CHAPITRE VI

Le trajet le long du Sacramento ne fut marqué d'aucun fait saillant. Trois jours après la traversée du San Joaquin, le convoi obliqua vers l'est en direction des lointaines sierras.

Effinger gardait un silence boudeur et ne se montrait guère sociable qu'envers Wilcox. Par contre, il faisait preuve d'une aversion chargée de soupçon envers Busby et Peebles. Chaque soir, sa fille Lucy allait chercher de l'eau à la rivière et, chaque soir aussi, Mac-Iver apercevait John Busby qui prenait la direction de l'eau au même moment. Le Texan souriait intérieurement, se demandant ce que dirait le père Effinger s'il venait à apprendre ce qui se passait.

La route devenait de plus en plus difficile. On avançait lentement, à travers des collines boisées, et on ne couvrait guère plus de quinze milles par jour. Et puis, un matin, on atteignit le canyon de Bear River que l'on devait suivre jusqu'à la crête de la Sierra Nevada. La pente était encore plus abrupte, et le poids des chariots se faisait plus nettement sentir.

— Voilà bien la guimbarde la plus lourde que j'aie jamais conduite, ou alors ces mulets sont les plus sales carnes qui puissent exister, fit remarquer Wilcox.

— Vous transportez peut-être trop d'affaires personnelles, répondit Mac-Iver.

— Pas plus que lorsque nous sommes venus. Plutôt moins. Je n'y comprends rien.

Le Texan ne répondit pas et se laissa rejoindre par son propre chariot, que conduisait Abel. Ce dernier, très droit sur son siège, avait l'air aussi impassible qu'à l'ordinaire. Pourtant, il semblait en même temps plus vigilant, ses yeux allant sans cesse de la route qui s'étendait devant lui aux pics que l'on apercevait parfois entre les arbres. Coulter, de son côté, paraissait moins gêné par son bras, et son attitude aussi avait changé. Sa maussaderie et sa rancune semblaient avoir cédé la place à une arrogance nuancée de triomphe. Tandis que Mac-Iver donnait l'ordre de faire halte pour la nuit, il se disait que ces deux lascars devaient mijoter quelque chose.

À l'endroit qu'il avait choisi, le canyon était trop étroit pour que l'on pût, comme on le faisait d'habitude, disposer les chariots en cercle. Il fallut donc les aligner le long du cours d'eau. Pendant que les voyageurs dételaient leurs mulets, Mac-Iver s'éloigna un peu pour aller reconnaître la route du lendemain. Il se surprit à examiner le sol, sans trop savoir pourquoi. Il se disait que Coulter et Abel attendaient quelque chose. Ou quelqu'un. Il n'était nullement impossible que le convoi fût attaqué par des amis à eux. Pourtant, cela paraissait assez étrange si on tenait compte du poids considérable des lingots. Comment transporteraient-ils huit tonnes d'or ? Peut-être avaient-ils l'intention de cacher le butin quelque part. Mais cette solution semblait, elle aussi, difficilement envisageable, car il était pratiquement impossible de transporter un tel chargement jusqu'à une quelconque cachette sans laisser de traces visibles derrière soi. Tout en poursuivant ses réflexions, il retourna au camp. Les feux étaient maintenant allumés. Il remarqua que Sally Bullock regardait fixement Locke, assis un peu plus loin. Mac-Iver s'arrêta et baissa les yeux vers elle.

— On dirait que vous le connaissez, hein ?

— Je le connais, oui.

Elle leva la tête et changea aussitôt d'expression.

— C'est avec lui que je suis venue dans l'Ouest, expliqua-t-elle d'un ton amer. Il vous raconte une histoire merveilleuse et attirante. De riches mineurs attendent en Californie des filles qu'ils pourraient épouser. Mais quand vous arrivez, il n'y a pas de riches chercheurs d'or. Rien que des saloons. Ou pire.

La voix de la jeune femme était chargée d'amertume et de colère. Mac-Iver ne savait quoi répondre. Il porta la main à son chapeau et s'éloigna.

Coulter avait allumé du feu. Le café était prêt, et Abel était en train de faire griller des steaks de chevreuil. Mac-Iver s'assit et se mit à fixer rêveusement les flammes rougeâtres. Il percevait, un peu plus loin, le bruit que faisaient les mulets à l'intérieur de leur corral de corde. Avec quatre-vingts ou cent mulets de bât, on pourrait parfaitement transporter l'or jusqu'au Mexique en empruntant les sentiers de montagne.

Cette nuit-là, il ne dormit que d'un œil, s'éveillant au moindre bruit. Il vit enfin poindre l'aube, un peu surpris qu'il ne se fût rien passé. Durant toute la journée, ils poursuivirent leur route le long de l'étroite gorge, parfois obligés de déplacer des rochers pour pouvoir passer. À midi, il fit ajouter deux mulets de supplément à chaque attelage, car la montée était encore plus abrupte que la veille.

Vers le milieu de l'après-midi, ils atteignirent un endroit où le cours d'eau – qui n'était plus qu'un ruisseau – formait une cascade qui dégringolait à une centaine de pieds plus bas. La route quittait le fond du canyon et, en deux dos d'âne et un nombre égal de virages en épingle, arrivait au sommet de la cascade. Étant donné le danger que présentaient les chutes de pierres possibles, Mac-Iver décida que les chariots graviraient la pente un à un. Celui de Busby se trouvait être en tête. Il prit le premier tournant, les roues frôlant dangereusement le bord du précipice. Des fragments de roche se détachaient sous les pieds des mulets et traversaient l'étroit chemin pour dégringoler ensuite dans le lit du cours d'eau. Le chariot atteignit le second virage, au sommet d'un dos d'âne. Busby s'arrêta et serra le frein pour permettre aux bêtes de souffler un peu. John sauta à terre et cala les roues avec des pierres.

— Si nous arrivons à passer tous, ce sera un miracle, grommela Wilcox. Ces chariots sont beaucoup trop importants.

Busby desserra le frein et fouetta son attelage, son fils restant à terre, prêt à caler à nouveau les roues si c'était nécessaire. L'énorme véhicule reprit sa marche, semblant à tout moment sur le point de basculer dans le précipice. Il atteignit néanmoins le haut du dos d'âne et disparut de l'autre côté.

Le second chariot était celui de Locke. Le conducteur, mâchoires serrées, aborda la montée. Mac-Iver suivait à cheval et, toutes les fois que Locke s'arrêtait, il mettait vivement pied à terre pour caler les roues. Il avait l'impression que l'on ne parviendrait jamais au sommet. On y arriva, cependant, et Locke vint ranger son chariot derrière celui de Busby en poussant un soupir de soulagement. Il transpirait abondamment, et ses yeux trahissaient la peur qu'il venait d'éprouver.

— À deux reprises, j'ai bien cru que je n'y arriverais pas, dit-il. Et j'étais prêt à sauter.

— Busby ! appela Mac-Iver. Voulez-vous redescendre avec moi ? Vous prendrez le chariot de Mrs. Cory.

Il fit faire demi-tour à son cheval et s'engagea dans la descente, Busby le suivant à pied. Il n'avait pas encore atteint le premier dos d'âne qu'il entendit au-dessus de lui le claquement d'une carabine. La détonation se répercuta entre les parois de l'étroit canyon. Il fit virevolter son cheval et l'éperonna vigoureusement. L'animal faillit perdre pied, mais il se reprit aussitôt. Une seconde détonation retentit. Mac-Iver entendit la balle érafler le rocher, à quelques pas de lui, avant de se perdre dans l'espace en miaulant.

Il baissa la tête sur l'encolure et tira son revolver, tout en sachant qu'il n'était pas encore à portée. Il ne s'était pas attendu à être attaqué en plein jour. Mais, évidemment, quel meilleur endroit que celui-ci aurait-on pu trouver ? Il suffisait d'empêcher les derniers chariots de gravir la pente et de filer avec les deux premiers.

Une autre détonation. La balle vint s'écraser contre le rocher, à deux pieds à peine de la tête de Mac-Iver. Un éclat de pierre lui laboura la joue, et il sentit le sang couler le long de son cou. Ayant atteint le sommet, il abandonna son cheval et se laissa rouler au milieu de la pierraille, à la recherche d'un abri. Une autre balle siffla, lui projetant au visage de la terre et d'autres fragments de roches qui l'aveuglèrent presque.

— Locke ! John ! hurla-t-il. Ça va ?

Il n'obtint pas de réponse. Il se frotta les yeux, se releva d'un bond et se précipita vers je rocher derrière lequel s'abritait le tireur. La carabine aboya une fois de plus. Et il aperçut l'homme, le chapeau rabattu sur le front, le bas du visage entouré d'un foulard. Il fit feu immédiatement. Le bandit, frappé en pleine poitrine, tomba à la renverse. Mac-Iver se retourna. Locke était toujours sur le siège de son chariot, les mains levées au-dessus de sa tête, mais il n'aperçut John Busby nulle part. À mi-chemin entre les deux chariots, se tenaient trois cavaliers masqués, revolver au poing. Un peu plus loin, attendaient une douzaine de mulets de bât. En zigzaguant, Mac-Iver parvint à mettre le chariot de Locke entre les trois bandits et lui. Puis il entendit l'un d'eux crier :

— Ce salaud a descendu Ross.

Il se glissa sous le chariot et tira à bout portant sur le plus rapproché des trois cavaliers. L'homme laissa tomber son revolver. Le coup partit lorsque l'arme heurta le sol. Et soudain, derrière eux, une carabine rugit à travers une ouverture de la bâche du chariot de Busby. Le cheval du cavalier qui se trouvait au centre fléchit sur ses jambes et s'abattit. L'homme se laissa glisser au sol et parvint à se dégager. Levant aussitôt la main, il fit feu à deux reprises en direction du chariot. Puis, se retournant, il braqua son arme sur Locke.

— Non ! s'écria celui-ci d'un air affolé. Ce n'est pas moi !

Mac-Iver appuya une fois de plus sur la détente de son revolver. L'homme dont le cheval avait été abattu pivota sur lui-même, atteint à l'épaule.

— Au diable ! cria un des deux cavaliers. Venez !…

Les deux chevaux firent demi-tour et se dirigèrent, à travers les rochers, vers les mulets stationnés un peu plus loin. Le troisième bandit suivit en courant. Mac-Iver aurait pu le tuer aisément, mais il n'en fit rien. Le blessé saisit les rênes du cheval de son camarade mort et se hissa en selle non sans difficulté. Les trois chevaux disparurent au galop. Mac-Iver sortit de dessous le chariot. Le visage apeuré du jeune Busby apparut à l'arrière du chariot de son père.

— Blessé ? lui demanda le Texan.

Le jeune homme secoua la tête. Mac-Iver se tourna alors vers Locke.

— Et vous ?

Locke essaya de parler, mais il ne sortit de sa bouche que quelques sons inintelligibles. Mac-Iver se dirigea vers l'endroit où gisait le bandit qu'il avait abattu et ôta le foulard qui lui masquait le bas du visage. C'était Rossiter, l'homme qui était chez Brody en compagnie de Coulter et d'Abel le soir où il était arrivé.

Le Texan remit son revolver dans son étui, se pencha et, saisissant Rossiter par les épaules, il le traîna sur une vingtaine de pieds pour le dissimuler au milieu des rochers.

— Inutile d'ameuter tout le monde, dit-il en se retournant.

Jusqu'à présent, le jeune Busby et Locke n'avaient pas demandé ce que voulaient les bandits. Mais la question serait posée tôt ou tard. C'était là une certitude.

Les mulets de bât abandonnés par les bandits commençaient à s'énerver, affolés par les coups de feu et l'odeur du sang.

— Assurez-vous que vos freins sont bien serrés, dit Mac-Iver, et venez me donner un coup de main. Ces bêtes peuvent nous être utiles.

Le visage de Locke n'avait pas encore repris sa teinte normale, et la démarche du jeune Busby manquait quelque peu d'assurance.

— J'ai eu la frousse, c'est vrai, avoua le gosse avec un pâle sourire.

— On ne peut pas te blâmer, répondit le Texan. Tu as fait ce qu'il fallait au bon moment, et c'est ça qui compte.

Les mulets furent attachés en file, le licou de l'un fixé à la queue du précédent. Puis Mac-Iver prit le premier par la bride et les conduisit dans un bosquet, près de la rivière. Là, aidé de Locke et du jeune Busby, il leur ôta les bâts.

— Inutile de nous encombrer, déclara-t-il, ces trucs-là ne nous serviraient à rien.

— Que… voulaient ces hommes ? demanda le garçon d'une voix hésitante.

Le chef de convoi répondit sans lever les yeux.

— Ce devaient être des convoyeurs à court d'argent et, quand ils nous ont aperçus, ils ont eu l'idée de nous dévaliser.

Le jeune Busby parut accepter cette explication, mais Mac-Iver doutait fort que les autres membres du convoi fussent aussi faciles à leurrer.

— John, dit-il, va maintenant aider ton père à amener le chariot suivant. Il vaut peut-être mieux que je reste ici.

Busby s'éloigna et s'engagea dans la descente, tandis que Mac-Iver rechargeait son revolver. Il était peu probable que les amis de Rossiter fissent une autre tentative dans l'immédiat. Néanmoins, il valait mieux être prêt à toute éventualité.