CHAPITRE IX

Quade et Kate étaient en train de préparer le fourgon pour le départ, attelant les chevaux, fixant tout ce qui était susceptible de bouger, amarrant les barils d'eau. Ils achevèrent de manger, éteignirent le feu et se mirent en selle.

Chavez prit la tête, car c'était à lui que revenait le soin de choisir la route et de trouver de l'eau. Tilton se tenait au flanc droit et Owen à gauche. Matt était chargé de fermer la marche, travail peu agréable sans doute mais qui était dans ses possibilités.

Le chariot, conduit par Quade, roulait lentement sur le flanc droit, et Smith s'occupait des chevaux sur le flanc gauche, à un demi-mille plus loin. Chemin faisant, le découragement de Scobey cessa momentanément. Il éprouvait une certaine satisfaction à voir cet immense troupeau s'en aller lentement vers le nord. Tilton et lui en longeaient rapidement les flancs, en avant puis en arrière, activant les traînards, criant jusqu'à en être enroués.

À midi, ils avaient couvert environ cinq milles. Scobey avait crevé trois chevaux et Tilton deux. Mais les bêtes poursuivaient sans difficulté leur route vers le nord. Le plus dur était fait.

Scobey arrêta un instant son cheval au sommet d'une petite hauteur pour regarder le troupeau en marche qui s'étendait sur un peu plus d'un mille, soulevant un nuage de poussière. En arrière, il aperçut le chariot qui roulait lentement, obligé souvent de faire des détours pour éviter des arroyos, des amas de broussailles ou des rochers. Parfois il disparaissait complètement à sa vue pour reparaître soudain un peu plus loin.

Il éperonna sa monture et reprit sa route. Au coucher du soleil, ils firent halte après avoir parcouru douze ou treize milles.

C'est ainsi que les jours s'écoulaient, avec une régularité monotone. On parcourait en moyenne douze milles par jour. Les hommes travaillaient, dormaient, grognaient les uns contre les autres, semblables à des animaux sauvages qui se disputent la nourriture. De tous, c'était Chavez qui paraissait être le plus résistant. Chaque jour il traçait la route, et pendant la nuit il prenait son tour de garde comme les autres. Il mangeait quand il le pouvait, dormait parfois, et cependant il trouvait encore le moyen de passer du temps on reconnaissance. Owen le regardait souvent s'éloigner dans la nuit après la relève, et c'était toujours à l'opposé du camp qu'il s'en allait. Comment pouvait-on tracer une piste dans l'obscurité ? Owen ne parvenait pas à le comprendre. Et pourtant, toutes les fois qu'il demandait à Chavez où il se rendait, la réponse était toujours la même :

— En reconnaissance. Tracer la route de demain.

À mesure qu'on se dirigeait vers le nord, on se rendait compte que les Comanches étaient revenus. On apercevait parfois des pas de chevaux – jamais plus de deux ou trois par groupe – un camp avec des traces de feu.

Le neuvième jour, alerté par des vautours qui tournoyaient dans le ciel, Owen découvrit quelque chose qui le fit tressaillir d'horreur. C'était un homme, ou du moins ce qui en restait. Nu et horriblement mutilé, il était étendu sur la plaine tandis que les busards, qui venaient de s'en éloigner à l'approche de Scobey, continuaient à tournoyer sinistrement à quelque quinze pieds au-dessus.

Owen se rendit compte tout de suite que si des Comanches, attirés par la vue des busards, venaient errer dans les parages après le passage des troupeaux, ils penseraient inévitablement que l'homme avait été torturé et tué par Scobey et ses compagnons. Il mit son cheval au galop et se dirigea vers le fourgon.

— Quade, dit-il quand il l'eut atteint, sautez sur votre cheval et suivez-moi. Apportez une pelle.

Quade arrêta le chariot et se mit à chercher une pelle. Quand il l'eut trouvée, il prit son cheval attaché à l'arrière et se mit en selle. Kate regarda Owen.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ?

— Un Indien mort. Je ne veux pas le laisser ainsi sans sépulture derrière notre passage.

Il fixait la jeune fille d'un œil avide. Son visage était plus maigre qu'un mois auparavant, et elle avait perdu un peu de poids, mais cela la rendait encore plus attrayante. Ses yeux paraissaient plus grands, sa bouche plus suave. Elle avait l'air plus petite et plus fragile. Il la contempla jusqu'à ce que le rose montât à son visage, et il sentit, une fois de plus, l'agitation sourde du désir, une douleur quelque part dans la poitrine, une folle envie de la toucher, de la prendre dans ses bras, de la tenir pressée contre lui, tout cela accompagné du souci croissant de la sentir en sécurité. Si jamais il venait à lui arriver quelque chose à lui…

— Vous pouvez conduire le fourgon pendant un moment ? demanda-t-il.

— Bien sûr.

— Nous serons bientôt de retour.

Il partit, contourna le troupeau, suivi de Quade. Les vautours, qui s'étaient à nouveau posés, s'envolèrent avec un grand bruit d'ailes en poussant des cris sauvages. Owen sauta à terre. Quade en fit autant et resta quelques instants les yeux fixés sur le cadavre.

— Vous avez une idée ? demanda Scobey.

Quade hocha la tête.

— Il a pu être pourchassé par une autre tribu ennemie des Comanches, dit-il. Mais ça ne me paraît pas vraisemblable. Ils l'auraient tué et scalpé, ils lui auraient pris son fusil et son cheval s'il en avait un, mais ils ne l'auraient sûrement pas torturé ainsi.

Les yeux d'Owen se tournèrent involontairement vers le nord, vers l'endroit où se trouvait Chavez. La nuit dernière, il était venu par-là pour reconnaître la route… Il haussa les épaules. Quade s'était déjà mis à creuser. Scobey le regarda faire un instant, puis lui prit la pelle et termina le travail. Après quoi, ils soulevèrent le corps et le déposèrent dans la tombe. Owen fit une grimace de dégoût, ramassa sur le sol les vêtements et les armes de l'Indien et les laissa tomber dans la fosse que Quade se mit aussitôt à combler.

— Maintenant, dit Owen quand il eut terminé, aidez-moi à aller chercher quelques bêtes.

Ils remontèrent à cheval et se dirigèrent vers l'arrière du troupeau. Ils en détachèrent habilement vingt ou trente bêtes qu'ils conduisirent en direction de la tombe de l'Indien. L'odeur qui se dégageait de l'endroit les effrayait, et ils durent les pousser de force pour qu'elles ne s'écartent pas. Owen tira ensuite son revolver de son étui et, au moment où elles passaient sur la fosse, il choisit une des plus maigres et des plus petites. Il tira. Le bœuf s'écroula pour ne plus bouger. Scobey aida Quade à ramener les autres bêtes vers le gros du troupeau.

— Vous croyez que c'est Chavez ? demanda-t-il.

Quade haussa les épaules.

— Possible. Il éprouve pour eux une haine farouche. On ne peut guère le blâmer, d'ailleurs. Sa mère les haïssait et le haïssait lui-même parce qu'il était issu des Comanches. Il s'est enfui de chez lui à l'âge de onze ans.

— C'est lui qui vous l'a raconté, demanda Owen sur un ton de surprise.

— Grands dieux, non ! Il n'a jamais rien raconté à personne. C'est un nommé Odster qui le connaissait bien et qui m'a dit ça, il y a une dizaine d'années.

— Il y a longtemps que vous le connaissez ?

— Oui.

— Et vous l'avez déjà vu tuer des Comanches de cette façon ?

Quade poussa un grognement.

— Je crois qu'il a déjà tué et scalpé des Indiens.

— Vous en savez plus que ça sur lui, hein ?

Quade ne répondit pas.

— Vous vous rendez compte, je pense, reprit Owen, qu'il compromet notre sécurité et risque notre vie à tous. Il va nous mettre les Comanches sur le dos avant peu. Nous avons camouflé celui-ci ; mais les autres qu'il a pu tuer et que nous n'avons pas trouvés ?

— Il se pourrait que l'un d'eux lui fasse son affaire, quelque jour.

Owen continuait à fixer Quade. Puis il tourna ses regards vers l'endroit où ils avaient enterré l'Indien et où il avait abattu le bœuf. Les vautours décrivaient des cercles dans les airs. Quelques-uns s'étaient déjà posés et s'attaquaient à l'animal. Au cas où les Comanches viendraient en reconnaissance, le bœuf mort expliquerait la présence des oiseaux de proie, et les bêtes qu'ils avaient fait passer sur la tombe en avaient effacé les traces. Mais son inquiétude ne le quittait pas pour autant.

Il poursuivit sa route et rejoignit Matt avec qui il bavarda pendant un moment. La fatigue du petit garçon lui causait du souci. Il remarqua combien il avait maigri au cours des dernières semaines. Il n'avait pas le droit de le faire travailler ainsi. Il aurait dû envoyer Tilton au diable et refuser d'entreprendre ce voyage. De toute façon, il allait perdre l'affection de Matt avant la fin. Il en avait le pressentiment, et cela lui donnait froid dans le dos.

Maintenant, il lui fallait rejoindre Chavez et l'interroger au sujet du guerrier indien torturé ; mais, connaissant l'homme, il était persuadé qu'il resterait bouche cousue ou se contenterait de nier. Il remonta le flanc du troupeau et finit par se trouver à côté de Chavez. Ce dernier le regarda d'un air revêche et le salua d'un signe de tête à peine ébauché. C'était un petit homme trapu, aux jambes courtes et légèrement arquées. Owen songea que s'il laissait pousser ses cheveux on ne pourrait le distinguer d'un Comanche. Son ascendance mexicaine n'apparaissait pas du tout.

— J'ai trouvé un Indien mort, par là-bas, dit Scobey.

Chavez ne changea pas d'expression, et il ne regarda même pas son interlocuteur.

— C'est vous qui l'avez tué, n'est-ce pas ? Vous êtes allé de ce côté-là, la nuit dernière.

Celte fois, l'homme se tourna vers lui avec un air de surprise et d'innocence blessée. Et cette attitude, plus que toute autre chose, persuada Owen qu'il ne s'était pas trompé.

— Est-ce pour cela que vous êtes venu avec nous ? Pour essayer de trouver des Comanches à tuer ?

Chavez haussa les épaules.

— De quoi parlez-vous donc ? dit-il.

Scobey sentait qu'il devrait se débarrasser de cet homme sur-le-champ, lui donner l'ordre d'aller se faire pendre ailleurs et, s'il refusait, le tuer comme un serpent. Mais il savait qu'il ne le ferait pas. Il manquait de bras, et congédier un seul de ses hommes risquait de l'empêcher d'atteindre le Kansas.

Sur un ton de colère, il reprit :

— Par Dieu, vous voulez que cette sale tribu vienne nous scalper ?

Chavez ne parut pas avoir entendu. Écœuré, Owen fit demi-tour.