CHAPITRE II

On entendait au loin, du côté de la baie, le mugissement lugubre des cornes de brume. Mac-Iver suivait son compagnon en silence. Ils passèrent devant l'écurie.

— On dirait qu'on s'est déjà occupé de ton cheval, dit Brody.

Le Texan ne répondit pas. Il venait de parcourir trois cents milles à travers des contrées pour la plupart hostiles et, pourtant, il n'avait jamais autant que ce soir éprouvé l'impression d'être entouré d'ennemis. Et il savait que cette sensation de doute et d'incertitude ne ferait que croître, car pour aller livrer le chargement d'or, il lui fallait obligatoirement traverser une région contrôlée par les troupes de l'Union. Les chariots seraient en surcharge, étant donné que chacun devait, outre les passagers et leurs bagages, transporter une tonne d'or, et s'il était pris il serait inévitablement pendu.

Il heurta soudain Brody qui venait de s'arrêter pour ouvrir un cadenas et pousser une porte. Il le suivit à l'intérieur de ce qui avait été autrefois une vaste écurie de louage. Il y faisait encore plus noir qu'à l'extérieur. Brody frotta une allumette et alluma une lanterne accrochée à une poutre. Mac-Iver aperçut alors une rangée de chariots bâchés.

— Ce sont les meilleurs que nous ayons pu trouver, dit Brody en faisant quelques pas en avant, la lanterne à la main.

— A-t-on déjà organisé le convoi ?

— On est en train.

Mac-Iver prit la lanterne des mains de son compagnon et compta les chariots. Ils étaient au nombre de huit.

— Que reste-t-il à faire en ce qui concerne les compartiments secrets ? demanda-t-il.

— Rien. Tout est prêt. On peut charger l’or à l'aube, et au lever du soleil les faux planchers seront en place.

Le Texan grimpa dans l'un des chariots et s'agenouilla pour examiner le travail qui avait été exécuté. Le compartiment n'était pas plus profond qu'il n'était nécessaire, et les planches destinées à le recouvrir paraissaient avoir été récupérées sur d'autres chariots. Lorsqu'elles seraient en place, à moins que quelqu'un n'eût l'idée de relever les mesures précises, il serait impossible de soupçonner la cachette. Mac-Iver redescendit et rendit la lanterne à Brody.

— Le convoi doit-il se former ici ?

— Non. Les chariots seront amenés jusqu'à un endroit convenu, à une dizaine de milles au sud de la ville, et les familles qui doivent faire partie du convoi nous rejoindront là-bas. Je te donnerai une liste mentionnant ce que chacune d'entre elles doit verser, et je te confierai aussi une certaine somme en numéraire. Tu utiliseras ce dont tu auras besoin au cours du voyage, et tu remettras le reste avec les lingots lorsque vous arriverez à destination.

— Combien êtes-vous, ici ? Et combien sont au courant du plan ?

— Moi, le charpentier, Abel, Coulter et Rossiter. Ainsi que deux autres qui s'occupent en ce moment de l'organisation du convoi. Ce sont Hawkins et Dupree. Avec toi, ça fait huit.

Mac-Iver se dit que cela faisait beaucoup de gens dans le secret. Il espérait que tous sauraient se taire.

— Eh bien, reprit Brody, si tu as vu ce que tu voulais…

Il se dirigea vers le fond de l'écurie et poussa du pied un homme qui dormait sur un tas de foin.

— Voici Carmichael, notre charpentier.

L'homme se dressa d'un bond, se frotta les yeux, puis tendit la main en souriant. C'était un petit homme maigrelet et barbu.

— Heureux de faire votre connaissance, mon capitaine.

— Ne m'appelle pas comme ça, grand Dieu !

— Excusez-moi. Vous avez jeté un coup d'œil sur mon boulot ? Qu'est-ce que vous en pensez ? Je parie que vous n'aviez jamais vu des planches neuves qui aient l'air aussi vieilles. J'ai fait ça avec de la peinture. Il faut que la teinte soit assortie au reste pour qu'on ne soupçonne rien.

— Depuis combien de temps sont-elles peintes ? demanda Mac-Iver.

Il se rappelait maintenant avoir décelé une faible odeur de peinture, quand il se trouvait dans le chariot qu'il avait visité. Carmichael se mit à rire.

— Vous faites pas de souci. Nous avons pensé à ça, et nous avons aussi peint les arceaux qui supportent les bâches.

Brody l'interrompit.

— Tu peux dormir ici, dit-il en s'adressant au Texan.

Puis, se tournant à nouveau vers le charpentier :

— Je serai de retour avec l'or dans deux heures, et je veux que les planches soient en place au lever du soleil.

Brody se dirigea vers la porte, tandis que Carmichael allumait une autre lanterne. Mac-Iver se laissa tomber sur le tas de foin et s'allongea, disposant son étui à revolver de telle manière que l'arme soit immédiatement à portée de sa main en cas de besoin.

Il ferma les yeux en se disant que, jusqu'à présent, si on faisait abstraction du bras cassé de Coulter, les choses ne se présentaient pas trop mal. Le charpentier avait bien fait son travail et, dès le lever du soleil, les chariots pourraient être amenés au lieu de rassemblement. À la tombée de la nuit, le convoi serait formé et prêt à prendre la route le lendemain matin. Néanmoins, un point le chagrinait un peu : Abel, Coulter et Rossiter ne lui plaisaient guère, et sa confiance en eux était des plus limitées. Brody lui avait fait l'impression d'être poussé par ses convictions sudistes. C'était lui qui avait eu l'idée de faire transporter l'or à l'aide d'un convoi de chariots n'emmenant apparemment que d'honnêtes familles d'émigrants, et il était sûrement mû par son patriotisme. Quant aux autres…

L'aube approchait lorsqu'il fut réveillé par un bruit de voix et le roulement sourd de deux chariots qui pénétraient dans l'écurie, conduits par Abel et Rossiter. Brody était là, lui aussi. Les deux premiers se mirent à décharger les lingots qu'ils passaient au fur et à mesure à Brody et à Mac-Iver, lesquels les disposaient dans les autres chariots. Lorsque le compartiment secret du premier eut été rempli, Carmichael posa le faux plancher. Et le travail se poursuivit, méthodiquement, jusqu'à la fin.

Le soleil commençait à filtrer à travers les carreaux sales de l'écurie. Abel et Rossiter firent ressortir les deux chariots vides et dételèrent les chevaux, qu'ils conduisirent au corral dans lequel se trouvaient une soixantaine de mulets. Six bêtes devaient être attelées à chacun des chariots. Lorsque le premier fut prêt, Rossiter monta sur le siège et s'éloigna dans la brume matinale. Abel emmena le second. Hawkins et Dupree, qui venaient d'arriver, se chargèrent du troisième et du quatrième. C'est à ce moment-là que Coulter fit son apparition.

— Nous n'avons pas assez d'hommes, grommela Brody en s'adressant à Mac-Iver. Il te faudra revenir avec un des autres.

Il lui donna ensuite des instructions précises pour atteindre le lieu de rassemblement, et tous deux se dirigèrent vers le corral pour y prendre les mulets destinés au chariot que devait conduire Mac-Iver. Ils prirent chacun trois bêtes et repartirent en direction de l'écurie. Ils s'arrêtèrent net sur le seuil. Carmichael était recroquevillé par terre, un couteau enfoncé dans la poitrine. Coulter était debout près de lui.

— Sacrebleu ! s'écria Brody. Qu'est-ce que ça signifie ?

Coulter se retourna.

— Ce gredin essayait de me faire chanter, expliqua-t-il. Il prétendait qu'un lingot d'or de plus ou de moins ça ne se connaîtrait pas, et qu'il fallait lui en donner un si on voulait qu'il tienne sa langue.

Brody poussa un épouvantable juron.

— Oui. Et maintenant, il nous manque deux hommes. Va chercher le cheval de Mac-Iver et tu l'attacheras derrière le chariot. Moi, je vais m'occuper de Carmichael.

Coulter se pencha et, de la main gauche, arracha le couteau de la plaie. Il en essuya la lame d'un air négligent sur la veste du charpentier, puis se redressa, jeta un regard morne à Brody et sortit de l'écurie.

Mac-Iver se mit à atteler les mulets avec l'aide de Brody. Ils venaient de terminer lorsque Coulter revint, tenant le cheval du Texan par la bride. Il l'attacha derrière le chariot, puis grimpa sur le siège. Mac-Iver ne croyait pas un mot de son histoire à propos de Carmichael. Pourtant, Brody avait l'air de l'accepter.

La matinée était fraîche et humide, mais le brouillard s'était dissipé. Il n'y avait pas encore beaucoup d'animation dans les rues, et personne ne fit attention à eux. Au bout d'une demi-heure, le chariot était sorti de la ville et s'engageait dans la vallée. La baie, que l'on apercevait quelques instants plus tôt, avait maintenant disparu à leurs yeux. Coulter gardait le silence, poussant de temps à autre un gémissement de douleur lorsqu'il se déplaçait un peu sur le siège. On avait fixé une attelle à son bras qui était maintenu par une écharpe blanche.

Mac-Iver tourna la tête vers l'énorme chariot. C'était une version légèrement plus petite des fourgons des anciens pionniers, mais il était encore bien imposant pour voyager dans cette contrée accidentée. La plate-forme avait quatorze pieds de long sur quatre et demi de large, les côtés cinq pieds et demi de haut. Les roues arrière étaient presque aussi hautes qu'un homme de grande taille, et les essieux avaient six pouces de diamètre. Le jeune Texan se demanda si ces dimensions imposantes n'allaient pas éveiller les soupçons, car il sautait aux yeux que les maigres possessions des émigrants constituaient un chargement bien léger pour de tels véhicules.

Les milles succédaient aux milles. Coulter gardait toujours un silence maussade. Parvenu au sommet d'une pente abrupte, Mac-Iver essaya les freins et eut la satisfaction de constater qu'ils étaient d'une efficacité parfaite. Suivant les instructions que lui avait données Brody, il quitta bientôt la route pour traverser un épais taillis et émerger finalement dans une clairière bordée de grands arbres. Il arrêta son chariot près des autres, serra le frein et descendit de son siège.

Une douzaine de personnes qui lui étaient inconnues étaient groupées autour d'un feu. Il s'avança.

— Je vous présente Vince Mac-Iver, votre chef de convoi, dit Rossiter.

Mac-Iver répondit courtoisement à cette présentation et se mit à étudier un à un les gens qui se trouvaient là. Puis ses yeux se portèrent sur les vieilles carrioles et les mauvais chariots qui les avaient amenés jusqu'au lieu de rassemblement. Il se rendit compte que, de leur côté, ils l'observaient également, prenant pour ainsi dire ses mesures. Il tourna la tête vers Hawkins, un homme aux cheveux gris d'une cinquantaine d'années.

— Il va falloir que tu retournes avec moi : Brody est à court de conducteurs.

— Bon. Je vais chercher mon cheval.

Mac-Iver prit le sien, qui était attaché derrière le chariot, sauta en selle et reprit la direction de l'ouest en compagnie de Hawkins.

— Coulter ne peut pas conduire à cause de son bras cassé et, après ton départ, il a trouvé le moyen de planter son couteau dans le ventre de Carmichael, annonça-t-il lorsqu'il furent hors de portée de voix.

— Grand Dieu ! Et pour quelle raison ?

— Il prétend que Carmichael voulait se faire remettre un lingot pour prix de son silence.

— Je ne peux pas croire ça.

— Moi non plus, affirma Mac-Iver.

Hawkins lui jeta un coup d'œil oblique.

— À ta place, je surveillerais Coulter de près. Surtout lorsque vous arriverez vers la fin du trajet.

Mac-Iver approuva d'un signe. Il était bien dans ses intentions de surveiller l'individu en question tout au long du trajet, et pas seulement à la fin. Il se demandait si, parmi les émigrants, il s'en trouverait un en qui il pût avoir confiance. Il éprouvait des doutes à ce sujet. Il ne pourrait certainement confier à personne le but réel de ce voyage et la nature du chargement qu'ils transportaient. S'il parvenait à remettre l'or entre les mains de la Confédération, ce serait un vrai miracle.

Une fois de plus, il songea à son ranch du Texas, à sa maison et à ses dépendances incendiées. Il songea à sa femme, se demandant quels tourments elle avait dû endurer avant de mourir. Ses traits se crispèrent à cette pensée, et son regard se durcit. Il ferait tout ce qui serait en son pouvoir pour que son expédition réussît. Et si c'était nécessaire, il n'hésiterait pas à tuer Coulter et Abel.