CHAPITRE XV

Peebles et Busby avaient creusé la tombe sur un petit tertre qui dominait la piste. Puis ils avaient transporté le corps de la jeune fille, enveloppé dans une couverture et l'avaient déposé près de la fosse.

En bas, les chariots attendaient, tandis que les membres du convoi, l'un derrière l'autre, gravissaient lentement la pente pour aller se rassembler, groupe muet et lugubre, autour de la tombe de Lucy.

Mac-Iver, Abel et Coulter étaient restés un peu en arrière et écoutaient la voix brisée d'Effinger qui lisait un passage de la Bible. Toutes les fois qu'il s'arrêtait pour reprendre haleine, on entendait les sanglots étouffés des femmes. John Busby, blême et silencieux, avait les yeux inondés de larmes.

Le service terminé, le corps de Lucy fut descendu lentement à l'aide de cordes. Puis Peebles et Busby reprirent leurs pelles pour combler la fosse. Le jeune Busby éclata en sanglots et repartit en courant vers les chariots. Les autres redescendirent derrière lui. Mac-Iver les attendait sur la route.

— Il nous reste deux choses à faire, déclara-t-il d'une voix calme mais ferme. Je désire que toutes les armes me soient remises. Cela fait, chacun d'entre vous soulèvera le faux plancher de son chariot, et nous chargerons tout l'or dans deux véhicules seulement.

Personne ne protesta. Pendant qu'il parlait, il ne pouvait s'empêcher de jeter des regards furtifs à Donna Cory. La jeune femme le regardait aussi, mais son expression était impénétrable. Chacun se dirigea vers son chariot et remit les armes à Abel et à Coulter, avant de s'attaquer au plancher.

Le chariot de Donna Cory et celui de Locke étant les moins chargés, c'est dans ces deux que Mac-Iver avait décidé de faire entreposer les lingots. Pendant que les hommes accomplissaient cette tâche, il remonta à cheval et suivit la piste en direction de l'est sur une distance de quelques milles, jusqu'à ce qu'il eût atteint un point suffisamment élevé pour observer la plaine qui s'étendait devant lui. Il n'aperçut ni nuage de poussière, ni convoi, ni détachement de cavalerie. Soulagé, il fit demi-tour. Du moins était-on provisoirement à l'abri d'une surprise.

Lorsqu'il regagna le convoi, on achevait de charger les lingots. Sally Bullock s'approcha lentement.

— Si seulement ça avait pu être lui ! dit-elle d'un ton méprisant en désignant Locke. Pourquoi a-t-il fallu que ce soit cette pauvre petite Lucy, qui n'avait jamais fait de mal à personne.

— Je ne sais pas, soupira Mac-Iver.

Au même moment, se fit entendre la voix d'Abel.

— C'est terminé.

— Parfait. Coulter et toi, vous conduirez les deux chariots qui transportent l'or. Nous abandonnerons la route principale à quatre ou cinq milles d'ici, nous camperons et nous repartirons à la tombée de la nuit.

Après avoir quitté la route, comme prévu, le convoi obliqua vers le sud. Abel avait pris la tête, suivi de Coulter. Venaient ensuite Donna et Sally, dans le chariot de cette dernière. Locke, dont on avait réquisitionné le véhicule pour le transport d'une partie de l'or, était à cheval à l'arrière-garde et s'occupait des mulets. Le chariot de Busby suivait celui de Sally, Peebles venait ensuite avec le sien, Wilcox et Effinger conduisaient les deux derniers.

Mac-Iver donna le signal de la halte dès que l'on eut atteint une dépression où les chariots ne pouvaient être aperçus depuis la route. Mais il ne permit pas que l'on fît du feu. Il sentait, cependant, que chacun de ses ordres était accueilli avec quelque maussaderie.

Locke paraissait rechercher la compagnie d'Abel et de Coulter. Busby et Peebles étaient assis l'un près de l'autre et conversaient à voix basse. Ils n'avaient jamais été aussi liés, et Mac-Iver se demanda s'ils ne projetaient pas de mettre la main sur un certain nombre de lingots. Effinger regardait le chef du convoi avec des yeux qui reflétaient la haine qu'il éprouvait. Incapable d'accepter sa propre culpabilité en ce qui concernait la mort de sa fille, il en rendait Mac-Iver responsable, et il n'hésiterait certainement pas à le tuer s'il trouvait une occasion favorable.

L'après-midi s'écoula sans incident. Au coucher du soleil, Mac-Iver donna le signal du départ après avoir modifié sensiblement l'ordre des chariots. Wilcox et Effinger se trouvaient maintenant pris en sandwich entre Abel et Coulter.

*
*  *

Les jours passaient, monotones. De furtifs complots continuaient à se tramer. Entre Coulter, Abel et Locke. Entre Busby et Peebles. Entre Wilcox et Effinger. Et Mac-Iver se sentait terriblement isolé. Il ne pouvait qu'attendre en s'efforçant de veiller au grain. Mais il se sentait devenir de plus en plus nerveux et irritable par manque de sommeil. Pourtant, plus on approchait du Missouri et plus il avait intérêt à se montrer vigilant. Il avait l'impression que les différents groupes du convoi attendaient le moment où l'épuisement aurait raison de lui et le rendrait incapable de réagir. Il appréhendait de céder au sommeil et se contentait de somnoler, le revolver à portée de la main. Ou bien il prenait, la nuit, une certaine avance sur le convoi, mettait pied à terre et dormait, les rênes de son cheval soigneusement enroulées autour du poignet, jusqu'au moment où il entendait arriver les chariots.

Cependant, il vint un moment où, le manque de sommeil se faisant de plus en plus sentir, il s'endormit profondément pour la première fois depuis des jours. Il se réveilla en sursaut. Quelqu'un le secouait énergiquement. Il se dressa et regarda autour de lui d'un air hébété. Effinger se tenait à quatre ou cinq yards de distance, levant au-dessus de sa tête un palonnier qu'il tenait à la manière d'une massue. Et Donna Cory, à genoux, continuait à le secouer en lui criant de se réveiller. Effinger s'immobilisa quand il vit le revolver de son ennemi braqué sur lui. Abaissant alors son arme improvisée, il fit demi-tour et s'éloigna à grands pas.

Mac-Iver se frotta les yeux et regarda la jeune femme.

— C'est la seconde fois que vous me sauvez la vie, dit-il. Je croyais…

— Il se peut que je ne sois pas d'accord avec vous sur tous les points, mais je ne vais tout de même pas rester impassible pendant que l'on vous fendra le crâne.

Il plongea les yeux dans ceux de la jeune femme, et il la vit rougir. Une fois de plus, il sentit à quel point il avait envie d'elle. Et l'intensité de son regard trahissait son désir.

Elle fit mine de se lever, mais il lui prit la main et la retint.

— Non, ne partez pas encore, murmura-t-il.

Elle reprit sa place. L'après-midi touchait à sa fin. Le ciel était nuageux, et l'air fraîchissait.

— Un soldat, continua-t-il, ne choisit pas. Il accepte les tâches qu'on lui confie, vous devez le savoir.

— Mais pourquoi a-t-il fallu que vous soyez désigné, vous plutôt qu'un autre ?

— Peut-être savait-on ce qui me poussait. Je me suis enrôlé dans l'armée de la Confédération parce que je croyais fermement que les Sudistes étaient dans leur droit. Ensuite, lorsque ma femme a été tuée, je n'ai pu m'empêcher de penser que si je n'étais pas parti elle serait encore en vie. Et je me rendais compte que si le Sud perdait la guerre, je me serais enrôlé en vain, que la mort de ma femme aurait été vaine, elle aussi. C'est sans doute pour ça que je me suis donné à fond pour soutenir la cause de la Confédération. Et on a dû penser que j'étais tout indiqué pour assurer le transport de cet or. Peut-être aussi m'a-t-on confié cette tâche parce qu'on savait que j'avais l'habitude de conduire des convois et que je connaissais les différentes régions qu'il fallait traverser pour se rendre jusqu'au Missouri.

Il se tut pendant quelques instants, essayant de mettre un peu d'ordre dans la confusion de son esprit.

— J'imagine, cependant, répondit Donna, que vos deux compagnons ne sont pas ici pour les mêmes raisons que vous.

— Non. Ils voudraient s'approprier l'or. Coulter par cupidité, Abel parce qu'il hait les Indiens et souhaiterait organiser une expédition contre eux.

La jeune femme fronçait les sourcils, et ses yeux trahissaient le trouble de son esprit.

— Je n'aime pas cette tâche que l'on vous a confiée, dit-elle, parce que je sais que la Confédération se servira de cet or pour acheter des armes et des munitions, et que d'autres soldats de l'Union se feront tuer. Comme mon mari.

Mac-Iver resta quelques secondes muet.

— Alors, vous êtes contre moi, vous aussi ?

— Pas contre vous. Contre ce que vous faites, peut-être. Mais… pas contre vous.

— Vous devez comprendre que je n'ai plus maintenant beaucoup de chances de mener ma tâche à bien. L'État du Kansas fait partie de l'Union, et il y a partout des agglomérations contrôlées par les troupes nordistes. Il suffirait à Effinger et à Wilcox d'atteindre l'une d'elles pour que j'aie un détachement de cavalerie à mes trousses avant d'avoir pu me rendre compte de ce qui se passe.

— Qu'arrivera-t-il si vous êtes pris ?

Mac-Iver esquissa un sourire empreint de tristesse.

— Tout dépendra de ceux qui me prendront. Les têtes brûlées du Kansas me pendront probablement sans autre forme de procès. C'est, naturellement, ce que voudrait Effinger. Si c'est l'armée régulière qui met la main sur moi, je serai soit fusillé soit mis dans un camp de prisonniers jusqu'à la fin de la guerre.

— Ne pouvez-vous éviter de traverser les villages ?

— Si. Nous en sommes encore à une certaine distance, d'ailleurs. Je crois que s'il m'était possible de dormir toute une journée…

— C'est parfaitement possible, murmura la jeune femme. Demain, je resterai éveillée et je monterai la garde pendant que vous dormirez.

Pendant un moment, les yeux de Mac-Iver se rivèrent aux siens, et ce fut elle qui détourna les regards, manifestement gênée.

— Cela ne vous rendra pas très populaire, fit remarquer son compagnon.

— Ça m'est égal, répondit-elle.

Un courant passa entre eux, dont chacun était parfaitement conscient. Le jeune homme posa la main sur celle de sa compagne. Mais Donna se leva soudain et s'éloigna rapidement sans se retourner. Mac-Iver se rendait compte qu'elle éprouvait un désir aussi ardent que le sien. Mais il savait aussi qu'il ne pouvait rien attendre de l'avenir. Même s'il parvenait à sortir indemne de la situation dans laquelle il se trouvait, il serait obligé de rejoindre l'armée de la Confédération, tandis que Donna retournerait dans le nord. Et ils ne se reverraient jamais.

En levant les yeux, il aperçut Sally Bullock qui l'observait. Elle avait un air désolé, comme si elle venait de voir quelque chose qu'elle désirait de tout son être en sachant qu'elle ne pourrait jamais l'obtenir. La joie profonde d'un amour partagé, elle ne la connaîtrait jamais.

Mac-Iver se leva et jeta un coup d'œil en direction d'Abel et de Coulter. Un peu plus loin, Peebles et Busby conversaient à voix basse, et Effinger était accroupi devant le feu qu'il avait allumé, fixant les flammes d'un air sombre.

Busby et Peebles n'étaient pas vraiment dangereux et ne se laisseraient pas entraîner à la violence. Ils n'hésiteraient sans doute pas à voler une partie de l'or s'ils le pouvaient mais ils ne risqueraient sûrement pas leur vie pour cela. Coulter haïssait Mac-Iver et le tuerait sans remords s'il en avait l'occasion. Abel, lui, ferait tout ce qu'il jugerait indispensable pour pouvoir s'enfuir avec l'or. Quant à Effinger, c'était le pire de tous. Plein de ce qu'il croyait être un juste courroux, il était parfaitement capable de tuer, quitte à se persuader ensuite qu'il avait agi selon la volonté de Dieu.

Coulter, Abel, Effinger. C'étaient surtout ces trois-là qui étaient à surveiller, se dit Mac-Iver. Et il espérait qu'il n'avait pas sous-estimé les autres.

Il se dirigea vers son chariot pour se laver et se raser, puis il alla seller son cheval et partit en éclaireur pour explorer la région que l'on devait traverser cette nuit.