. Elle remplit une assiette et la lui tendit. Il prit place près du feu, tandis que Locke lui décochait un regard dépourvu d'aménité.

Il se mit à manger en silence, songeant encore une fois aux risques de cette expédition. Les chariots étaient trop lourds et trop importants pour traverser une région accidentée comme celle qu'on allait rencontrer. La plupart des tribus de la plaine étaient hostiles, et il ne fallait pas trop compter sur l'aide des garnisons frontalières. D'autre part, il pouvait surgir des différends et même des querelles entre les membres du convoi eux-mêmes. Non seulement en raison de leurs idées opposées sur l'esclavage et sur la guerre en cours, mais aussi à cause de la présence de deux jolies femmes seules.

Pourtant, il lui fallait absolument remettre cet or entre les mains de la Confédération. S'il échouait et si les Sudistes perdaient cette guerre, cela signifierait que sa femme serait morte en vain. Car elle serait encore en vie s'il ne l'avait pas quittée pour s'enrôler dans les rangs de l'armée.