CHAPITRE XVIII

 

Au crépuscule, Mac-Iver arrêta le chariot. John Busby mit pied à terre et commença à dételer les mulets. Johansen, un peu plus loin, observait attentivement Mac-Iver. Celui-ci laissa d'abord descendre Donna et accepta son aide pour descendre à son tour. Puis, se tournant vers le cavalier :

— Si nous voulons pouvoir faire du feu, il faudra trouver du bois, dit-il d'un ton âpre.

Le soldat regarda John Busby occupé avec ses mulets, puis à nouveau Mac-Iver. Il sauta enfin à terre, de mauvaise grâce, jeta un autre coup d'œil à Mac-Iver, puis attacha son cheval à une roue du chariot et s'éloigna dans la pénombre.

Mac-Iver considéra Donna pendant un instant.

— Tout ira bien, souffla-t-il. Johansen veillera à ce que vous parveniez saine et sauve à Baxter Springs.

— Est-ce que je vous reverrai, Vince ?

— Attendez-moi à Baxter Springs. Je vous y rejoindrai.

Il aurait voulu voir plus nettement le visage de la jeune femme, qui ne lui apparaissait que comme une tache claire au milieu de l'obscurité environnante. Et soudain, Donna posa les deux mains sur les épaules de son compagnon et, se haussant sur la pointe des pieds, elle l'embrassa sur la bouche.

— J'y serai, Vince, murmura-t-elle. Je vous attendrai.

Elle recula d'un pas, et il détacha le cheval de Johansen. Il se hissa en selle, non sans quelque difficulté, puis baissa les regards vers la jeune femme.

— Soyez prudent, dit doucement Donna.

Il lui répondit d'un petit signe de tête affirmatif et s'éloigna au pas. Il conserva cette allure sur un quart de mille environ, avant de prendre le trot. Johansen tenterait peut-être de le poursuivre en empruntant le cheval de John Busby, mais il serait incapable de relever sa piste durant la nuit. Et le lendemain matin, Mac-Iver serait à Baxter Springs.

Il avait parcouru environ un mille lorsqu'il entendit un bruit de sabots derrière lui. Il se pencha et posa la main sur les naseaux de son cheval pour l'empêcher de hennir. Mais il l'ôta aussitôt en reconnaissant la voix de John.

— Mr. Mac-Iver ! Mr. Mac-Iver ! Où êtes-vous ?

— Par ici !

Il attendit que John l'eût rejoint.

— Je viens avec vous, Mr. Mac-Iver, dit le jeune homme. Mrs. Cory m'a demandé de vous rattraper et de veiller sur vous.

Mac-Iver se contenta de hausser les épaules. Il se sentait trop faible pour discuter. Il éperonna son cheval et reprit le trot. La tête lui tournait, et il dut s'agripper des deux mains au pommeau de sa selle.

Il se demandait ce qu'il allait bien pouvoir faire. Il était trop faible pour se battre, et il n'avait même pas de revolver. L'armée nordiste était maintenant en possession des lingots, et elle devait faire bonne garde.

On eût dit que John lisait dans ses pensées.

— Qu'allez-vous faire, Mr. Mac-Iver ? demanda-t-il soudain.

— D'abord, chercher l'or. Ensuite, voir si je peux me procurer de l'aide.

Cette aide, il pourrait peut-être l'obtenir des forces sudistes cantonnées dans l'Arkansas, s'il pouvait y arriver à temps. Ou peut-être de guérilleros, tels que ceux qui avaient incendié Lawrence l'année précédente. Mais, à mesure que les heures s'écoulaient, son espoir diminuait en même temps que ses forces. Lorsqu'il fit halte à l'entrée de Baxter Springs, à l'aube, il pouvait à peine se maintenir en selle. Et il savait que s'il mettait pied à terre, il serait incapable de remonter. Pourtant, il se laissa glisser au sol, au milieu des hautes herbes.

— Il faut que je sache où se trouve cet or, reprit-il. Et je suis incapable de le découvrir moi-même. Tu voulais t'enrôler, tu en as maintenant l'occasion.

Un éclair de frayeur passa dans les yeux de Busby, mais ce fut d'une voix ferme qu'il répondit :

— Que dois-je faire, Mr. Mac-Iver ?

— Laisse-moi ici et va attacher les chevaux dans ce bosquet. Après quoi, tu entreras en ville à pied et tu tâcheras d'apprendre où ont été emmenés les chariots.

— Bien, mon capitaine, répondit le jeune homme en saluant gauchement.

Prenant les deux chevaux par la bride, il s'éloigna en direction du bosquet. Dès qu'il fut parti, Mac-Iver s'allongea dans l'herbe et ferma les yeux. Il lui semblait que tout tournait autour de lui, et il sombra rapidement dans l'inconscience.

Le soleil était déjà haut dans le ciel quand il se réveilla, en sueur et la bouche affreusement sèche. Il resta immobile pendant quelques instants encore, puis parvint à s'agenouiller. Par-dessus les hautes herbes, il apercevait la ville, les passants qui sillonnaient les rues. Busby revint enfin.

— Les chariots se trouvent dans une remise, à l'autre extrémité de la ville. Il y a deux soldats en faction devant et deux autres derrière. Je reconnaîtrais n'importe où les traces laissées par les roues, et elles aboutissent tout droit à cette remise.

Le jeune homme s'assit auprès de Mac-Iver et posa à terre le sac de toile qu'il tenait.

— J'ai acheté du pain, expliqua-t-il, et en passant dans un champ, j'ai chipé quelques pommes.

Mac-Iver se souleva sur un coude et se força à manger un morceau de pain, qu'il fit suivre d'une pomme pour se désaltérer.

— Nous allons rester ici jusqu'à la nuit, dit-il. Les chevaux sont-ils bien camouflés ?

— Impossible de les découvrir, à moins de tomber dessus par hasard.

Mac-Iver se laissa à nouveau glisser dans l'herbe et referma les yeux. Il songea qu'il connaissait mal la région, et il se dit que même s'il parvenait à prendre contact avec une unité de l'Armée confédérée, on risquait de ne pas croire à son histoire d'or volé. Et si on était retardé par quelques formalités administratives, les lingots auraient déjà pris une autre destination quand on arriverait à Baxter Springs.

Il se rendormit, et ce fut Busby qui le réveilla à la tombée de la nuit. Il se leva avec difficulté, car son épaule et sa cuisse le faisaient cruellement souffrir.

— Va chercher les chevaux, dit-il.

Le garçon s'éloigna pour revenir au bout de quelques minutes avec les deux bêtes. Il aida Mac-Iver à se mettre en selle. Puis, contournant la ville, les deux cavaliers prirent la direction du Sud.

Les heures passaient, interminables. Mac-Iver ne se rendit pas compte du moment où ils franchirent la frontière de l'Arkansas. Mais, comme l'aube commençait à poindre, il aperçut en face de lui les montagnes déchiquetées, et il fit halte à la première ferme qu'il rencontra.

Il s'avança vers la porte et considéra l'homme barbu qui se tenait sur le seuil en compagnie de sa femme.

— Nous sommes bien ici dans l'Arkansas ? demanda-t-il.

Le fermier répondit d'un signe affirmatif.

Il regardait fixement la hanche du cheval, et Mac-Iver se rappela soudain que l'animal portait la marque de l'armée de l'Union : les deux lettres U.S.

— Où se trouve le détachement le plus proche ?

L'expression du fermier se fit plus soupçonneuse encore.

— Oh ! je comprends. Vous me prenez pour un espion. Dans ce cas, ne me dites rien. Mais il se trouve que je suis en possession de renseignements d'une importance capitale pour la Confédération. Prenez un de nos chevaux et allez prévenir qui de droit en précisant qu'il faudrait au moins cinquante hommes pour un coup de main. Et ramenez-les si possible.

Le fermier se retourna et s'empara d'une vieille carabine accrochée derrière la porte. Puis il vint se placer devant le cheval de John Busby. Le jeune homme sauta à terre, et le fermier se mit en selle. Sans un mot, il s'éloigna en direction des collines.

John aida Mac-Iver à mettre pied à terre, et ils traversèrent ensemble la cour pour aller s'asseoir à l'ombre d'un peuplier. Au bout d'un moment, la fermière vint leur apporter deux portions de ragoût et deux verres de lait. Mac-Iver mangea autant qu'il le put et but le verre de lait. Puis, s'adossant au tronc d'arbre, il ferma les yeux.

L'après-midi touchait à sa fin lorsque John Busby le réveilla.

— Mr. Mac-Iver ! Ils arrivent.

Il ouvrit les yeux et aperçut la petite troupe qui franchissait la grille de la ferme. Seulement, elle ne comprenait que quinze hommes et non cinquante. C'étaient des guérilleros, sans uniformes mais bien armés. Le fermier leur désigna d'un geste les deux hommes assis sous le peuplier. Celui qui paraissait être le chef mit pied à terre et s'approcha. C'était un grand gaillard de plus de six pieds et qui devait bien peser deux cents livres2. Il avait des yeux clairs et des cheveux d'un blond roux qui commençaient à grisonner.

— Qui êtes-vous, demanda-t-il, et que faites-vous ici ?

— Capitaine Mac-Iver, du Corps des Volontaires de Virginie.

Mac-Iver commença par le récit de son voyage solitaire jusqu'en Californie pour terminer en indiquant l'endroit où se trouvait actuellement l'or qu'il avait transporté. Puis il donna le nom de son colonel, afin que l'on pût contrôler son histoire par télégraphe.

Les hommes le considéraient avec une certaine suspicion.

— Les fils télégraphiques sont coupés, précisa celui qui avait déjà pris la parole. Mais peut-être le saviez-vous. Vous voudriez me faire avaler cette histoire et me faire conduire mes hommes à Baxter Springs, hein ?

— Cinq millions de dollars permettraient d'acheter des armes en quantité.

— Possible. Mais il se peut aussi qu'une cinquantaine de soldats de l'Union nous attendent là-bas. Et ils ne demanderaient pas mieux que de s'emparer de nous.

— Je vous ai dit tout ce que je sais, répondit Mac-Iver. Le détachement qui s'est emparé de l'or se composait de vingt hommes. Peut-être sont-ils plus nombreux maintenant, et peut-être pas.

— Si nous y allons, vous venez aussi. Et si c'est un piège, vous serez le premier à payer de votre vie.

— Il a toujours été dans mes intentions de vous accompagner.

— Dans ces conditions, c'est parfait.

Le chef des guérilleros, qui s'appelait Justin Smith, se retourna pour donner un ordre. Un homme s'avança, tenant un cheval par la bride, et Busby aida Mac-Iver à se mettre en selle.

— Si nous nous mettons en route tout de suite, nous serons à Baxter Springs vers deux heures du matin, précisa Smith.

Il prit la tête du détachement, suivi de Mac-Iver et de Busby. Ses hommes venaient derrière. Le soleil disparaissait à l'horizon, et il fit bientôt complètement nuit.

Mac-Iver songeait qu'avec quinze hommes – dix-sept en comptant Busby et lui-même –, la tâche risquait de n'être pas facile, en dépit de l'élément de surprise qui jouerait en leur faveur. D'autre part, comment pourrait-on réussir à emmener jusqu'en Arkansas et à cacher dans les montagnes deux chariots lourdement chargés ?

Justin Smith s'approcha et lui tendit un revolver.

— Vous en aurez besoin, dit-il.

La petite troupe fit halte un peu avant d'arriver à Baxter Springs.

— Quel est votre plan ? s'informa Mac-Iver.

— Ma foi, nous entrons en ville, nous tuons les gardes et nous emmenons les chariots, pendant que quelques-uns de nos hommes retiennent les poursuivants éventuels.

Mac-Iver hocha la tête.

— Ils sont trop nombreux pour que nous puissions agir de cette façon.

— Avez-vous une meilleure idée ?

— Je le crois. Ce qu'il faut, c'est créer une diversion qui attirera les soldats à l'extrémité opposée de la ville et les retiendra pendant un certain temps.

— Quel genre de diversion ?

— Un incendie. Envoyez deux de vos gars mettre le feu à deux ou trois bâtiments, donnez le temps à l'incendie de s'étendre un peu. Puis, quand les soldats et tous les hommes valides auront été attirés de ce côté-là, vous foncerez vers la remise. En tirant le moins possible. Avec un peu de chance, vous pourrez peut-être emmener les chariots sans qu'on s'en aperçoive.

Smith approuva d'un signe et appela deux de ses hommes.

— Shanks ! Dunham ! Vous allez contourner la ville, de manière à y pénétrer par le côté opposé à la remise, et vous flanquerez le feu à la grange de l'écurie de louage. Aussitôt fait, vous revenez nous rejoindre. Et surtout, ne vous faites pas pincer !

Les deux hommes s'enfoncèrent dans la nuit. Il ne restait plus qu'à attendre. Une demi-heure s'écoula. Enfin, on aperçut, à l'extrémité opposée de la ville, une langue de feu qui montait vers le ciel. C'était la grange qui flambait.

Une cloche se mit à tinter. D'autres lui répondirent. Une pompe à incendie, traînée par quatre chevaux, se dirigeait déjà vers le lieu du sinistre. Cependant, d'autres foyers d'incendie s'allumaient autour de l'écurie. À la clarté des flammes, on voyait passer des silhouettes sombres qui se hâtaient le long des rues.

Shanks et Dunham reparurent.

— On ne vous a pas vus ? demanda Justin Smith.

— Nous avons filé avant que personne n'ait bougé.

Smith se tourna vers Mac-Iver d'un air interrogateur.

— Allons-y ! Mais faites avancer les chevaux au pas, et ne tirez que si vous ne pouvez faire autrement.

Ils se mirent en marche vers la remise sombre. Même si on était obligé de se servir des armes, songea Mac-Iver, ça ne tirerait pas tellement à conséquence, car le tintement des cloches et les cris des gens qui envahissaient les rues couvriraient le bruit des détonations. Il commençait à regretter que l'on eût allumé plusieurs foyers d'incendie. Le lieutenant commandant le détachement n'étant pas idiot, il risquait de comprendre rapidement ce qui s'était passé. Mais il était trop tard pour se laisser aller à de vains regrets. Quoi qu'il puisse advenir, il fallait reprendre l'or destiné à la Confédération, car l'occasion ne se représenterait pas.