CHAPITRE XIV

Pendant un moment, ce fut le silence. Puis Mac-Iver entendit le chariot de Donna, habilement conduit par Abel, qui descendait en biais le long de la pente pour venir finalement s'immobiliser au-dessous de l'épave disloquée. Les mulets blessés se débattaient toujours.

— Détache-les, ordonna Mac-Iver, et abats ceux qui sont irrécupérables. Ensuite, nous chargerons ces lingots.

Abel descendit de son siège, tira son couteau de sa poche et se mit à trancher les traits qui maintenaient les bêtes. Deux d'entre elles se relevèrent et s'éloignèrent au trot le long de la pente. Une autre était déjà morte. Trois avaient les jambes brisées et durent être abattues.

— Effinger, reprit Mac-Iver, passez les lingots à Abel.

L'homme le considéra pendant quelques secondes d'un air hargneux, puis ramassa les lingots un à un et les lança à Abel qui venait de remonter dans le chariot. Mac-Iver surveillait l'opération, le revolver à la main. Quand ce fut fini, il fit signe à Abel d'emmener le véhicule.

Puis, ayant ramassé la carabine d'Effinger, il se dirigea vers son cheval et se mit en selle.

— Regagnez votre chariot, dit-il. Et retenez bien ceci : dans le cas où on me prendrait, je serais pendu ou fusillé ; mais n'oubliez pas que l'on ne peut exécuter un homme qu'une seule fois.

Effinger ne répondit pas. Il se mit à gravir la pente et remonta sur son chariot sans adresser un mot à personne.

Le convoi – maintenant réduit à sept véhicules – reprit sa marche laborieuse. Mac-Iver ne savait pas si Busby et Wilcox avaient vu les lingots d'or éparpillés, mais tous deux avaient certainement compris qu'il se passait quelque chose d'anormal. Effinger n'aurait guère l'occasion de parler à quiconque durant la journée. Mais quand viendrait la nuit… Mac-Iver se rendait compte qu'il serait impossible de garder le secret bien longtemps. Pendant un instant, il songea à désarmer tout le monde. Mais il rejeta aussitôt cette idée. On se trouvait encore en territoire indien, et si on devait repousser une autre attaque, Coulter, Abel et lui-même ne suffiraient pas à la tâche.

Donna Cory était assise auprès de Sally Bullock. Elle le considéra au passage d'un air bizarre. Elle saurait bientôt qu'il s'était servi d'elle comme des autres, qu'il l'avait trompée. Elle ne lui avait pas caché qu'elle serait capable de le haïr. Il haussa les épaules. Avant que le voyage ne fût terminé, il serait honni par tout le monde.

On parvint enfin au bas de la descente pour déboucher dans une plaine vallonnée. La piste obliquait vers l'est en direction du fort Laramie. Bientôt, le soleil disparut derrière les montagnes, et Mac-Iver donna le signal de la halte. À peine les chariots s'étaient-ils disposés en cercle qu'Effinger se mit à brailler :

— Wilcox ! Il y a des lingots camouflés dans les chariots. De l'or pour les Sudistes.

Mac-Iver jeta un coup d'œil à Donna Cory. Son visage était pâle, depuis sa blessure, mais ses yeux exprimaient la colère et la déception qu'elle éprouvait. Il s'approcha et soutint le regard de la jeune femme.

— C'est vrai, avoua-t-il. L'or est destiné à la Confédération. Je suis capitaine de cavalerie dans l'armée sudiste.

Donna ne daignant pas répondre, il poursuivit :

— Je suis militaire, madame, et je fais ce que je crois être juste.

La jeune femme gardant toujours un silence obstiné, il fit faire demi-tour à son cheval et gagna le centre du cercle.

— Eh bien, dit-il, maintenant, vous savez tout. Il y a dans chaque chariot une quantité égale d'or destiné à la Confédération. Et je dois vous avertir que rien ni personne n'empêchera ce convoi d'atteindre sa destination. Je fais la guerre, et quiconque refusera d'exécuter mes ordres sera abattu.

Tous les yeux étaient fixés sur lui, chacun semblait peser ses paroles, mais personne n'ouvrit la bouche pour protester. Il sortit du cercle, mit pied à terre, dessella son cheval et revint à pas lents vers le feu que venaient d'allumer Abel et Coulter. Peebles l'arrêta au passage.

— Je suis avec vous, mon capitaine, dit ce dernier.

— C'est bon, répondit-il simplement.

Peebles et Busby étaient originaires du Sud. Il pouvait donc logiquement compter sur leur appui. Les deux plus dangereux, c'étaient Effinger et Wilcox. Deux gaillards à surveiller de près.

— Tu ferais bien de leur confisquer leurs armes, murmura Abel. Ce maudit Effinger est capable de tout.

— Tu oublies que nous sommes encore en territoire indien. Et puis, que diable, il n'y a que lui et Wilcox qui soient à craindre.

Abel haussa les épaules et reporta son attention sur le feu. Coulter était en train d'aiguiser son couteau. Interminablement. Ces deux-là, songea Mac-Iver, étaient pour lui aussi dangereux qu'Effinger et Wilcox. Comment ces deux derniers pouvaient-ils empêcher le convoi d'arriver jusqu'au Missouri ? En mettant les chariots hors d'usage ou en les incendiant. Mais, pour parvenir à leurs fins, ils n'avaient nul besoin de recourir à la violence.

— Peut-être ferions-nous bien de leur confisquer leurs armes, après tout, dit Mac-Iver. Abel, fais le tour pour les prendre à revers. Coulter, viens avec moi.

Il traversa la clairière en direction des deux hommes occupés à discuter à voix basse. Effinger leva les yeux, puis bondit vers son chariot, avança la main à l'intérieur et la ressortit armée d'un revolver. Wilcox tenait déjà une carabine.

— Lucy ! Mary ! cria le premier. Prenez les gosses et filez.

Les autres membres du convoi interrompirent leurs occupations pour voir ce qui se passait. Mais personne ne fit le moindre geste pour intervenir. Effinger leva son arme et tira sur Abel qui s'était mis à courir dans sa direction. Celui-ci plongea sous le chariot le plus proche et sortit son revolver de son étui.

— Non ! cria Mac-Iver. Laisse-les filer.

— Bougre d'idiot ! grommela Coulter derrière lui.

Il regarda Effinger et Wilcox disparaître dans l'obscurité, poussant devant eux leurs femmes et les enfants d'Effinger. Abel sortit de dessous le chariot et s'approcha.

— Pourquoi m'as-tu arrêté ? demanda-t-il d'un air sombre.

Mac-Iver garda le silence, sachant que la réponse qu'il aurait pu faire n'aurait eu aucun sens pour ses deux compagnons. C'était un soldat, non un assassin. Et s'il n'avait pas empêché Abel de tirer sur les fugitifs, il se serait senti coupable de meurtre.

— Ils n'iront pas bien loin, dit-il simplement. Nous les retrouverons dès qu'il fera jour et nous les ramènerons.

Il retourna vers le feu. John Busby l'observait, l'air anxieux.

— Que va-t-il se passer maintenant. Mr. Mac-Iver ? Vous n'allez pas les abandonner, n'est-ce pas ?

Le chef du convoi secoua la tête.

— Puis-je aller… parler à Lucy ? reprit le garçon. Je…

— Non. Tu restes ici. Effinger serait capable de faire feu sur toi avant de t'avoir reconnu.

John eut une hésitation et avala nerveusement sa salive avant de répondre.

— Je suis prêt à vous seconder, Mr. Mac-Iver, dit-il à mi-voix. Mais pas contre Lucy ou ses parents.

— Très bien, John.

Il regarda le garçon s'éloigner pour aller rejoindre son père. Il lui semblait incroyable que des êtres, par ailleurs si proches les uns des autres, pussent se trouver violemment opposés par leurs idées et leurs croyances. Après avoir mangé rapidement, il alla faire le tour du camp, à l'extérieur du cercle formé par les chariots, scrutant l'obscurité, tendant l'oreille.

Retrouver les fugitifs et les désarmer n'allait pas être aussi facile qu'il l'avait cru tout d'abord. Effinger avait des convictions bien arrêtées, et il avait déjà prouvé qu'il était capable de se battre pour les défendre. Mac-Iver fronça les sourcils. Il restait encore plus de cinq cents milles à parcourir pour atteindre le Missouri. Même si on parvenait à couvrir vingt milles par jour, il faudrait près d'un mois pour faire le trajet.

Certains membres du convoi avaient gagné leurs chariots pour prendre un peu de repos. D'autres restaient assis auprès des feux qui se mouraient, manifestement inquiets, leurs armes à portée de la main. Mac-Iver rejoignit Abel et Coulter.

— Allez dormir un peu tous les deux, leur dit-il. Je vais monter la garde jusqu'à minuit ; à ce moment-là, je vous réveillerai.

Les deux hommes acquiescèrent d'un signe et allèrent s'enrouler dans leurs couvertures. Coulter se mit à ronfler presque aussitôt.

La nuit s'écoulait, interminable. À minuit, Mac-Iver alla secouer ses deux compagnons, puis il s'étendit pour essayer de dormir à son tour. Mais il resta longtemps éveillé, songeant avec anxiété à ce qui risquait de se passer le lendemain. Il finit cependant par trouver le sommeil. L'aube commençait à grisailler dans le ciel lorsqu'il ouvrit les yeux.

Un calme de mauvais augure planait sur le camp. Les voyageurs prirent leur petit déjeuner, puis rangèrent leurs affaires en silence. De temps à autre, Mac-Iver surprenait l'un d'eux à lui jeter un coup d'œil furtif et inquiet. Lorsque tout le monde fut prêt, il monta à cheval.

— En route ! cria-t-il. Abel, tu vas prendre la tête avec le chariot d'Effinger. John, tu conduiras celui de Wilcox, et Coulter celui de Mrs. Cory. Miss Bullock est capable de se débrouiller toute seule.

— Que comptes-tu faire à propos de ces gars-là ? demanda Coulter.

— Pour l'instant, rien. S'ils ne se montrent pas, nous ferons halte, un peu plus tard, et nous reviendrons les chercher.

Coulter grommela quelques mots inintelligibles et grimpa sur le siège du chariot de Mrs. Cory. Le convoi s'ébranla. Mac-Iver resta vers le milieu. Il était persuadé qu'Effinger et Wilcox les précédaient et devaient les attendre quelque part le long de la piste.

Le convoi avait maintenant parcouru un quart de mille. Un peu plus loin, la route paraissait traverser un cours d'eau. Mac-Iver éprouva le pressentiment que tout allait se jouer à cet endroit-là. Il jeta un coup d'œil en arrière. Les mulets de réserve suivaient docilement. C'était devenu chez eux presque une seconde nature.

On approchait du gué. Abel, conduisant le premier chariot, s'engagea lentement dans le lit à sec du ruisseau. Mac-Iver lui avait fait prendre la tête du convoi, sachant qu'il n'était pas homme à se laisser surprendre. Et il avait eu raison. Avant même qu'eût retenti le premier coup de feu entre les rives du cours d'eau, il avait sauté de son siège et s'était laissé rouler sur le sol, revolver au poing.

— Coulter ! appela Mac-Iver d'une voix forte. Serre ton frein et arrive ici.

Les deux Busby et Peebles mettaient pied à terre à leur tour. Donna Cory et Sally Bullock ne bougèrent pas. Locke non plus. Mac-Iver partit au galop en direction du cours d'eau, qu'il atteignit juste au moment où Abel, derrière la roue du chariot, commençait à ouvrir le feu.

Effinger et Wilcox se tenaient derrière une sorte de barricade de branchages et de terre hâtivement érigée. Un peu plus loin, leurs femmes étaient adossées à la berge, et Lucy pressait contre elle ses deux petits frères terrifiés.

— Effinger ! Wilcox ! lança Mac-Iver. Jetez vos armes.

Une balle tirée par Abel vint ponctuer cet ordre en soulevant la terre à leurs pieds.

— Mais jetez donc vos armes, grand Dieu ! hurla à nouveau le chef de convoi.

Effinger bondit sur ses pieds, rouge de fureur, les yeux luisant d'une flamme fanatique.

— Vos familles sont dans la ligne de tir ! reprit Mac-Iver, derrière qui venaient d'apparaître Peebles et les deux Busby.

Effinger tourna la tête et se rendit compte que c'était la vérité. Mais il ne réagit pas assez vite. Au lieu de jeter son revolver, il resta immobile, hésitant. Abel tira une fois de plus, et Mac-Iver perçut le bruit mat de la balle. Il se sentit aussitôt parcouru d'un frisson glacé, car ni Effinger ni Wilcox ne paraissaient avoir été touchés. Il fallait donc que ce fût quelqu'un d'autre.

Au même instant, retentit un cri strident. Il se mit à courir vers l'endroit où se tenaient Lucy et les deux enfants. La jeune fille venait de s'affaisser, et son corps roulait mollement le long de la berge pour venir finalement s'immobiliser dans le lit même du ruisseau.

Effinger laissa tomber son revolver. Wilcox se leva, les mains au-dessus de la tête, pâle et horrifié. Abel fonça vers eux, s'empara du revolver de Wilcox, puis de celui d'Effinger au moment où ce dernier se dirigeait d'un pas traînant vers sa famille. Mrs. Effinger venait d'arriver près de Lucy. Elle s'agenouilla, tout en larmes, auprès de la jeune fille dont elle prit doucement la tête entre ses mains.

Abel s'était figé, les yeux hagards, épouvanté en se rendant compte que seule sa balle avait pu atteindre Lucy.

Effinger s'approcha de sa fille.

— Lucy ! Tu es blessée ? Où es-tu blessée ? Réponds-moi, Lucy !

Sa femme releva lentement la tête. Des larmes roulaient le long de ses joues.

— Elle ne peut pas te répondre, dit-elle d'une voix brisée. Que Dieu te pardonne, ta fille est morte.

Mac-Iver perçut un sanglot à côté de lui. Les lèvres de John Busby tremblaient, et ses yeux étaient emplis de larmes. Il descendit la berge en courant et s'arrêta devant les Effinger, sanglotant sans pouvoir se retenir.

Effinger tourna vers lui un visage sans expression, mais ses yeux étaient semblables à ceux d'un animal blessé. Puis il leva vers Mac-Iver un regard accusateur.

Le chef de convoi fit quelques pas vers Peebles et Busby.

— Allez chercher des pelles, dit-il, et commencez à creuser une tombe.

Effinger le dévisageait toujours comme s'il avait été un meurtrier. Et soudain, Mac-Iver se mit à se haïr lui-même, à haïr la tâche qu'on lui avait assignée, à haïr Abel qui avait tiré le coup de feu fatal. Mais surtout, il haïssait Effinger, qui paraissait vouloir faire retomber le blâme sur lui, alors qu'il était lui-même seul responsable de la situation.

Pourtant, sa voix était étrangement calme et douce pour s'adresser au jeune Busby.

— John, soulève-la dans tes bras et transporte-la jusqu'en haut.

La pauvre petite Lucy était morte du fait de cette maudite guerre, comme un soldat tombé sur un champ de bataille. Et rien ni personne ne pourrait jamais la ramener à la vie.