CHAPITRE XVII

Toute la matinée se passa à rassembler les bêtes éparpillées dans la plaine. Les chevaux étaient disséminés eux aussi, mais ils n'étaient pas allés aussi loin. Enfin, au début de l'après-midi, on faisait à nouveau route vers le nord.

La tension entre les hommes, qui s'était un peu apaisée la veille en présence du danger, se faisait sentir à nouveau. Tilton ne cessait de porter ses regards sur Owen, et bien qu'il fût difficile à une certaine distance d'en déchiffrer l'expression, Scobey savait qu'il était rongé par la haine et la colère. Il se demandait s'il avait jamais été corrigé à coups de poing auparavant. Il préférait se servir de son revolver avec lequel il était imbattable. Mais être mis hors de combat de cette façon, surtout en présence de Matt qu'il voulait impressionner…

Le soir, au camp, Quade continua à lui lancer des attaques sournoises, sans toutefois dépasser la limite au-delà de laquelle Tilton aurait perdu le contrôle de lui-même. Quant à Smith, reposé par la halte des jours précédents, il observait Kate avec une attention plus soutenue que jamais. Mais peut-être cela provenait-il moins de lui que du changement qui s'était opéré chez la jeune fille. Car il y avait un changement visible, son visage était plus reposé, plus doux aussi ; ses lèvres souriaient toutes les fois que Scobey se trouvait dans les parages, et elle ne craignait jamais de quitter un instant son travail pour lui rendre de menus services.

Owen observait tout son monde : Tilton quand il était avec Matt, et Smith toutes les fois qu'il se trouvait dans le camp. Il étudiait également Quade quand il s'attaquait à son ennemi, prêt à intervenir si par hasard il allait trop loin.

Kate conduisait maintenant le fourgon toute seule, Quade ayant pris la place de Chavez en tête du troupeau.

Les jours passaient. On traversa le Cimarron, puis on obliqua vers le nord-est en direction d'Abilene. Trois jours plus tard on tomba sur une piste de bestiaux toute fraîche. Et le lendemain matin, Tilton n'était plus là.

Furieux, soupçonnant la raison de cette disparition, Owen plaça Matt sur le flanc droit, et lui-même assura la garde du flanc gauche et de l'arrière. Le premier jour, il changea dix fois de cheval. Et il en fut de même les deux jours suivants. L'épuisement qu'il pensait avoir surmonté se faisait à nouveau sentir.

— Où pensez-vous que Mr Tilton soit allé ? lui demandait sans cesse Matt. Vous croyez qu'il a pu lui arriver quelque chose ? Vous croyez qu'il reviendra ?

Et Owen répondait en essayant de faire preuve de patience.

— Mais oui, Matt, il reviendra, c'est certain.

Et en lui-même il pensait : « Il reviendra quand il aura arrangé son coup. » Aussi ne fut-il nullement surpris lorsque, le matin du quatrième jour, il le vit apparaître dans le lointain. L'homme évita Matt qui était sur le flanc droit et tout proche de lui. Il contourna le troupeau et s'avança vers Scobey. Il y avait toujours de la haine dans son regard, mais elle était à demi masquée par un air de triomphe qu'il ne pouvait cacher.

— Je suppose, dit Owen, que vous avez combiné votre affaire.

— Exact, dit Tilton.

Et ses yeux luisaient de contentement.

— Très bien. Ne tournez pas autour du pot, accouchez !

— Demain nous continuerons sur cette piste, puis nous obliquerons vers l'est.

— Comment allez-vous expliquer cela à Quade et à Smith ?

— Ça, c'est votre affaire.

— Que se passera-t-il quand nous aurons viré vers l'est ?

— Inutile de vous tracasser. Vous le verrez bien au moment voulu.

— Et Miss Pryor ? Que retire-t-elle de tout ça ?

Tilton lui lança un sourire déplaisant.

— Cela dépendra de votre façon d'agir, Scobey. Selon que vous tenterez quelque chose ou pas… Elle aura peut-être dix pour cent. Peut-être pas un radis.

Owen fronça les sourcils et dit calmement :

— J'en ai assez comme ça. Ne m'énervez pas davantage.

— Pourquoi, Scobey ? Que ferez-vous ? Vous direz la vérité au gosse ? Certainement pas. Vous savez fort bien que quand il saura, il vous tournera le dos pour se ranger à mes côtés. Je l'emmènerai avec moi, d'ailleurs. Oh ! non pas que je tienne particulièrement à cette saleté de garnement, mais je sais ce que je peux faire de lui, un jeune bandit, Scobey. Un jeune bandit qui sera pendu avant d'avoir atteint vingt-cinq ans.

Owen serra les poings sur le pommeau de sa selle. Brusquement, il fit demi-tour et se dirigea vers l'arrière du troupeau où il passa une bonne demi-heure à galoper pour rassembler quelques retardataires et leur faire rejoindre les autres.

Son visage était dur et tendu. On lui demandait de trahir non seulement Kate et Matt, mais aussi Quade et Smith. Tilton faisait preuve d'une immense avidité, il voulait tout. Et céder à ses menaces ce serait plus qu'une trahison, en se dirigeant vers l'est, en plaçant les autres à la merci d'une bande de voleurs avec qui Tilton avait dû s'entendre, il exposait leur vie. Pour ces bandits, une vie ce n'était rien, la guerre les avait entraînés au meurtre, et assassiner une femme, un enfant et quelques cow-boys ne les gênerait pas le moins du monde.

Tilton contourna le troupeau pour aller remplacer Matt. Il lui parla pendant quelques minutes, et l'enfant se retourna à plusieurs reprises pour regarder Owen. Enfin il s'éloigna comme à regret pour reprendre sa place habituelle à l'arrière.

Scobey le vit s'occuper des bêtes aussi activement que n'importe quel homme. Il imaginait l'expression de son visage quand Tilton lui dirait la vérité, quand il lui dirait que le shérif qu'il lui avait appris à mépriser c'était lui, Owen. Il éprouvait une douleur atroce en songeant à ce que serait sa vie sans cet enfant, en songeant aussi a ce que Tilton pourrait faire de ce jeune homme plein d'amertume et de rancœur. Il lui enseignerait à se servir d'un revolver, à mépriser la loi et la vie humaine ; il lui enseignerait la méfiance et la cupidité ; il le mettrait sur une voie qui ne pourrait le conduire qu'au gibet.

Est-ce qu'un troupeau de bestiaux valait tout cela ? Il allait épouser Kate, lui donner un foyer, lui offrir amour et protection sur cette terre qu'elle chérissait et où elle souhaitait demeurer. Le but que poursuivait la jeune fille serait donc atteint, même si elle perdait le troupeau ? Ils pourraient tous trois rentrer chez eux, et dans un an ils auraient rassemblé un autre troupeau qu'ils conduiraient au Kansas.

Pourtant, ces arguments ne le satisfaisaient pas ; il sentait qu'il se trompait. Abandonner les bêtes à Tilton serait une trahison qui n'aboutirait à rien en fin de compte. L'homme, voyant que ce premier chantage réussissait si facilement, ne s'en tiendrait pas là. Il poursuivrait Owen aussi longtemps que celui-ci posséderait quelque chose, et l'année suivante on le verrait encore surgir pour tenter de recommencer son coup.

« D'ici là, songea Owen, j'aurai le temps d'apprendre la vérité à Matt. » Mais l'argument était faible, car il devrait s'expliquer sur deux points : la mort du père du jeune garçon et sa trahison envers Kate et les autres. Toute la journée il la passa à galoper sur le flanc du troupeau, cherchant un dérivatif dans ce travail éreintant.

Le soir, au camp, il était préoccupé et maussade. Tilton l'observait avec dans le regard une haine nuancée de moquerie. Matt paraissait intrigué par l'inexplicable absence de Tilton et par le souci visible de Scobey. Quade, de son côté, ne désarmait pas. Tout en mangeant, il fixait Tilton assis de l'autre côté du feu.

— Est-ce que vous avez encore tué quelqu'un pendant votre absence ? demanda-t-il.

Et comme l'autre lui lançait un regard haineux, il ajouta sur un ton d'excuse :

— Il n'y a pas de quoi se fâcher ; je ne fais que tenir le compte de vos exploits.

À mesure que l'on approchait de la fin du voyage, les attaques de Quade se faisaient plus mordantes. Owen se prit à songer qu'il pourrait peut-être sortir quelque chose de ces algarades. Si Quade allait un peu trop loin, Tilton finirait par réagir, et alors…

Mais cette pensée lui était intolérable. Tout en excusant une telle conduite, tout en se disant qu'elle pourrait se justifier, il comprenait que ce serait tout de même un meurtre. Il n'avait vraiment que deux possibilités : ou bien diriger le troupeau vers l'est comme l'exigeait Tilton, ou bien susciter une querelle et se mesurer avec lui, ce qui ne servirait peut-être à rien car il risquait d'y laisser la vie. Auquel cas, Tilton aurait quand même le troupeau, tandis que Kate et Matt se trouveraient abandonnés sans ressources à Abilene. En effet, Scobey se rendait compte qu'il ne pouvait prétendre égaler Tilton dans le maniement du revolver.

Tilton fixa Quade d'un air menaçant.

— Qu'est-ce que diable vous cherchez, vieux fou ? Qu'est-ce que je vous ai fait ? Je ne vous avais jamais vu de ma vie avant de rejoindre les troupes de Richards.

— C'est que je ne suis pas aussi célèbre que vous.

— C'est possible. Seulement vous serez bientôt mort si vous ne la fermez pas. Je n'ai jamais tiré sur un homme dans le dos, je n'ai jamais tiré sur un homme désarmé. Mais je ne dis pas que je ne serais pas capable de le faire !

— Où étiez-vous pendant la guerre, Mr Tilton ? insista Quade. C'est une période de votre vie que je ne connais pas parfaitement.

Tilton ouvrit la bouche pour répliquer, la referma brusquement, puis enfin éclata :

— Le diable vous emporte ! Si vous en savez tellement…

— Eh bien, j'en sais un peu. Vous étiez de notre côté, si toutefois on peut ranger ça dans le camp des Sudistes.

Tilton fronça les sourcils et baissa les yeux vers le feu.

— On appelait ces bandes « Les écumeurs de la prairie », poursuivit Quade d'un air rêveur. C'était bien tout ce qu'il vous fallait, car on se faisait de l'argent chez eux en incendiant et en pillant les villes !

Tilton se leva d'un bond.

— Espèce de vieux salaud ! hurla-t-il.

— Je ne voulais pas vous offenser, cher Monsieur.

— Nom de D… !

— Tilton ! dit vivement Scobey.

L'homme se calma instantanément, abandonnant son altercation avec Quade pour reporter sa pensée vers le bénéfice plus tangible que lui rapporterait le vol du troupeau.

— Et vous, continua Owen en s'adressant à Quade, laissez tomber ! Je ne sais pas ce que vous avez en tête, et je m'en fous. Mais arrêtez les frais jusqu'à notre arrivée à Abilene.

L'arrivée à Abilene ! Quelle ironie, puisque ce n'était pas là qu'ils allaient se rendre !

Il s'éloigna à grands pas. Kate, qui se tenait debout près du chariot, l'appela au passage :

— Owen…

Mais il se contenta de froncer les sourcils sans répondre. Matt, les yeux pleins d'inquiétude, le regarda contourner le feu et s'enfoncer dans la plaine sombre, en proie à un combat intérieur dans lequel personne ne pouvait l'aider.

Il parcourut plus d'un mille avant de revenir plus lentement sur ses pas. En vérité, il n'y avait qu'une seule solution. Il n'y en avait jamais eu qu'une. Mais jusqu'au dernier moment il lui fallait tenir sa décision secrète.