CHAPITRE XIX
Smith leva la main. La petite troupe fit halte.
— Et maintenant ? demanda-t-il en se tournant vers Mac-Iver.
— Prenez la moitié de vos hommes et contournez la remise. Je prendrai les autres avec moi pour avancer vers l'entrée principale. J'attendrai deux ou trois minutes pour vous donner le temps de prendre position.
L'homme approuva d'un signe et s'éloigna avec la moitié de son effectif pour se fondre bientôt dans l'obscurité.
Jusqu'à présent, tout avait bien marché. Peut-être trop bien, se dit Mac-Iver, qui se rappelait le visage énergique du lieutenant. L'officier n'était pas homme à se laisser leurrer bien longtemps par la diversion causée par l'incendie.
— Allons-y ! dit Mac-Iver au bout de quelques minutes.
Il descendit la rue sombre, suivi des guérilleros. John Busby, qui marchait à ses côtés, l'observait d'un air anxieux.
— Ça va, Mr. Mac-Iver ? demanda-t-il.
— Ça va, John.
La douleur causée par ses blessures était constante, mais somme toute supportable. Cependant, il sentait qu'il ne pourrait guère se tenir à cheval pendant plus d'une heure.
Il tourna l'angle du bâtiment et aperçut la masse sombre de la remise, puis deux hommes qui montaient la garde devant la porte principale.
À ce moment-là, deux coups de feu claquèrent de l'autre côté du bâtiment. Les deux soldats se raidirent et levèrent leurs fusils. Mac-Iver saisit son revolver, l'arma d'un coup de pouce, visa aussi bien que le lui permettait l'obscurité et fit feu. L'un des soldats en faction fut projeté contre là porte et s'écroula au sol. L'autre pivota vivement sur lui-même et tira à l'aveuglette. Derrière Mac-Iver, plusieurs revolvers claquèrent simultanément. Le second garde s'affaissa à son tour.
— Entrez, dit Mac-Iver, et attelez six mulets à chaque chariot. Que deux ou trois d'entre vous restent à l'extérieur.
Il se dirigea vers la porte de la remise. Un des hommes, qui avait mis pied à terre, se tourna vers lui.
— Il y a un cadenas, fit-il remarquer.
— Faites-le sauter.
Le revolver du guérillero cracha le feu. La balle alla frapper le cadenas de plein fouet, avec un bruit métallique. Quatre hommes se précipitèrent à l'intérieur de la remise. Mac-Iver apercevait vaguement les deux chariots. Et, plus loin, la porte de derrière, ouverte elle aussi, laissait entrevoir le corral.
— Ouvrez l'œil, dit-il en s’adressant aux hommes restés à l'extérieur, car il va falloir une vingtaine de minutes pour atteler les mulets.
Une certaine confusion régnait dans le corral lorsque les guérilleros allèrent chercher les bêtes. On avait tiré trop de coups de feu, et on pouvait se demander si les détonations n'avaient pas été perçues par le lieutenant et ses hommes, en dépit de l'agitation et du bruit qui régnaient dans la rue.
Le temps passait, Mac-Iver, dont les yeux commençaient à s'habituer à l'obscurité, apercevait plus nettement les guérilleros occupés à atteler les mulets. L'opération touchait à sa fin.
Et, tout à coup, il distingua une ombre qui remontait la rue en courant, à une centaine de yards de là. Derrière, d'autres ombres commençaient à se matérialiser.
— Les voici ! dit Mac-Iver. Que tous ceux qui le peuvent me rejoignent ici.
Des bruits de pas précipités se firent entendre à l'intérieur du bâtiment. Les guérilleros qui étaient encore dehors pénétrèrent dans la remise en traînant leurs chevaux derrière eux. Mac-Iver, lui, resta en selle, car il savait que s'il mettait pied à terre il aurait ensuite des difficultés pour remonter. Pourtant, il avait conscience de constituer ainsi une belle cible.
Et, soudain, des carabines claquèrent dans la rue. Des balles vinrent s'enfoncer dans les parois de bois de la remise. Un cheval s'affaissa en poussant un hennissement de douleur. Les guérilleros répliquèrent aussitôt. On n'apercevait plus les soldats. Ils avaient cherché refuge derrière les bâtiments environnants, mais on voyait distinctement les éclairs qui jaillissaient de leurs armes.
Mac-Iver pénétra à cheval dans la remise et se dirigea vers le premier chariot.
— Prêt ? demanda-t-il.
— Prêt, mon capitaine.
Il avança vers le second.
— John ! appela-t-il.
John Busby arriva en courant.
— Monte sur le siège de celui-ci, et quand je donnerai le signal, tu fonceras aussi vite que tu le pourras.
Cela dit, il s'approcha de la porte qui donnait sur le corral. Si on pouvait faire faire demi-tour aux chariots et filer par là, ce serait parfait. Il franchit le seuil. Les sabots de son cheval s'enfonçaient dans la terre détrempée par l'eau qui avait débordé de l'abreuvoir. Il traversa le corral. Il y avait au fond une barrière près de la porte. Le sol était trop boueux, à cet endroit-là, pour que l'on pût y faire passer deux véhicules aussi lourdement chargés.
Il considéra d'un air indécis les chevaux de l'armée et les mulets massés au fond du corral. Il réfléchit que s'il ne voulait pas être pris au piège à l'intérieur de la remise, il lui fallait sans tarder créer une autre diversion.
— Que deux d'entre vous remontent en selle et sortent par la porte de derrière ! cria-t-il. Nous allons faire passer ces chevaux et ces mulets à travers la remise et les chasser en troupe dans la rue.
Deux hommes sautèrent en selle et sortirent pour se rendre au corral.
— Il me faut maintenant, reprit Mac-Iver, six hommes qui vont sortir par la porte principale pour aller se poster, trois de chaque côté de la rue, derrière les soldats. Quand ceux-ci verront s'enfuir leurs chevaux, ils oublieront les chariots pendant quelques minutes. Mais il ne faut pas qu'un seul de ces animaux puisse s'en tirer. Tous doivent être abattus. Après cela, il ne restera plus qu'à contourner le bâtiment pour mieux couvrir les chariots par l'arrière.
— Comment vous prévenir lorsque nous serons à notre poste, mon capitaine ? demanda l'un des hommes.
— Vous tirerez trois coups de feu rapprochés.
Les six hommes se groupèrent à deux pas de la porte, puis foncèrent dans l'obscurité. Les soldats ouvrirent le feu immédiatement. Un des chevaux s'abattit, mais les cinq autres cavaliers disparurent, deux à droite et trois à gauche.
Mac-Iver entendit derrière lui les chevaux et les mulets que l'on faisait entrer dans la remise. Il se plaça en travers de la porte. Une minute s'écoula ainsi. L'oreille tendue, il attendait le signal qui lui indiquerait que les hommes avaient pris leur poste derrière les soldats. Trois autres minutes passèrent. Et soudain, le signal : trois coups de revolver tirés à une cadence rapide. Il s'éloigna de la porte, de manière à la dégager entièrement.
— Allez-y ! cria-t-il. Et en vitesse.
Les premiers animaux se précipitèrent, se bousculant pour franchir la porte, chassés par les guérilleros qui étaient restés dans la remise. Des cris, des coups de revolver tirés en l'air. Les bêtes terrifiées s'engagèrent dans la rue en un galop endiablé. Les soldats du détachement cessèrent immédiatement de tirer.
— Les chariots ! hurla Mac-Iver. En route.
Busby fouetta son attelage, et le premier véhicule franchit la porte dans un fracas infernal.
— Plus vite ! lança Mac-Iver.
Busby fit encore claquer son fouet. Le chariot prit de la vitesse, tandis que le second s'ébranlait à son tour. Les chevaux et les mulets avaient maintenant dépassé l'endroit où se tenaient les soldats, qui sortirent de leurs cachettes pour s'élancer à la poursuite de leurs bêtes. Plus loin, on apercevait les éclairs des carabines des guérilleros qui abattaient les animaux en fuite.
Les soldats de l'Union se mirent à pousser des cris de rage. Le lieutenant leur criait de faire demi-tour, mais sa voix était noyée dans le bruit de la galopade effrénée, les détonations des revolvers et le tintamarre des chariots.
Le lieutenant se mit alors à courir en direction de la remise, s'immobilisa à quelque distance et leva son revolver. Son arme et celle de Mac-Iver claquèrent à la même seconde. L'officier fit quelques pas en chancelant, trébucha et s'affala dans la poussière. Il essaya d'avancer en rampant mais ne put tirer à nouveau. Le second chariot, qui arrivait en trombe, fit une embardée. Le conducteur, projeté hors de son siège, tomba lourdement au sol avec un bruit mat. Une des roues arrières lui passa sur le corps.
Mac-Iver lança son cheval au galop pour rattraper le véhicule. Lorsqu'il fut à son niveau, il déchaussa les étriers et souleva ses pieds qu'il coinça contre la selle en priant Dieu que sa jambe blessée ne lui jouât pas un mauvais tour. Puis, détendant les jarrets, il se projeta en avant en direction du chariot. Il sentit fléchir sa jambe blessée, s'accrocha désespérément à un des arceaux et se hissa péniblement jusqu'au siège. Il l'atteignit enfin, haletant, épuisé par l'effort qu'il venait de fournir. La tête lui tournait, et il sentait le sang détremper à nouveau le pansement de sa cuisse. Il chercha à tâtons les guides qui s'étaient emmêlées. Le premier chariot, conduit par Busby, avait déjà pris de l'avance et disparu à ses yeux. Dès qu'il eut les guides bien en main, Mac-Iver fouetta énergiquement ses bêtes.
Les soldats de l'Union ne cessaient de tirailler, et les guérilleros à cheval ripostaient énergiquement.
Encore deux cents yards, songea Mac-Iver, et les véhicules seraient pratiquement hors d'atteinte des balles. Sans doute leur donnerait-on la chasse, mais avant que la poursuite ne soit organisée, ils auraient fait du chemin.
Cependant, il sentait ses forces l'abandonner. Ses pensées commençaient à s'embrumer, sa vue se brouillait. La fusillade, qui faisait toujours rage, lui paraissait distante de plusieurs milles. Il bascula de côté et heurta sa tête contre l'arceau avant. En un effort désespéré, il parvint à se redresser, mais il se sentait près de perdre connaissance. Il lui faudrait quelqu'un pour lui venir en aide, pour le remplacer dans la conduite du véhicule. Il voulut crier, appeler. Seul sortit de sa gorge un son rauque et étranglé qui se perdit dans le vacarme environnant. Il avait l'impression qu'il flottait dans les airs et que son crâne allait éclater. Il serra les dents, plissa les paupières, s'agrippa aux guides, comme un homme qui se noie s'agrippe à un cordage.
Tout à coup, il lui sembla entendre une voix qui criait son nom. Cela ressemblait à une voix de femme. Il devait commencer à délirer. Néanmoins, il scruta l'obscurité devant lui. Au même moment, les deux mulets de tête firent un écart. Il y avait une forme blanche qui faisait de grands gestes, debout au milieu de la route. Une femme. Mais non, c'était impossible. La forme blanche s'écarta tandis que le chariot passait en trombe. Et, cette fois, Mac-Iver entendit plus nettement l'appel qu'il avait cru percevoir quelques secondes plus tôt.
— Vince ! Vince ! arrêtez !…
Il tira sur les guides. De toutes ses forces défaillantes. Le chariot s'immobilisa. Une femme grimpa lestement. Et il la reconnut : c'était Donna. Donna Cory. Elle lui prit les guides des mains, et il s'effondra, la tête sur l'épaule de la jeune femme. Inconscient.
Il n'avait pas dû perdre connaissance pendant plus de deux ou trois minutes. Et cependant, quand il reprit ses sens, la fusillade avait cessé. Le chariot poursuivait sa route, et l'on apercevait, à une certaine distance, celui que conduisait John Busby. Il tourna les yeux du côté de Donna. Mais il distinguait à peine son visage, dans l'obscurité.
— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle.
— Mieux. Combien de temps suis-je resté sans connaissance ?
— Pas longtemps.
Plusieurs cavaliers trottaient au flanc du chariot. L'un d'eux l'interpella. Il reconnut la voix de Justin Smith.
— Nous avons abattu la plupart de leurs chevaux, mais évidemment pas tous ceux qui peuvent se trouver en ville. Et on va certainement nous donner la chasse.
— Combien d'hommes vous reste-t-il ?
— Neuf, en me comptant.
Ce qui faisait onze en tout. C'était nettement insuffisant.
— Ne pouvez-vous en envoyer chercher d'autres ?
— Ils n'arriveraient pas à temps. Nous sommes cantonnés à plus de quarante milles d'ici.
Mac-Iver ne répondit pas. Cramponné à son siège, le regard vague, il était si épuisé qu'il pouvait à peine penser. Et cependant, il lui fallait faire quelque chose, trouver une solution. Sinon, tout serait définitivement perdu.