CHAPITRE VIII

 

Donna Cory était en train de préparer le souper. Elle leva les yeux à l'approche de Mac-Iver. Son visage trahissait un étrange mélange de confusion, de perplexité et de désapprobation. Pourtant, il y avait aussi autre chose dans son regard.

— Vous pensez que je n'aurais pas dû me battre avec Effinger, n'est-ce pas ? demanda le jeune homme.

Elle rougit et secoua légèrement la tête en se tournant vers le feu.

— Si je ne l'avais pas fait, poursuivit-il, c'est lui qui aurait pris la direction du convoi. Croyez-vous qu'il se serait acquitté de cette tâche mieux que moi ?

La jeune femme leva à nouveau les yeux.

— Ce n'est pas cela que je pensais. Il me semble seulement qu'il devrait y avoir d'autres moyens de régler les différends, une autre façon de décider qui dirigera le convoi et si le Sud sera libre ou composé d'États esclavagistes. Mon mari n'avait jamais vus d'esclaves, Mr. Mac-Iver. Pourtant, c'est à cause d'eux qu'il est mort.

— Il y a autre chose que l'esclavage dans cette affaire. Pour le Sud, c'est une question de… Il me déplaît d'être obligé de comparer les êtres humains à des animaux, mais supposez un instant que Washington décrète subitement qu'il est illégal de posséder un mulet ou un cheval et que, désormais, tous les animaux seront libres.

— Je crois comprendre votre pensée. Vous voulez dire, je suppose, que les propriétaires d'esclaves le sont devenus légalement et que, en décrétant tout à coup que l'esclavage est illégal, ils se trouvent lésés.

— C'est à peu près ça. Et maintenant, vous allez sans doute déclarer que j'ai tout du rebelle.

— N'en êtes-vous pas un ?

— Peut-être, répondit-il en souriant. Mais ce serait un bien piètre individu, celui qui n'oserait pas soutenir ses voisins et ses amis.

— Pourtant, vous ne combattez pas à leurs côtés.

— Là, vous n'êtes pas logique. Vous venez de dire qu'il devrait y avoir un meilleur moyen de régler les différends et les conflits.

La jeune femme sourit à son tour, et son air de désapprobation disparut tout à coup.

— Il est temps de manger, dit-elle en levant les yeux sur lui.

À nouveau, elle lui rappela sa femme et, pendant un instant, il se fixèrent droit dans les yeux. Puis elle lui tendit une assiette. Il s'accroupit sur ses talons et se mit à manger en silence.

Bientôt, Abel apparut au milieu du cercle formé par les chariots, un daim en travers de la selle. Il mit pied à terre et fit glisser l'animal jusqu'au sol. Après quoi, il alla mettre son cheval à l'attache avec les autres.

— Wilcox ! Busby ! appela Mac-Iver. Écorchez-le et suspendez-le à un arbre.

En tournant la tête, il s'aperçut que Donna l'observait avec attention.

— Il me semble, dit-elle soudain, que vous devriez savoir ce qu'on raconte.

— J'en ai une vague idée. Mais j'aimerais tout de même que vous me le précisiez.

La jeune femme hésita, puis parut se décider.

— On prétend qu'il y a quelque chose de louche dans ce convoi. Les chariots sont manifestement trop importants, trop lourds pour ce qu'ils transportent, et peu adaptés aux routes de montagne. D'autre part, il y en a plus qu'il ne serait nécessaire. Mr. Effinger est persuadé que vous allez nous abandonner dans quelque désert pour prendre un autre chargement.

— Un chargement de quoi ?

Donna esquissa un sourire.

— Il n'en sait rien. Mais il pense que c'est quelque chose qui a trait à la guerre. Pourtant, je ne vois pas bien ce que l'on pourrait transporter avec huit chariots qui soit susceptible de changer le cours des événements.

Mac-Iver se dit qu'elle commençait à se rapprocher dangereusement de la vérité.

— Je crois surtout, répondit-il vivement, qu'il aurait fallu mieux choisir les voyageurs de ce convoi. On n'aurait pas dû mélanger les partisans des Nordistes et ceux des Sudistes. C'est de là que viennent tous les ennuis.

— Peut-être avez-vous raison.

Peu à peu, les bruits s'apaisaient dans le camp, les feux s'éteignaient un à un. Mac-Iver hésitait à se retirer. Il se sentait si bien, auprès de la jeune femme. Détendu et l'esprit en paix. Néanmoins, il finit par se lever. Il sentait chez Donna une hésitation au moins égale à la sienne. Pendant un moment, ils restèrent immobiles, l'un en face de l'autre, à quelques pouces à peine de distance. Soudain, Mac-Iver se pencha et effleura de ses lèvres celles de sa compagne.

— Bonne nuit, murmura-t-il.

Il fit demi-tour et s'éloigna à pas lents.

— Bonne nuit, souffla Donna.

Il regagna son chariot et se coucha, enroulé dans ses couvertures, les yeux tournés vers le ciel étoile.

— Il paraît que j'ai manqué une jolie bagarre, grogna Abel à quelques pas de lui.

Il ne répondit pas.

— Tu as peut-être manqué la bagarre, dit Coulter à son tour, mais j'ai l'impression que Mac-Iver ne manque de rien, lui.

— Vos gueules ! dit le chef du convoi.

Coulter grommela encore quelque chose entre ses dents et se retourna.

Jusqu'à présent, songea Mac-Iver, les deux femmes seules qui se trouvaient dans le convoi n'avaient été cause d'aucun ennui grave. Mais le voyage ne faisait que commencer.

À partir de là, la route était encore plus étroite et plus accidentée, la pente plus abrupte.

Mac-Iver, d'autre part, se rendait compte que, depuis sa bagarre avec Effinger, la veille au soir, il avait perdu l'appui – déjà bien précaire – qu'auraient pu lui apporter, le cas échéant, les deux familles dont les sympathies allaient aux Nordistes. Wilcox et sa femme le considéraient maintenant d'un air glacial. Quant à Effinger, il ne cachait pas sa haine et son ressentiment.

Ce jour-là, Mac-Iver aida Donna Cory à conduire son chariot, et il demanda à John Busby d'apporter son aide à Sally Bullock. Il sourit de voir rougir le garçon au moment où il prenait place sur le siège, à côté de la jeune femme.

À midi, il aperçut dans le lointain un autre convoi. Il fit arrêter les chariots en un endroit où on pouvait se ranger pour laisser passer les autres. Il s'agissait d'un important convoi, comportant vingt-trois véhicules. Lorsque le premier parvint à leur hauteur, le conducteur fit halte, et les occupants descendirent pour se mêler aux compagnons de Mac-Iver, lesquels se mirent aussitôt à demander des nouvelles de la guerre.

Mac-Iver passa à cheval entre les deux convois, impatient de repartir. Il remarqua alors que le jeune Busby était demeuré sur le siège du chariot de Sally, mais que la jeune femme était descendue. Au bout de quelques instants, il l'aperçut qui revenait reprendre sa place. Elle lui jeta un coup d'œil au passage, rougit et tourna la tête. Il la vit remonter sur son siège, aidée de John Busby rougissant.

D'où Sally pouvait-elle bien venir ? Il fronça les sourcils et, poussé par une impulsion soudaine, continua jusqu'au chariot de Locke, qui se trouvait être le quatrième après celui de Sally. Il considéra le véhicule d'un air pensif, puis hocha la tête. La jeune femme n'avait pas caché les sentiments de mépris et de rancœur qu'elle éprouvait à l'égard de Jack Locke. Mais qu'avait-elle bien pu faire en l'espace de quelques minutes seulement ?

Le chef de l'autre convoi beugla un ordre, et les deux groupes de voyageurs se séparèrent. Lorsque tous les chariots furent passés, Mac-Iver donna à son tour le signal du départ. Et on reprit l'ascension.

Au milieu de l'après-midi, on rencontra une autre série de dos d'âne semblables à ceux qu'on avait franchis la veille. Mac-Iver fit passer les véhicules un à un. C'était celui de Donna Cory qui était en tête de la colonne. Ayant attaché son cheval à l'arrière du chariot, le jeune homme grimpa sur le siège et prit les guides. Les mulets démarrèrent, faisant jaillir des fragments de roche sous leurs sabots ferrés, et il dut s'arrêter à plusieurs reprises, les freins serrés, pour laisser souffler les bêtes. Enfin, il parvint au sommet et avança suffisamment pour laisser derrière lui assez de place aux autres véhicules. Après quoi, il sauta à terre, détacha son cheval, se mit en selle et redescendit la pente abrupte.

Busby était déjà au premier dos d'âne. Il conduisait avec plus d'autorité que le jour précédent. Derrière lui, venait Locke. Ce dernier atteignit bientôt à son tour le dos d'âne. Mais Mac-Iver s'aperçut soudain qu'il paraissait avoir des ennuis sérieux avec les freins de son véhicule. Le Texan enfonça les éperons dans les flancs de son cheval. Sally ! Cette sacrée garce avait dû saboter le chariot. Un frein qui ne fonctionnait pas, un chariot qui irait s'écraser cinquante pieds plus bas en éparpillant les lingots d'or, et chacun saurait alors ce qu'il y avait d'anormal dans le convoi.

Locke avait lâché les guides et essayait en vain de faire fonctionner le frein, tandis que les mulets s'efforçaient désespérément de retenir le lourd véhicule.

— Locke ! cria Mac-Iver. Laissez le frein et reprenez les guides.

L'homme tourna vers lui un visage blême de frayeur. Il abandonna le frein, mais au lieu de reprendre les guides, il sauta à bas du chariot, du côté du talus, s'agrippant à la pente rocailleuse comme un animal. Mac-Iver éperonna son cheval et gravit le talus. Cent yards… cinquante… Les mulets retenaient toujours le chariot… Vingt-cinq yards… Le véhicule se mit à reculer insensiblement. Les roues se rapprochaient du bord du précipice. Mac-Iver fit encore avancer son cheval. Puis, au moment où il arrivait au niveau du chariot, déchaussant ses étriers, il bondit hors de la selle pour venir s'accrocher au siège du conducteur. Un rétablissement, et il grimpa, s'emparant des guides. Mais certaines traînaient sur le sol, entre les jambes des mulets. Il maudit Locke entre ses dents. Puis, tournant la tête, il l'interpella d'un ton irrité :

— Bougre de crétin ! Descendez de là et venez placer une pierre derrière la roue.

Sans attendre pour se rendre compte si Locke exécutait son ordre ou non, il sauta sur le dos du mulet le plus proche. Se cramponnant à une attelle, il se pencha et ramassa les guides. Une roue franchit le bord du précipice, et le chariot se mit à pencher dangereusement. Mac-Iver se redressa et excita les bêtes de la voix. Les pierres volèrent autour de leurs sabots. Le véhicule avança lentement, reprenant son équilibre.

Mac-Iver interpella à nouveau Locke, qui finit par se laisser glisser le long du talus jusque sur la route, derrière le chariot. Un moment après, il l'entendit pousser un juron. Il retint l'attelage, puis laissa reculer lentement le chariot qui s'immobilisa, la roue calée par la grosse pierre que Locke venait enfin de mettre en place. Le Texan porta alors son attention sur le frein. On avait ôté une cheville, qui gisait à ses pieds sur le plancher. Il la ramassa et la remit en place, se proposant de la coincer lorsqu'on aurait atteint le sommet de la butte. Il serra le frein et accorda aux mulets une dizaine de minutes de repos. Puis, il conduisit l'attelage jusqu'au sommet de la pente. Son cheval, qui avait regagné la route, suivait docilement derrière le chariot.

Parvenu au sommet, il claveta la cheville du frein. Après quoi, sautant à cheval, il se mit à dévaler la pente jusqu'au chariot de Sally Bullock. Il leva vers la jeune femme un regard furieux.

— Si vous tenez absolument à le tuer, dit-il, faites ça avec un revolver. Mais ne risquez pas de causer la mort de la moitié des personnes du convoi !

La jeune femme était pâle, son regard glacial.

— La prochaine fois, je me servirai d'un revolver, Mr. Mac-Iver, répondit-elle. Je vous le promets. Et je peux aussi vous promettre que je l'aurai mis hors d'état de nuire avant que nous ayons atteint le Missouri.