CHAPITRE XIV
Owen dormit toute la nuit d'un sommeil de plomb, sans même se rendre compte que Kate et Matt étaient allés prendre la relève de Smith et de Quade.
Mais son sommeil fut peuplé de cauchemars, des sauvages hurlants se lançaient à l'attaque ; il se battait au pistolet contre Tilton dans une petite rue de ville-frontière ; puis il surprenait Smith en train de s'en prendre à Kate, il intervenait et le séparait violemment de la jeune fille, mais pour s'apercevoir en fin de compte qu'elle était morte.
Il s'éveilla tout en sueur en murmurant des paroles inintelligibles. Quand il ouvrit les yeux, le soleil l'éblouit. Il se dressa sur son séant et regarda autour de lui. Smith et Quade étaient déjà partis, Tilton et Chavez dormaient encore, ce dernier aussi silencieux qu'un animal, l'autre ronflant bruyamment. Matt dormait aussi, mais Kate était réveillée et, assise près du feu, elle le fixait de ses beaux yeux graves.
— Bonjour, dit-il. Il me semble que j'ai dormi bien tard.
— Vous en aviez besoin.
D'après la position du soleil, il jugea qu'il n'était pas loin de dix heures. Il devait être épuisé car il ne lui était pas arrivé depuis des années de dormir aussi longtemps.
— Vous voulez du café ?
— Non, merci. Pas tout de suite. Je vais d'abord me laver.
Il s'en alla d'un pas mal assuré jusqu'au fourgon et fouilla dans son sac jusqu'à ce qu'il eût trouvé son rasoir, du savon et des vêtements de rechange. Il se rendit ensuite au ruisseau, se déshabilla et se mit à faire sa toilette. L'eau, qui lui arrivait à mi-cuisses, acheva de le réveiller, et il se rasa aussi bien qu'il le pût sans glace. Après quoi, il savonna et rinça ses vêtements sales qu'il mit à sécher sur une branche. Quand il eut fini, il se rhabilla, boucla sa ceinture et s'en retourna au camp.
La bagarre de la nuit précédente lui avait laissé la lèvre fendue. Il sentait son œil tuméfié et songea qu'il devait être tout noir.
Owen s'approcha du feu et se versa une tasse de café. Il avala d'un trait le breuvage brûlant et, prenant ensuite l'assiette de fer-blanc que lui tendait Kate, il se mit à manger en silence.
— Où pensez-vous que nous soyons ? demanda la jeune fille au bout d'un moment. Et quelle distance nous reste-t-il à parcourir ?
— Nous devons être à peu près à moitié chemin ; peut-être plus. Autant que je puisse en juger, nous sommes encore dans le Texas, mais nous devrions bientôt franchir la frontière du Kansas.
— Maintenant, je souhaiterais ne jamais avoir entrepris ce voyage. J'ai peur…
— Nous sommes là, et nous ne pouvons pas revenir en arrière. Il nous faut aller jusqu'au bout, et nous y irons.
Pour la première fois depuis plusieurs jours il se sentait repris par la confiance.
— Combien de temps allons-nous rester ici ?
— Nous repartirons demain matin.
Tout à coup, il entendit la voix effrayée de Matt qui l'appelait.
— Owen !…
Il chercha l'enfant des yeux. Matt regardait en direction d'une falaise rocheuse. Tout là-haut, se profilant sur le ciel matinal, il aperçut la silhouette d'un Indien à cheval qui observait la plaine. Un autre le rejoignit, puis un troisième. Ils restèrent un long moment sans bouger, puis firent faire demi-tour à leurs montures et disparurent lentement.
— Qu'est-ce que cela signifie ? demanda Kate.
— Rien, je pense. Il y a des petits groupes qui circulent dans les environs. Jusqu'à présent, nous n'avions vu que leurs traces sans les apercevoir eux-mêmes, c'est tout.
— Mais pourquoi se montrent-ils ?
Owen s'efforça de ne pas paraître alarmé.
— Ont-ils seulement l'intention de se montrer ? Qui peut dire comment fonctionne le cerveau d'un Indien ? Attendez qu'il y en ait vingt, il sera alors assez tôt pour s'inquiéter.
Il se leva, sauta en selle et s'éloigna. Quand il eut atteint la troupe des chevaux, il en captura un au lasso pour remplacer celui qu'il montait. Puis il se mit à gravir la pente rocheuse qui conduisait au sommet de la falaise, prenant toutes les précautions possibles, observant aussi bien le terrain que les environs. Lorsqu'il eut atteint le point culminant, il constata qu'il y avait les empreintes de huit chevaux, alors qu'ils n'avaient vu que trois hommes.
Soucieux, il reprit le chemin du camp. En dépit de ce qu'il avait dit à Kate, il n'était pas autrement rassuré par la soudaine apparition de ces trois guerriers, car il savait qu'ils ne prendraient pas la peine de les suivre s'ils ne voulaient quelque chose de précis. Étaient-ils à la poursuite de Chavez ? Cette hypothèse lui paraissait être la plus vraisemblable. Mais ils ne devaient pas encore être prêts à attaquer. Owen changea de direction et, lentement, il descendit le cours d'eau jusqu'à l'endroit où se trouvait le troupeau. Quade était à cheval, tirant paisiblement sur sa pipe.
— Vous les avez vus ? demanda Owen en faisant un geste en direction de la falaise.
— Oui.
— Ils étaient huit. Vous qui connaissez bien les Comanches, qu'en pensez-vous ?
Quade tira sur sa pipe en silence pendant quelques instants.
— Il se peut qu'ils veuillent des chevaux. Ou des scalps.
— Mais vous ne le croyez pas ?
— Non. Ils ne se seraient pas montrés.
— Chavez ?
— À mon avis, c'est probable.
— Mais alors, que diable attendent-ils ?
— Peut-être des renforts. Les Indiens aiment bien avoir toutes les chances de leur côté. Ils ne tiennent pas plus que les Blancs à se faire tuer. Peut-être aussi que les oracles ne leur sont pas favorables.
Mais il n'avait pas l'air convaincu.
— Je vais envoyer Chavez vous remplacer, reprit Owen. Si vous pouvez en tirer quelque chose, vous me le direz.
Scobey était maintenant certain qu'ils allaient avoir à soutenir sans tarder une attaque des Indiens. S'ils se dispersaient pour la conduite des bestiaux, ils auraient peu de chances de s'en tirer, car les Comanches pourraient facilement s'emparer d'eux l'un après l'autre.
Quand il arriva au camp, Chavez était en train de manger.
— Dès que vous aurez fini, lui dit-il, vous irez relever Quade.
À cet instant, Tilton revenait du ruisseau, lavé et rasé, mais portant les mêmes vêtements.
— Allez prendre la place de Smith, ordonna Scobey, et ouvrez l'œil. Il y a un groupe d'Indiens dans le coin.
L'homme le fixa d'un air furieux. Son visage était tuméfié et meurtri plus encore que celui d'Owen, et il y avait dans ses yeux une haine intense.
— Pourquoi prendre la peine de m'avertir ? Vous seriez si heureux qu'ils s'emparent de moi !
Owen fit un signe de tête affirmatif.
— C'est vrai, dit-il. Mais pas maintenant. Je ne peux pas encore me passer de vous.
— Souhaitez qu'ils me bousillent le plus tôt possible. Parce que la prochaine fois que vous porterez la main sur moi, je vous fais sauter la cervelle.
Scobey fronça les sourcils.
— Vous pouvez essayer quand vous voudrez. Mais il faudra me mettre la première balle juste entre les deux yeux, sinon vous êtes un homme mort. Maintenant, foutez-moi le camp et allez prendre la relève de Smith. À moins que vous ne vouliez tenter votre chance tout de suite.
Les yeux de Tilton paraissaient encore plus pâles que d'habitude et aussi froids que la glace. Ses lèvres minces étaient encore plus serrées et incolores. Brusquement, il fit demi-tour et s'en alla à grands pas. Owen le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il fût monté à cheval et eût disparu.
Au bout d'un moment, Smith et Quade revinrent et s'en allèrent aussitôt se coucher. Kate, de son côté, grimpa dans le fourgon pour aller se reposer. Scobey regarda pensivement Matt, étendu à l'ombre du chariot, et qui dormait la bouche ouverte. Ses yeux se reportèrent ensuite sur la falaise, mais elle était maintenant déserte.
Il fallait se remettre en route dès que possible. S'attarder davantage ne ferait que donner aux Comanches le temps de se préparer. Peu après midi, ils levèrent le camp, se dirigeant droit vers le nord, cheminant aussi rapidement qu'ils le pouvaient. Lorsque Owen regardait derrière eux, il apercevait la poussière soulevée par les Indiens lancés à leur poursuite. Le premier jour ils étaient huit, le second dix ; quatre autres se joignirent au groupe le troisième jour. Ils étaient maintenant plus proches, à environ un mille derrière le troupeau.
Scobey fit changer le fourgon de place, de manière à ce qu'il se trouvât à moins d'un quart de mille sur la droite. Il fit également rapprocher la troupe des chevaux, et lui-même alla se placer non loin de Matt qui avait évidemment très peur.
Les Indiens attaqueraient sans doute quand ils jugeraient leur nombre suffisant ou peut-être lorsque serait arrivé celui qu'ils attendaient. Owen était à peu près sûr que les Comanches cherchaient à se venger. Chavez avait probablement pris et tué un Indien assez important, ce qui expliquait leur ténacité : peut-être un chef, ou son fils ; peut-être même un sorcier.
À mesure que leur nombre augmentait ils se rapprochaient. Ils étaient maintenant vingt, et à moins d'un demi-mille. Owen s'avança un peu plus vers Matt jusqu'à marcher tout à côté de lui. Malgré son hâle le visage du petit garçon était pâle sous sa couche de poussière, et il ne cessait de passer nerveusement sa langue sur ses lèvres desséchées.
— Que vont-ils faire ? demanda-t-il en jetant un coup d'œil derrière lui.
— Ils attendent sans doute des renforts.
— Et nous ? Est-ce que nous allons rester là sans agir jusqu'à ce qu'ils se trouvent assez nombreux pour attaquer ?
Owen fixait l'espace de terrain qui se trouvait devant eux. À dix ou quinze milles, la plaine devenait plus accidentée et plus rocheuse. Si seulement ils pouvaient y arriver à temps, peut-être trouveraient-ils un endroit pour résister. Peut-être pourraient-ils même tendre une embuscade et se débarrasser une fois pour toutes de l'ennemi.
— J'ai l'intention de m'arrêter quand nous aurons atteint ces collines où nous tâcherons de nous dissimuler. Jusque-là, nous ne pouvons rien faire d'autre que de poursuivre notre route. Tu vas aller sur le flanc droit, mon petit Matt ; moi, je vais rester ici pour le cas où ils entreprendraient quelque chose.
— Je reste avec vous.
Le regard du jeune garçon était assuré, et ses lèvres ne tremblaient pas en dépit de la peur qu'il éprouvait.
— Fais ce que je te dis. Je tire deux fois plus vite que toi, et c'est pourquoi il vaut mieux que je sois ici.
— Owen…
— Oui ?
Matt passa la langue sur ses lèvres, cherchant visiblement ses mots.
— Rien, dit-il enfin. Rien.
Scobey se sentait la gorge un peu serrée en regardant s'éloigner l'enfant. Il était plus fier de lui qu'il ne l'avait jamais été. Durant tout le trajet, Matt avait travaillé comme un homme. Il avait peur comme un enfant, mais il maîtrisait sa peur comme une grande personne. Et, en dépit de tout, il songeait à s'excuser auprès d'Owen d'aimer un homme que lui-même haïssait. Car c'était certainement la pensée que Matt voulait exprimer tout à l'heure.
Chavez, sentant probablement que c'était urgent, accéléra encore l'allure. Sur la droite, Tilton se démenait comme un diable pour presser les bêtes. Tous se rendaient compte que s'ils voulaient avoir la moindre chance de survie, il leur fallait atteindre les collines rocheuses qui se découpaient devant eux à l'horizon. Owen activait les retardataires, criant et faisant claquer l'extrémité de ses rênes contre ses bottes. De temps à autre, ils se retournait, car il ne pouvait se permettre de se laisser surprendre. Les Indiens continuaient calmement leur route dans le sillage du troupeau. Lentement, la distance diminuait entre les bêtes et les collines.
La journée semblait traîner en longueur et le soleil s'éterniser dans le ciel. Quade ramenait le fourgon plus près des autres à mesure que les Indiens se rapprochaient, et Scobey pouvait apercevoir la silhouette de Kate sur le siège.
Pourquoi les Comanches attendaient-ils ? Ils étaient en mesure de les écraser quand ils le voudraient. Vingt contre sept, c'est-à-dire sensiblement un contre trois ; sans compter que les hommes de Scobey, forcément éparpillés pour la surveillance du troupeau, auraient difficilement le temps de se regrouper ou de se mettre à l'abri pour soutenir le combat. Ce ne devait donc pas être une question de nombre qui les retenait. Ils attendaient sûrement quelqu'un pour attaquer. C'était pourquoi Owen observait l'horizon à droite, à gauche et vers l'arrière. Peut-être verrait-il approcher celui qu'ils attendaient suffisamment tôt pour établir une ligne de défense. Peut-être pourrait-il tout au moins rassembler ses hommes derrière le chariot et constituer ainsi une sorte de rempart contre les assaillants.
Le soleil, peu à peu, descendait à l'occident. Les collines se rapprochaient. On pouvait maintenant en distinguer clairement chaque crête, chaque amas de rochers, chaque escarpement, chaque gorge. Portant alternativement ses regards en avant et en arrière, Scobey continuait à pousser le bétail autant qu'il le pouvait.
À mesure qu'on avançait, il apercevait mieux la configuration des collines, et il repéra une sorte de gorge peu profonde mais assez large au début qui montait en pente raide. De chaque côté, le sol était nu et tellement escarpé qu'il interdisait absolument tout passage aux chevaux. Bien sûr, il ne pouvait savoir ce qu'il y avait derrière la crête, mais peu lui importait puisque c'était le seul endroit qui pût leur offrir une chance de résister à l'attaque imminente.
Il tourna la tête une fois de plus. Loin vers l'arrière et un peu à droite, il vit s'élever un nuage de poussière. Il s'arrêta pour observer plus attentivement. À la base de ce nuage, il apercevait de petits points sombres. Il essaya de les compter, mais la distance était trop grande.
Le moment était venu. Quand les cavaliers arriveraient il devrait avoir amené le troupeau jusqu'à la base de la gorge qu'il avait repérée. Sinon…
Il saisit brusquement sa carabine et tira plusieurs coups de feu en l'air. Matt tourna la tête, Tilton fit de même, et Quade fit obliquer le chariot de manière à pouvoir regarder vers l'arrière. Il ne pouvait apercevoir Chavez et Smith à cause de la poussière.
Tilton tira son revolver et lâcha quelques balles au-dessus de sa tête en hurlant comme un fou. Matt se saisit aussi de sa carabine, tira, rechargea, tira à nouveau, tandis que Quade, faisant claquer son fouet, mettait au galop l'attelage de son chariot.
Les Indiens s'étaient arrêtés pour attendre le second groupe. Le troupeau, en augmentant son allure, soulevait un nuage de poussière beaucoup plus haut et beaucoup plus dense.
Pourtant, ce passage entrevu, ces rochers qui pouvaient leur sauver la vie semblaient encore à cent milles de distance, et Owen se demandait avec une anxiété grandissante s'ils pourraient les atteindre à temps.