CHAPITRE XII

 

Le lendemain, bien qu'il observât attentivement les environs, Mac-Iver n'aperçut aucun signe des Indiens qu'il avait entendus la nuit précédente. Peut-être avaient-ils rencontré le convoi tout à fait par hasard en rentrant de la chasse et se trouvaient-ils déjà loin. Mais il se pouvait aussi qu'ils fussent restés dans les parages pour essayer de tomber à l'improviste sur le premier voyageur qui aurait l'imprudence de s'éloigner du groupe. Une troisième possibilité se présenta à l'esprit de Mac-Iver : l'un d'eux avait pu retourner au village pour aller chercher du renfort. De toute manière, il n'y avait pas grand-chose à faire. On ne pouvait que se montrer vigilants.

Mac-Iver chevauchait en tête du convoi, et il avait abandonné l'ordre primitivement établi. Effinger se trouvait aujourd'hui à l'arrière-garde, et il ne cessait de se plaindre d'avoir toute la poussière pour lui. Busby, au contraire, venait immédiatement derrière le chef de convoi. De cette manière, les deux familles avaient moins de chances de se quereller.

Le soir, on campa dans une prairie de montagne où l'herbe était haute et drue, Effinger montant la garde à une extrémité, Busby à l'autre. Lorsque tout le monde fut en place, Mac-Iver se dirigea vers son chariot. Coulter avait déjà allumé du feu et était occupé à faire du café.

— Où est Abel ? s'informa le chef du convoi.

— Il est parti il y a un moment. Sans dire où il allait.

— À la chasse, peut-être ?

— Peut-être.

Coulter garda le silence pendant quelques instants, puis reprit :

— Depuis que nous avons entendu ces deux Indiens, hier soir, il n'est plus le même. Il n'a pas desserré les dents de toute la journée et, dès que nous avons fait halte, il a pris sa carabine et a filé à grandes enjambées.

— Hein ? À grandes enjambées ? Tu veux dire qu'il est parti à pied ?

— C'est bien ça. À pied.

Mac-Iver fronça les sourcils. Abel allait souvent chasser, le soir, mais il prenait toujours son cheval.

— Continue à préparer le souper. Je vais revenir.

Le chef du convoi alla seller un cheval frais et fit le tour du camp jusqu'à ce qu'il eût repéré la piste laissée par Abel, au milieu des hautes herbes. Le soleil avait disparu à l'horizon, mais le ciel se teintait encore de sa clarté orangée. Le jeune homme traversa le cours d'eau qui coulait à proximité et se mit à gravir une colline sur les traces d'Abel. Plus intrigué que jamais, il atteignit le haut de la crête pour redescendre de l'autre côté dans une petite vallée. Au même instant, il perçut une détonation, environ à un demi-mille de distance et légèrement sur sa droite. Avant que l'écho ne s'en fût éteint, deux autres coups de feu claquèrent.

Mac-Iver traversa la vallée et gravit la pente opposée. Parvenu dans un épais bosquet de pins, il s'arrêta soudain. La pâle clarté qui tombait encore du ciel éclairait vaguement une clairière. Une clairière au milieu de laquelle gisait le cadavre a demi nu d'un Indien sur lequel le couteau d'Abel avait fait son œuvre. Mac-Iver haïssait les Indiens, en raison de ce que les Comanches avaient fait chez lui, mais il n'aurait jamais été capable de traiter un être humain comme l'avait fait Abel. Il fit faire demi-tour à son cheval et regagna le camp.

Quand il y parvint, Abel était accroupi devant le feu, les yeux fixés sur les flammes dansantes. Sans un mot, Mac-Iver dessella son cheval et le ramena au corral avec les autres. Puis il revint vers le chariot. Il garda le silence pendant quelques instants.

— Tu les as eus tous les deux ? demanda-t-il ensuite.

— Un seul, répondit Abel sans se départir de son calme. Mais le second a tout de même du plomb dans l'aile.

— Ce qui signifie qu'il risque de revenir avec trente ou quarante de ses semblables.

— J'y compte bien. Et je me propose alors d'en descendre encore un bon nombre.

— J'imagine que tu as une bonne raison pour les haïr de cette façon.

Abel leva les yeux sur lui.

— Une très bonne raison, oui.

Mac-Iver ne répondit pas.

Au bout d'un moment, Abel reprit :

— Je suis arrivé dans l'Ouest en 59. Tout seul. Je m'imaginais que j'allais trouver de l'or et que je pourrais ensuite faire venir ma famille. Mais je n'ai pas trouvé d'or. Je suis donc allé en Californie où je me suis procuré un peu de terre. Puis j'ai écrit à ma femme de venir me rejoindre.

Abel fixait à nouveau les flammes.

— Elle devait venir en convoi, avec les enfants et en apportant toutes nos affaires. Je n'ai jamais vu arriver personne. J'ai attendu quatre mois, et je suis reparti vers l'est, à leur recherche. Il m'a fallu longtemps pour découvrir ce qui s'était passé, pour trouver les restes calcinés des chariots. Et quelques croix de bois. Quatre gosses et ma femme. Alors, tu comprends, ne viens pas me dire maintenant de ne pas haïr ces sauvages et de ne pas en tuer quand l'occasion se présente, parce que tu perdrais ton temps.

Mac-Iver considérait son compagnon en silence. Selon toute apparence, il n'avait plus qu'un seul but dans la vie : la vengeance. Il se souciait certainement fort peu de la cause sudiste. Il devait lui être parfaitement indifférent que les lingots d'or parviennent ou non à destination. Mais alors, pourquoi était-il venu ? La réponse à cette question traversa comme un éclair l'esprit de Mac-Iver. L'or servirait à payer des hommes et à acheter des armes ; autrement dit, à financer une expédition contre les Cheyennes.

Il fit demi-tour et sortit du cercle éclairé par le feu. S'il avait vu juste, il travaillait en ce moment pour le roi de Prusse et n'amènerait jamais son convoi à destination. Il serra les dents à cette pensée. Mais peut-être pourrait-il se servir d'Abel et de Coulter avec aussi peu de scrupules qu'eux-mêmes se servaient de lui. Il regagna pensivement son chariot.

*
*  *

Les jours passaient, monotones. Une semaine après la rencontre des deux Cheyennes, Mac-Iver repéra un Indien solitaire, immobile au sommet d'une crête, à environ trois quarts de mille de distance. D'autres membres du convoi l'aperçurent aussi et, après un instant d'hésitation, les chariots s'arrêtèrent. Mac-Iver gagna la tête de la colonne et fit signe à Effinger de poursuivre sa route. L'homme fouetta son attelage, et le chariot se remit en marche. Au même moment, l'Indien disparut.

Mac-Iver retint son cheval et laissa passer les chariots devant lui, l'un après l'autre.

— Ce salaud ! cria Coulter en arrivant à sa hauteur. Est-ce que, par hasard, il s'imaginerait nous faire peur ?

— Nous allons certainement en apercevoir d'autres pendant plusieurs jours. Et quand ils penseront nous avoir rendus assez nerveux, ils attaqueront. Seulement, ils viennent, sans le vouloir, de nous apprendre quelque chose d'important : ils ne sont pas assez nombreux. S'ils étaient en force, nous ne les aurions vus qu'au moment de l'attaque.

Deux jours de plus s'écoulèrent. Ainsi que Mac-Iver l'avait prédit, on apercevait de temps à autre un ou deux Indiens sur les crêtes voisines. Une fois, on en vit une douzaine qui défilaient nonchalamment, à moins d'un mille de distance. Mac-Iver fronça les sourcils d'un air ennuyé en se demandant s'il n'avait pas mal interprété leur attitude. Au lieu d'essayer d'agir sur les nerfs des voyageurs, peut-être cherchaient-ils, au contraire, à les bercer d'un faux sentiment de sécurité. En ce moment, il aurait accueilli avec joie l'apparition d'un détachement de cavalerie. Mais, sauf erreur de sa part, le lieu de cantonnement le plus proche était le fort Laramie. Et on en était loin.

Les Indiens passèrent à l'attaque une heure plus tard. Les chariots gravissaient alors une montée particulièrement abrupte, et le convoi s'était étiré sur un quart de mille environ. Les Indiens descendirent des collines des deux côtés à la fois. Mac-Iver, qui chevauchait tout près du chariot de Donna Cory, vers le milieu du convoi, sortit son revolver de son étui et tira deux coups de feu en l'air.

Le chariot de tête – celui d'Effinger – se mit à décrire un large cercle, aussitôt imité par le second – celui de Peebles. Busby, qui venait en troisième position, s'arrêta. Les derniers véhicules activèrent leur allure, ainsi qu'Abel qui, à l'arrière-garde, conduisait les mulets de réserve. L'ennemi n'était plus maintenant qu'à un quart de mille. Sans avoir le temps de se disposer en cercle, les chariots firent halte. Locke sauta à terre, la carabine à la main, en oubliant de serrer le frein de son véhicule. Les mulets, effrayés, se remirent en route. Mac-Iver éperonna son cheval, les rattrapa et parvint à saisir la bride du premier, obligeant l'attelage à s'arrêter. En jetant un coup d'œil en arrière, il constata que les Indiens entouraient les chariots. D'autre part, trois d'entre eux s'étaient détachés du groupe et venaient sur lui, couchés sur l'encolure de leurs bêtes.

Les voyageurs, réfugiés sous les véhicules ou à l'intérieur, avaient commencé à tirer sur l’assaillant. Mac-Iver hésita quelques secondes sur la conduite à tenir. S'il laissait le chariot de Locke à l'endroit où il se trouvait maintenant, les Indiens y mettraient immanquablement le feu. Et cela, il ne le voulait à aucun prix. Il abandonna donc son cheval, grimpa sur le siège et s'empara des guides. Le long fouet se mit à claquer au-dessus des mulets, déjà apeurés et qui foncèrent en avant. Mac-Iver leur fit décrire un cercle. Le chariot se mit à pencher et a osciller dangereusement. Le fouet claqua à nouveau. Le véhicule se redressa et s'engagea dans une gorge étroite. Mais les trois Indiens se rapprochaient. Deux d'entre eux étaient armés d'un arc, le troisième avait un revolver. Une flèche vint soudain se ficher dans la bâche, juste derrière la tête du conducteur. Une autre se planta dans la croupe d'un mulet. L'animal, affolé, se mit à ruer frénétiquement. Mais, entraîné par les autres, il dut continuer sa course.

Les Indiens s'étaient arrêtés derrière le chariot.

Mac-Iver passa les guides dans sa main gauche et se saisit de son revolver. Au moment où l'un des Cheyennes bandait son arc, il fit feu. La flèche passa au-dessus de sa tête. L'Indien laissa tomber son arme, se coucha sur l'encolure, fit demi-tour et s'enfuit au galop, cramponné à la crinière de sa monture. Mac-Iver tira sur les guides, ralentit l'attelage et serra le frein. Puis il sauta, avant même que le chariot ne fût complètement immobilisé, et se laissa rouler sur le sol.

Une femme se mit soudain à crier. Un cheval arrivait au galop en direction de Mac-Iver. Celui-ci aperçut l'Indien, une lance à la main, à moins d'une dizaine de yards. Il n'avait pas encore eu le temps de se relever, et il se laissa à nouveau rouler, à l'instant précis où l'Indien lançait son arme. La pointe de la lance vint s'enfoncer dans le sol à quelques pouces de lui, traversant sa chemise et le clouant au sol, impuissant et incapable de faire un mouvement.

Et tout à coup, aussi rapidement que l'Indien était apparu, il vit au-dessus de lui le visage de Donna Cory. La jeune femme saisit à deux mains la hampe de la lance et tira de toutes ses forces pour l'arracher. Mac-Iver se releva d'un bond, prit Donna par la main et l'entraîna en courant à l'abri des chariots.

Il aperçut Abel, à genoux sous un véhicule, le canon de sa carabine reposant sur un des rayons d'une roue arrière, et tirant sur les assaillants, ne s'arrêtant que pour recharger son arme. Son visage était sans expression, comme à l'ordinaire, mais ses yeux luisaient d'une lueur féroce.

Donna se laissa tomber derrière le chariot le plus proche, et il s'accroupit auprès d'elle. La poussière soulevée par les sabots des chevaux les entourait de toutes parts. Les enfants Effinger hurlaient de terreur, et Lucy – presque aussi terrifiée qu'eux – essayait vainement de les calmer.

Locke, sans arme, courait de droite et de gauche. Sally Bullock l'observait, un air de profond mépris empreint sur son visage. Effinger était debout entre deux chariots, les jambes écartées, la tête rejetée en arrière. Sa femme, accroupie à ses pieds, lui rechargeait sa carabine dès qu'elle était vide. Les Busby et les Peebles, sous leurs chariots respectifs, faisaient feu également, aussi vite qu'ils le pouvaient.

Mac-Iver reporta son attention sur les Cheyennes. Il se déplaça légèrement, de manière à pouvoir appuyer le canon de son revolver sur un rayon de roue, essayant de se rappeler combien de cartouches il lui restait. Deux, croyait-il. Posément, il visa et fit feu. Un cheval plia les genoux et plongea en avant, projetant son cavalier par-dessus son encolure. L'Indien se releva et fonça en brandissant un tomahawk. Mac-Iver visa une seconde fois et appuya sur la détente. L'homme s'arrêta net, comme s'il se fût soudain heurté à un mur. Il chercha à reprendre son équilibre, puis se plia en deux et s'écroula. Mac-Iver se mit à recharger son arme.