CHAPITRE XVIII

Il était navré d'avoir fait preuve de mauvaise humeur lorsque Kate l'avait appelé. Il pensa un instant qu'il devrait lui faire part de son dilemme, lui demander conseil, mais il repoussa aussitôt cette idée, sachant quelle serait sa réaction : elle serait partisane de tout abandonner à Tilton ; du moins le croyait-il.

Et soudain un étrange pressentiment chassa ces pensées de son esprit. Il se mit à presser le pas et, au lieu de s'apaiser, son malaise ne faisait que croître. Il activa encore son allure.

Il lui semblait que quelque chose n'allait pas. Était-ce son état d'esprit qui lui donnait cette impression ? Était-ce seulement la connaissance de tous ces courants d'hostilité et la crainte que l'un des hommes n'ait perdu son sang-froid ? Il n'avait pas entendu de coup de feu, il ne pouvait donc s'agir d'une algarade entre Tilton et Quade. Smith alors. Smith…

Haletant, il prit le pas de course. Il n'aurait pas dû s'attarder ainsi. Il ne s'était pas rendu compte… Mais Kate n'aurait pas quitté le camp, elle avait trop peur de Smith. À moins qu'elle ne l'ait suivi… Il se rappelait les sentiments qu'exprimait son visage quand il était parti : du chagrin, de la perplexité, mais aussi de la compassion. Elle avait pu être inquiète au sujet des blessures de Smith et en oublier momentanément ses craintes.

Il poursuivait sa route à toute vitesse à travers les herbes, la respiration saccadée, tendant l'oreille pour tâcher de percevoir quelque bruit. Et soudain il s'arrêta. Il avait entendu quelque chose, mais cela ne se reproduisit pas. Pourtant, il croyait bien qu'il s'agissait d'un cri ; un cri étouffé par une main, et que l'on n'entendrait pas du camp.

Mais où ? Mon Dieu, où ? La raison lui dictait de s'arrêter jusqu'à ce que l'appel se reproduisît, jusqu'à ce qu'il pût le localiser. Mais il ne pouvait pas, il continuait à courir. Malgré lui ses pensées entrevoyaient la terreur qu'il y avait derrière ce cri, les choses qui pouvaient arriver à la jeune fille. Il courut jusqu'à ce qu'il fût au bord de l'épuisement, puis s'arrêta de nouveau, cherchant à reprendre son souffle, essayant de calmer le bruit de sa respiration pour pouvoir mieux écouter. Une fureur immense qu'il ne pouvait contrôler l'envahissait tout entier. Smith ! Il le tuerait comme il écraserait une tarentule ou un scorpion. Avec répulsion mais soulagement. Avec un plaisir féroce.

Le cri, à nouveau. Léger et si faible qu'on aurait pu le croire imaginaire. Il venait de la gauche. Owen bondit, se remit à courir. Ce n'était pas loin, une centaine de yards peut-être. Dans l'obscurité à peu près totale qui inondait la plaine, il crut voir bouger quelque chose. Il hurla :

— Kate !

Et il poursuivit son chemin aussi vite que ses jambes le lui permettaient. Il se sentait envahi par une sorte de nausée maintenant. Arriverait-il trop tard ? La jeune fille gisait-elle déjà sur le sol, blessée et meurtrie, forcée, assommée et…

Il se précipita, aperçut à dix pas de lui Smith qui se relevait et tentait de s'enfuir. Mais l'homme n'alla pas loin. Déjà Owen était sur lui, le bousculant et l'envoyant d'un coup de poing rouler à douze pieds. Il plongea, l'agrippa des deux mains. Il entendait pleurer Kate, et cela le galvanisait, décuplait sa fureur, la changeant en une rage folle, la rage de mutiler, de tuer, d'infliger à cette brute une douleur égale à celle de la jeune fille.

Pourquoi avait-il été assez inconscient pour permettre à Smith de rester ? Pourquoi ne l'avait-il pas chassé ou tué lorsque Richards lui avait dit ce qu'était cet individu ?

Il le tenait maintenant à la gorge. L'homme souleva brutalement un genou et le frappa à l'aine, se débattant comme s'il se rendait compte qu'il luttait pour sauver sa vie. Sans se soucier de la douleur qui lui déchirait le ventre, ses mains se resserraient sur la gorge du bandit, écrasant sa trachée, faisant pénétrer ses ongles dans sa chair, le meurtrissant avec une force de dément. Alors Smith avança ses mains crispées vers son visage, ses pouces s'enfoncèrent dans ses orbites. Seule la douleur atroce et la perspective de se trouver aveugle dans quelques secondes firent se relâcher l'étreinte d'Owen sur la gorge de son adversaire. Il rejeta la tête en arrière et lui martela le visage de ses poings osseux. L'homme se débattait comme un cheval rétif, faisant des bonds désordonnés pour se dégager et échapper aux coups. Il y réussit finalement, se leva et trouva le moyen de tirer son revolver. Il fit feu presque dans le visage de Scobey. Brûlé par la poudre, aveuglé par l'éclair, celui-ci plongea en avant et, à tâtons, parvint à s'emparer du bras de Smith. Le poignet dans la main gauche et le coude dans la main droite comme s'il voulait casser un morceau de bois, il amena le bras sur son genou.

Il était comme aveugle, en partie à cause de la blessure faite par les pouces de Smith, en partie à cause de l'éclair qui avait éclaté à quelques pouces de son visage. Mais, pour le moment, il n'avait nul besoin de voir. Il entendit avec une satisfaction féroce le craquement sec de l'os qui se brisait et, en même temps, le cri de douleur aigu et prolongé qui s'échappait des lèvres tremblantes de Smith.

Il maintint solidement le poignet tout en lâchant le coude, fit un pas en arrière et tira de toutes ses forces. Le hurlement de l'homme s'éteignit aussi soudainement que si une main s'était posée sur sa bouche. Son corps s'affaissa, mollit comme celui d'une poupée de son, et il vint buter contre Owen qui faillit tomber à la renverse. Le déserteur gisait maintenant à ses pieds, inanimé.

— Ah ! par Dieu ! tu ne t'en tireras pas aussi facilement, sale pourceau ! hurla Scobey, fou de rage.

Brutalement, il lança son pied. Le talon de sa botte vint frapper l'homme en plein visage.

— Non, Owen, non ! Je n'ai pas de mal ! s'écria derrière lui la voix de Kate.

Elle le tira en arrière de ses deux mains. Le pied de Scobey, prêt à frapper, s'arrêta à mi-chemin. Il se retourna et prit la jeune fille dans ses bras avec une folle tendresse.

— Pas de mal ! Mon Dieu, comment est-ce possible ?

— Je me suis débattue, Owen. Je me suis défendue farouchement.

Et soudain, son sang-froid lui échappa. La crise de nerfs s'empara d'elle comme un ouragan, et elle resta un moment pantelante entre les bras d'Owen.

C'est alors qu'un bruit de sabots se fit entendre, et Quade arrêta son cheval à quelques pas d'eux.

— Lancez-moi votre lasso ! dit Scobey.

La corde s'abattit à ses pieds. Se détachant de Kate il se baissa et passa le nœud coulant autour des chevilles de Smith. Puis il tira violemment et dit :

— Tenez bien l'extrémité et rentrez au camp.

La corde se tendit.

— C'est Smith ? dit Quade.

— Oui. Où sont Tilton et Matt ?

— Avec le troupeau. Ils sont allés remplacer Smith pour qu'il vienne manger.

— Et vous, où étiez-vous ?

— Je m'occupais des chevaux. C'est pour ça que je n'étais pas…

— Ça va bien. Emmenez-le.

Sans pitié, il regarda Quade s'éloigner lentement, traînant Smith derrière lui au bout de son lasso.

Il se retourna vers Kate, qui commençait à se calmer, mais dont le corps était encore agité de frissons.

— Je suis désolé, dit-il à voix basse. J'aurais dû le tuer ou le chasser du camp, sachant à quel genre d'homme j'avais affaire et le danger qu'il représentait.

— Je n'ai rien, Owen. Je suis contusionnée, écorchée ; mes vêtements sont déchirés, mais c'est tout. Il ne faut pas le tuer.

Jamais encore il ne l'avait tant aimée. Il se sourit à lui-même dans l'obscurité, un peu soulagé, songeant à la surprise que Smith avait dû éprouver : Kate était robuste pour une femme, et il avait dû avoir l'impression de s'être attaqué à une tigresse.

— Venez ! dit-il.

Elle se mit en marche en boitillant. Owen allait lentement, la soutenant par le bras pour lui éviter de tordre sa cheville déjà blessée. Avant d'atteindre le feu, elle s'arrêta.

— Tilton vous fait chanter, n'est-ce pas ? dit-elle.

— Oui.

— Vous ne voulez pas me dire pourquoi ?

— Non.

Elle resta quelques instants silencieuse. Owen, l'air sombre, fixait les flammes. Il vit Quade descendre de cheval et ôter son lasso des chevilles de Smith toujours inconscient.

— Il n'y a qu'une chose qu'il puisse vouloir de vous, reprit Kate. Donnez-la lui, Owen. Donnez-lui tout le troupeau s'il le désire.

Il resta un moment avant de pouvoir répondre. La jeune fille venait de passer par une des plus terribles expériences de sa vie. Et pourtant, déjà elle pensait à lui, s'inquiétait de lui, toute prête à l'aider si elle le pouvait.

— Merci, Kate, dit-il d'une voix enrouée par l'émotion.

Elle leva les yeux vers lui, le fixa longuement. Son visage était barbouillé de poussière, il y avait une éraflure sur son nez et une autre sur sa joue, ses lèvres étaient enflées et saignaient légèrement, mais ses yeux étaient pleins d'une infinie tendresse. Elle se haussa sur la pointe des pieds et déposa un rapide baiser sur la bouche de son fiancé. Puis elle se détourna et se dirigea vers le fourgon pour aller changer ses vêtements salis et déchirés.

Owen s'avança vers le feu, baissa les yeux sur Smith écroulé sur le sol, puis jeta un regard à Quade.

— Allez me chercher son cheval.

Quade disparut sans mot dire et se perdit dans l'obscurité. Il revint quelques minutes plus tard, tenant l'animal par la bride.

— Approchez ! dit Scobey.

Quand le cheval fut près de lui, il se baissa, souleva Smith et le lança brutalement à plat ventre sur la selle. Il lui fixa solidement sa ceinture au pommeau et attacha les rênes. Laissant un instant l'animal, il s'en alla vers le chariot et revint avec un fouet. De toutes ses forces, il cingla la croupe du cheval tout en poussant un cri aigu.

La bête bondit en avant, prit le galop et disparut dans la nuit. On entendit le bruit de ses sabots décroître lentement puis s'éteindre dans le lointain.

Les chevaux étaient parqués à moins d'un quart de mille du camp, les bêtes étaient calmes, le ciel était pur. Demain, il leur faudrait probablement abandonner le fourgon. Matt pourrait conduire les chevaux, Quade prendrait la tête du troupeau, et Kate assurerait l'arrière-garde.

Il en était là de ses pensées lorsque la jeune fille reparut, boitant encore, mais portant des vêtements propres appartenant à Owen et tout aussi flottants que les autres. Elle s'était lavée et peignée. Il y avait encore dans son regard des traces de la commotion reçue, et son visage était tendu, mais elle souriait. Elle s'approcha de l'endroit où se tenait Owen et s'arrêta tout près de lui, les yeux rivés sur les flammes.

— Owen, je pense vraiment ce que je vous ai dit tout à l'heure. Donnez le troupeau à Tilton. Puis nous continuerons jusqu'à Abilene, vous, Matt et moi. Et quand nous serons un peu reposés, nous rentrerons chez nous.

Owen secoua la tête.

— Si nous lui cédons cette fois, il recommencera. Croyez-vous que nous pourrions jamais conduire un autre troupeau au Kansas si nous lui abandonnions celui-ci ?

— Tout cela, c'est à cause de Matt, n'est-ce pas ? Mais l'année prochaine il sera plus âgé. Quelles que soient les menaces de Tilton, l'enfant comprendra mieux.

— Dans cinq ans peut-être ; mais pas l'année prochaine.

— Alors, nous attendrons cinq ans.

Il ne répondit pas. Il se sentait la gorge serrée. Et soudain, d'une voix rude, il parla :

— J'ai tué le père de Matt. Tilton était présent. C'était moi le shérif de l'histoire qu'il racontait. J'ai assassiné le père de Matt qui ne cherchait même pas à saisir son revolver.

— Ce n'est pas vrai. Ce ne peut être vrai.

Le visage d'Owen était contracté par la douleur.

— Ce qui est horrible, reprit-il, c'est que je ne sais pas si c'est vrai ou non. J'ai tourné et retourné ces pensées dans ma tête un millier de fois ; j'en ai rêvé pendant un millier de nuits, et je ne sais toujours pas.

— Mais vous avez dû croire…

— Oui. J'ai cru qu'il cherchait son revolver. À la façon dont il s'est retourné, je ne pouvais pas croire autre chose. Mais en vérité je n'ai pas vu l'arme. Quand il est tombé elle était encore dans son étui.

Ce fut le tour de Kate de rester muette. Owen aurait voulu lui faire comprendre ce qui s'était passé ; il aurait voulu l'empêcher de le condamner.

— Je ne voulais pas le tuer. Je visais son bras ; mais il a fait un geste trop brusque vers la droite et s'est trouvé sur la trajectoire de la balle.

— Est-ce la pensée de votre culpabilité qui vous fait garder Matt ?

Il se retourna vers elle, l'air sombre et soucieux.

— Vous croyez vraiment cela ?

Il se sentait soudain irrité parce qu'elle avait exprimé à haute voix ce qui l'avait troublé si souvent. Puis son air maussade s'estompa, et il reprit :

— Je suppose qu'au début ce devait être cela, mais plus maintenant.

Et pour la première fois, il se rendait compte que c'était là la vérité.

— Vous n'avez que deux possibilités, continua la jeune fille d'une voix basse mais ferme. Avouez tout à Matt ou abandonnez le troupeau à Tilton.

Il acquiesça d'un signe de tête.

— Et vous n'avez que la journée de demain pour vous décider.

— Je sais.

— Ne vous inquiétez pas, Owen. Quoi que vous décidiez, ce sera bien. Pour vous comme pour moi.

Elle posa les deux mains sur ses bras et l'obligea à se retourner jusqu'à ce qu'il lui fît face. Ses yeux étaient pleins de douceur et de tendresse.

— Ce n'était pas un meurtre, Owen. À moins que vous n'ayez beaucoup changé depuis cette époque.

Il se força à sourire.

— Merci, Kate. J'avais besoin que quelqu'un me dise cela.

Elle prétendait qu'il n'y avait que deux possibilités, mais il en entrevoyait une troisième. Il sauta à cheval et s'en fut en direction du troupeau pour relever Matt.