CHAPITRE XVI

Il venait de finir de recharger son arme lorsqu'il entendit du bruit à sa droite. Relevant la tête, il aperçut Tilton, Smith et Chavez qui traversaient l'espace découvert et se dirigeaient vers le fourgon. L'un était blessé et s'appuyait sur les deux autres.

— Par le diable ! dit Owen, je n'ai jamais vu des Indiens se lancer ainsi à l'attaque pendant la nuit. Je ne pensais pas qu'ils le feraient à moins d'y être absolument contraints.

— Tout cela dépend de ce pour quoi ils se battent, dit Quade. Ceux-ci cherchent à se venger.

— Comment le savez-vous ?

— Je comprends un peu leur langage, et j'ai saisi ce qu'ils disaient en gravissant la colline.

— Chavez ?

— Oui. Je n'ai entendu que des bribes de-ci de-là, mais j'ai cru comprendre qu'il avait tué le fils de leur chef et qu'ils voulaient lui faire subir le même sort. Ils l'appellent Courtes-Pattes.

Les trois hommes avaient atteint le chariot assez tôt pour surprendre les derniers mots de Quade. Chavez était blessé à la jambe. Il gémissait de douleur et se glissa en rampant sous le fourgon.

— Je vais chercher quelque chose pour immobiliser cette jambe, dit Scobey en s'éloignant suivi de Kate et de Matt.

— Par Dieu ! grogna Smith, livrons-le !

— C'est celui-là, Scobey, dit Quade d'une voix lourde de mépris, que vous auriez dû livrer au capitaine Richards quand il est venu pour la première fois.

Smith se mit à ricaner.

— Prenez-le sur un autre ton, vieillard ! dit-il. Votre vie à vous est finie ; vous n'êtes même plus capable de vous intéresser aux femmes.

— Il vaudrait bougrement mieux que tu t'y intéresses un peu moins, toi, sale trouillard.

— Fermez-la, tous les deux ! ordonna Owen. Je ne veux pas savoir ce que Chavez a fait, mais nous ne livrerons personne. Pas aux Indiens, en tout cas.

— Qu'est-ce que vous allez faire, alors ? demanda Smith.

— Comme auparavant. Nous allons nous défendre.

— Moi, je propose qu'on vote. Nous devons pouvoir dire si nous voulons ou pas nous faire descendre.

— Vous n'avez rien à dire ! grogna Quade d'un ton farouche. De toute façon, vous allez tout droit vers le nœud coulant du bourreau, vous.

Tilton prit la parole pour la première fois.

— Faites voter, Scobey.

— Vous voulez le livrer ?

— Par le diable, oui !

— Quade ? demanda Owen.

— Vous connaissez mon avis. C'est : non.

— Kate ?

— Nous ne pouvons pas le livrer.

— Matt ?

— Non, Owen.

Les yeux rivés au sol, le jeune garçon évitait de regarder Tilton.

— Vous êtes tous les deux battus, dit Scobey. Par conséquent, vous n'avez plus rien à dire.

Ni Tilton ni Smith ne répliquèrent.

— Quade, demanda Owen, vous pensez qu'ils vont revenir ce soir ?

— Non. Regardez.

Owen baissa les yeux sur la plaine. Un petit feu venait d'y être allumé qui grandissait rapidement.

— Ils sont en train de camper pour la nuit, précisa Quade. Mais à l'aube ils seront là.

— Alors, nous pourrions manger un peu. Auparavant, je vais rafistoler la jambe de Chavez.

Il se glissa vers l'arrière du chariot. Smith se faufila en dessous comme s'il avait l'intention de dormir.

La détonation fut assourdissante. Owen se retourna et saisit vivement sa carabine. Mais ce coup de feu n'avait pas été tiré par un Indien. Il avait retenti sous le chariot, à moins de six pieds de l'endroit où il se trouvait. Instantanément, il comprit ce qui venait de se passer. Il bondit, agrippa les chevilles de Smith, le tira violemment à lui et lui asséna un coup de pied. Il remit son revolver dans son étui et frappa encore de toutes ses forces, saisi de répulsion comme en présence d'une bête venimeuse.

Owen s'arrêta, regardant avec écœurement la forme vague de Smith sur le sol.

— Je ne sais pas si vous avez une chance d'être pendu pour votre premier meurtre, dit-il. Mais vous le serez pour celui-ci.

Smith se releva, agité d'un tremblement. Owen crut d'abord qu'il avait peur, mais s'aperçut ensuite qu'il était secoué par un rire hystérique. Scobey serra les poings et s'éloigna dans la nuit, sachant que s'il restait un instant de plus, il serait capable de tuer Smith. Certes, il n'appréciait pas Chavez outre mesure, mais il ne pouvait admettre de voir ainsi tuer un homme de sang-froid et par convenance personnelle. C'était là se comporter comme un animal.

Il resta absent près d'une demi-heure, marchant dans la nuit silencieuse pour essayer d'apaiser sa colère. Puis il rejoignit les autres.

On avait éloigné le corps de Chavez. Smith, Tilton et Quade étaient sous le chariot, Matt et Kate assis un peu plus loin.

— Voici des biscuits, dit la jeune fille.

Il en prit quelques-uns et se força à manger. Puis il but un verre d'eau.

— Qu'allons-nous faire maintenant ? demanda Kate d'un air craintif.

— Je vais leur apporter le corps de Chavez. Puis nous attendrons.

— Vous croyez que ça servira à quelque chose ?

— Je ne sais pas. Ils ont perdu un assez grand nombre d'hommes. Peut-être que voyant Chavez mort, ils penseront que ce n'est pas la peine de poursuivre le combat.

— Quade ! appela-t-il ensuite. Venez m'aider à le charger. Où est-il ?

— Par là-bas… Vous allez le leur apporter ?

— Oui. Ils ne peuvent plus lui faire aucun mal maintenant.

Quade s'enfonça dans l'obscurité, suivi de Scobey. Ils hissèrent Chavez sur la selle. Le cheval, inquiet, s'agita nerveusement. Owen s'employa à le calmer puis monta, tandis que Quade assujettissait le fardeau inerte.

— Si je ne reviens pas, je désire que vous fassiez quelque chose pour moi.

— Bien sûr, Scobey.

— Tuez cette ordure de Smith. Puis essayez d'arriver jusqu'au Kansas avec Kate et Matt. Tant pis pour le troupeau. Partez !

— Très bien. Je ferai ce que vous me demandez.

— Et surtout, pas de pitié pour Smith. Tuez-le comme un chien.

— Comptez sur moi.

Owen enleva son cheval et s'engagea dans la descente. Livrer ce corps aux Indiens n'était pas chose simple. En dépit du feu qui brûlait à découvert, il savait qu'ils étaient sur leurs gardes, se rendant compte qu'ils pourraient être attaqués durant la nuit. Il descendit lentement, laissant son cheval aller à sa guise, mais il faisait plus de bruit qu'il ne l'aurait voulu.

Au bas de la pente, il tourna à droite, de manière à marcher contre le vent. Il éviterait ainsi que les chevaux des Indiens ne sentent le sien et ne donnent l'alerte. Il longea le cours d'eau sur un quart de mille avant de chercher un passage. Un peu plus loin, il en trouva un à sa convenance, descendit dans le lit de l'arroyo et remonta de l'autre côté. À mesure qu'il approchait du camp ennemi, la tension se faisait plus forte en lui. Il tenait les rênes de la main gauche, son revolver dans la droite, et maintenait le corps de Chavez en équilibre avec ses genoux.

Les minutes passaient. Il aurait voulu se hâter, et cependant il laissait son cheval poursuivre sa route sans le presser. Il voyait maintenant le feu très clairement. Il apercevait les silhouettes des Indiens qui dormaient sur le sol. Deux sentinelles armées faisaient lentement les cent pas. Et il se doutait bien que d'autres montaient aussi la garde dans l'obscurité, loin de la clarté du feu. Ils le repéreraient certainement avant que lui-même ne les vît. Sur le qui-vive, l'esprit tendu, il continuait à avancer. La distance qui le séparait du feu diminuait. Trois cents yards… Deux cents… Cent…

Cinquante yards. Il perçut un mouvement sur sa droite et enfonça les éperons dans le ventre de son cheval. L'animal, effrayé, bondit en avant. Un éclair jaillit de l'endroit d'où était venu le bruit. La balle avait dû passer tout près, car il en entendit le sifflement rageur.

L'instant d'après, il se trouvait en plein milieu du camp avant même de s'en être rendu compte. Il se renversa en arrière sur la selle et plaça un pied sous le corps de Chavez, du côté droit. Puis, le soulevant de toutes ses forces, il fit basculer le cadavre en travers de la selle. Son cheval fit un écart, le corps glissa, tomba au sol avec un bruit mat, roula et alla s'arrêter un peu plus loin. Déjà Owen était en dehors du cercle éclairé par le feu et fonçait à toute vitesse dans la nuit d'encre.

Des cris gutturaux éclatèrent derrière lui. Quelques coups de feu isolés retentirent ; il y eut même le claquement sec de la corde d'un arc. Mais il était hors d'atteinte. Il obliqua sur la gauche en direction de l'arroyo et trouva facilement le passage en suivant les traces laissées par les bestiaux, traces qui formaient sur la plaine une traînée plus claire. Quand il fut sur l'autre berge, il se mit à attaquer la falaise.

*
*  *

Cette nuit-là, personne ne dormit. Les hommes restèrent assis devant le fourgon, observant dans la plaine le camp des Indiens, à une distance d'un mille. Kate et Matt étaient serrés l'un contre l'autre derrière le chariot, et Owen faisait nerveusement les cent pas.

Un peu avant minuit, le feu des Indiens faiblit, puis s'éteignit complètement. Il faisait froid maintenant, et les étoiles semblaient plus brillantes qu'au début de la nuit. Quelque part, un coyote aboya. Dans le lointain, un autre lui répondit. Owen vint s'asseoir auprès de Kate. La jeune fille avait passé son bras autour des épaules de l'enfant et le tenait pressé contre elle pour le protéger du froid et de la peur. Quand elle parla, sa voix était faible et basse.

— Croyez-vous que…

— Il y a des chances pour qu'ils s'en aillent. C'était Chavez qu'ils voulaient. Et ils savaient qu'une seconde attaque leur coûterait aussi cher que la première.

— Je suis navrée, dit-elle d'une voix encore plus faible, de vous avoir entraîné dans cette aventure. Ce n'était pas bien, de ma part.

— Est-ce que Matt dort ?

— Je ne sais pas, mais je le crois.

— Moi, je ne regrette rien, Kate. Si vous étiez allée au Fort Worth…

Il se sentait soudain affreusement nerveux.

— Écoutez, Kate, je ne sais pas ce qui se passera demain. Je veux seulement que vous sachiez… Kate, voulez-vous être ma femme quand nous serons arrivés au Kansas ?

La jeune fille resta silencieuse un long moment. Owen se sentait devenir de plus en plus nerveux. Cela devenait intolérable. Et puis soudain la voix de Kate. Si basse qu'il l'entendait à peine.

— Oui, Owen, je veux bien.

Un drôle d'endroit pour faire une demande en mariage, songea-t-il. Un drôle de moment aussi. Il se retourna vers elle et lui prit doucement le visage entre ses mains. Il trouva ses joues humides. Il approcha sa bouche de celle de la jeune fille et baisa tendrement ses lèvres fraîches et pures. À nouveau, la douleur lancinante du désir le saisit à la poitrine ; mais ce soir cette douleur lui était douce, car il avait le cœur plein de joie et d'espoir.

— Owen… murmura Kate.

Sa voix était à la fois décidée et craintive.

— Owen, nous pourrions… nous éloigner un peu. Je crois que Matt est endormi. Nous ne savons pas… ce que sera demain. Et je voudrais que vous me serriez très fort contre vous. Je voudrais…

Elle s'arrêta soudain, confuse de sa hardiesse. Owen sentit son sang courir plus vite dans ses veines et son cœur bondir dans sa poitrine. La jeune fille retira son bras des épaules de Matt. L'enfant fit un mouvement et prononça quelques paroles inintelligibles.

C'est alors que la voix de Quade s'éleva dans la pénombre.

— Il va bientôt faire jour.

— Au diable ! murmura Owen.

Le temps avait passé plus vite qu'il ne l'avait cru. Il embrassa encore la jeune fille, rapidement. Et, au moment où il s'écartait, elle lui murmura, toute haletante :

— Nous avons la vie entière, Owen.

Il se leva. Au-delà du fourgon, Quade était debout dans une zone plus claire. Scobey baissa les yeux vers Kate. Il distinguait faiblement ses traits dans la clarté grisâtre de l'aube. Il y avait des larmes sur ses joues, mais ses lèvres souriaient. Puis il se tourna vers Matt et s'aperçut que l'enfant le fixait d'un regard vague où il crut distinguer de la tristesse et de la colère. « Le gosse est jaloux ! » songea-t-il.

Il rejoignit Quade et porta son regard en direction du camp indien, mais il faisait encore trop sombre pour distinguer quelque chose à plus de cent yards. Quelques instants plus tard, ils furent rejoints par Tilton, Smith et Matt. Kate, depuis le fourgon, les observait.

Le jour venait lentement. Et peu à peu augmentait la visibilité sur la plaine. Bientôt, on put voir à un bon mille de distance. Scobey respira profondément dans l'air matinal. Les Indiens avaient levé le camp, il ne restait rien de leur passage. Rien sauf une forme recroquevillée qui, la veille encore, avait nom Chavez.