CHAPITRE III

Le soleil poursuivait sa course implacable et descendait à l'horizon lointain, teintant les rares nuages d'un rouge orangé qui tournait peu à peu au rose, puis au mauve et au gris.

L'ombre s'étendait lentement sur le sol, et les Indiens, comptant sur cette visibilité réduite, commencèrent à ramper vers l'étable. L'un d'eux, plus hardi que les autres, se mit soudain à courir à découvert. Owen, Matt et Kate firent feu simultanément. Le guerrier s'écroula d'un seul coup et resta immobile au sol. Mais les autres atteignirent leur but.

L'ombre devenait si dense que l'on pouvait à peine distinguer les contours du bâtiment. Il y eut un moment d'accalmie, puis l'on entendit les cris gutturaux des Indiens. Un cheval se mit à hennir, et Owen jura entre ses dents. Ils s'étaient donc emparés des deux bêtes, et même si on parvenait à les repousser, Matt et lui se trouveraient sans montures. Il hocha la tête et se tourna vers Kate.

— Sauriez-vous préparer quelque chose à manger dans le noir ?

— Oui, si vous me dites où se trouvent les provisions.

Bien qu'empreinte de frayeur, sa voix était ferme. Douce et agréable aussi. Une voix de femme était la bienvenue après cinq ans de solitude en compagnie de Matt.

— Le pain est dans la huche à droite de la cheminée, dit-il, et la mélasse dans une boîte sur l'étagère. Faites quelques tartines et allez chercher un peu d'eau. Nous préparerons un repas chaud quand il fera jour.

Il se pourrait bien, songea-t-il, qu'ils ne revoient jamais la lumière, sauf peut-être un peu à l'aube quand les Indiens attaqueraient en masse la porte qu'ils auraient brûlée pendant la nuit.

— Va manger un peu, Matt, dit-il. Il n'y a plus rien à tirer maintenant.

Il entendit le petit garçon s'éloigner de la fenêtre et traverser la pièce, Kate ouvrir la huche à pain, attraper la boîte de mélasse sur l'étagère. C'étaient là des bruits familiers qu'il avait entendus des milliers de fois. Puis sa pensée revint vers Matt. Ce gamin n'avait jamais été vraiment enfant ; et c'est peut-être ce qui expliquait qu'il fût si mûr pour douze ans, si calme, si réfléchi. C'était déjà un petit homme ; il savait tirer et ne se laissait pas dominer par la panique. À eux deux, même si en fin de compte ils devaient succomber, ils feraient payer cher aux sauvages la possession de la maison. Et Kate aurait l'occasion de venger ses parents morts. Il l'entendit bouger derrière lui.

— Voici une tartine et un verre d'eau, dit-elle.

Il appuya sa carabine contre le mur, saisit la nourriture à tâtons et se mit à manger.

— Pourquoi ne pourrions-nous pas amener les troupeaux vers le nord ? demanda la jeune fille.

— On pourrait.

— Papa disait qu'on en avait conduit jusqu'au Kansas. Non pas d'ici, mais depuis le sud et l'est. Et il avait entendu dire qu'on payait entre douze et vingt dollars par tête.

— C'est possible.

Elle poursuivit, comme si elle se parlait à elle même.

— Mille têtes à douze dollars seulement, cela fait douze mille. Si j'avais cette somme, je pourrais engager des employés, reconstruire la maison et rester.

— Oui, mais il faut déjà des hommes pour rassembler les bêtes ; il en faut pour les conduire, et il faut de l'argent pour les payer.

— Mais si je leur promettais une part sur le produit de la vente…

Elle avait perdu sa maison, sa famille ; elle était complètement seule, et cependant elle avait le courage de lutter. Elle faisait des projets au lieu de geindre et de chercher un homme pour la tirer de son impasse.

— Et les Comanches ? dit Owen. Ceux qui sont là en ce moment ? Il faudrait une armée pour rassembler votre bétail et le conduire vers le nord.

Il l'entendit pousser un soupir, comme si elle se sentait battue.

— Sans doute avez-vous raison.

Owen finit son pain en silence et but son verre d'eau. Puis la voix de la jeune fille s'éleva à nouveau, faible et à peine audible.

— Il avait creusé ce souterrain pour me sauver la vie ; il s'est battu et leur a tenu tête pendant que je m'échappais. Il ne vivait que pour maman et pour moi. Je ne veux pas laisser perdre tout cela.

— Allez dormir un peu. S'il se passe quelque chose, vous vous réveillerez.

Il savait comment les choses allaient débuter. On entendrait d'abord les Indiens prendre des matériaux combustibles, puis glisser furtivement à travers l'obscurité pour les empiler devant la porte. Certes, il en abattrait sans doute quelques-uns, mais pas tous. Puis ils fourreraient de l'herbe sèche sous les planches…

Il écoutait. Un craquement sec se fit entendre du côté de l'étable, suivi par le grincement d'une pointe qu'on arrachait. Ils commençaient. Et ils faisaient exactement ce à quoi Owen s'attendait.

Un grattement se fit entendre à l'extérieur. Et il n'y avait même pas d'étoiles ce soir. Les nuages avaient dû s'accumuler, et on ne voyait absolument rien. Le grattement ressemblait au bruit que font des souris dans une pièce sombre et silencieuse.

Owen sentit quelqu'un près de lui et crut que c'était Matt. Il tressaillit un peu en entendant la voix de Kate.

— Nous n'avons pas beaucoup de chances de nous en tirer, n'est-ce pas ? Pas plus que papa et maman.

— Ce n'est pas tout à fait mon avis, répondit-il un peu brusquement. Il se peut qu'ils mettent le feu à la porte ou qu'ils essaient ; mais si nous jetons une quantité suffisante d'eau, nous devons parvenir à contrecarrer leur action. Et si la porte tient encore à l'aube, il leur faudra patienter un jour de plus.

— Ils peuvent attendre.

— Ce n'est pas certain.

Mais, en réalité, il n'était sûr de rien, car les Indiens se conduisaient comme s'ils avaient tout le temps voulu à leur disposition.

— C'est votre fils ? demanda soudain Kate.

— Je l'élève, en tout cas.

Il y avait dans son ton un rien d'hostilité.

— Je ne voulais pas être indiscrète. Pardonnez-moi.

— Ce n'est rien.

— Est-ce que vous voulez m'aider à conduire mon troupeau au Kansas ?

— Non. Et personne ne s'en chargera.

Il prit sa carabine et fit feu rapidement, sans réfléchir, sur une ombre qu'il apercevait vaguement à une dizaine de pas. On entendit un cri de douleur, puis plus rien.

— Ce n'est pas la peine d'être aussi désagréable, dit Kate.

— Excusez-moi, mais il faut voir les choses en face. Personne ne peut conduire des troupeaux, ni même les rassembler, tant que ces tribus sont en effervescence. Ce que vous avez de mieux à faire c'est de vous rendre au Fort Worth et d'attendre. Tôt ou tard, l'armée enverra de la cavalerie pour repousser les Indiens vers le nord.

— Et comment voulez-vous que je vive, en attendant ?

— Vous pourriez peut-être essayer de travailler ; il y a des gens qui le font ! répliqua-t-il d'un ton revêche.

— Je crois vraiment que je ne vous apprécie pas beaucoup, Mr Scobey.

— Ce n'est pas nécessaire.

— Qu'est-ce que vous cachez ? Il y a quelque chose…

— Possible, rétorqua-t-il, irrité. Mais quoi que ce soit, ça ne vous regarde pas. C'est assez clair ?

— Oui, c'est assez clair.

Elle s'éloigna, et il se sentit soudain honteux. La jeune fille avait traversé la pièce, et il l'entendit qui parlait à Matt à voix basse.

— Tout ce chahut va fournir une excellente cible aux Peaux-Rouges ! grommela-t-il.

— Vous avez été…

Matt ne termina pas la phrase commencée. Mais Scobey sentit un reproche dans cette voix d'enfant, et il se rendit compte qu'il avait eu tort. Il compatissait au deuil de Kate ; il comprenait l'affreuse impression d'abandon et de solitude qu'elle devait éprouver ; il admettait parfaitement sa volonté de sauver quelque chose de ce que son père avait passé sa vie à construire. Mais il ne pouvait concevoir son entêtement. Ce qu'elle avait suggéré était impossible, mais elle ne voulait pas le reconnaître.

Il s'interrogea en toute honnêteté, et il se rendit compte que le trouble qui agitait ses propres pensées était en grande partie responsable de son irritation. Kate était une fille qui savait ce qu'elle voulait, et lui avait depuis longtemps perdu tout contact avec les femmes. Cette pensée, en lui traversant l'esprit, augmenta son sentiment de culpabilité.

Les heures s'écoulaient. Kate quitta Matt et traversa la pièce pour aller s'asseoir sur une chaise. Dehors, les bruits furtifs continuaient, et le tas de bois et d'herbes devant la porte augmentait sérieusement de volume.

— Matt, va te coucher, mon petit ! dit Owen.

— Oui, Mr Scobey.

— Vous avez aussi besoin de dormir, fillette.

— Je m'appelle Kate.

— Très bien, Kate. Allez vous reposer. Et… je m'excuse.

— Est-ce que ça signifie…

— Rien de plus. Je m'excuse, c'est tout.

Soudain, une lueur apparut à l'extérieur de l'habitation. Il en comprit tout de suite la cause : les Indiens avaient mis le feu à l'herbe sèche qu'ils avaient entassée devant la porte.

La lueur grandissait rapidement. Des carabines claquèrent vers l'étable et des balles vinrent heurter le mur avec un bruit mat. L'une d'elles rasa le bord de l'ouverture où se tenait Owen et l'éclaboussa de poussière de brique. Il fit un bond de côté. À la clarté des flammes qui filtraient par les étroites ouvertures, il pouvait maintenant apercevoir Kate et Matt.

— Allez chercher de l'eau, dit-il. Remplissez tout ce que vous pouvez trouver comme récipients et placez-les près de la porte.

Il ne servait plus à rien de se tenir aux postes de tir, car aucun Indien ne se montrerait dans la lueur des flammes. Il ne servirait pas non plus à grand-chose d'arroser l'intérieur de la porte, car il ne passerait pas assez d'eau pour la protéger du feu. Mais il y avait un autre moyen.

Matt manœuvrait la poignée de la pompe, tandis que Kate tenait les récipients. Scobey les lui prenait des mains quand ils étaient pleins et allait les placer près du seuil, de manière à les avoir à portée. Au bout de dix minutes, tout ce qui pouvait contenir de l'eau avait été rempli.

— Placez-vous chacun à une ouverture, dit Owen, en vous baissant autant que vous le pourrez. Et tirez quand vous verrez un éclair de carabine.

— Qu'est-ce que vous allez faire ? demanda Matt.

— Ouvrir la porte et éteindre le feu.

— Vous allez vous faire… Oh non ! Mr Scobey, ne faites pas ça.

— Va à ton poste de tir, mon petit.

Owen retira la lourde barre de fer et ouvrit brusquement la porte. Saisissant le seau le plus grand, il en lança le contenu sur les flammes pétillantes. Il le posa de côté, en prit un autre, le vida aussi. Tout d'abord, l'eau ne parut pas avoir d'autre effet que de soulever d'énormes gerbes d'étincelles et de vapeur. Mais il continua à travailler avec frénésie, aussi rapidement qu'il le pouvait, sans s'inquiéter des balles qui passaient par la porte en sifflant ou s'enfonçaient dans les montants.

Éclairé par les flammes et se détachant sur le fond sombre de l'intérieur, il faisait une belle cible. Mais son travail n'était pas inutile : les flammes diminuaient, et lorsqu'il arriva aux derniers récipients elles étaient éteintes. Il lança encore un seau d'eau contre la face extérieure de la porte qu'il essaya ensuite de refermer. Mais elle était coincée par des débris, et il dut se remettre au travail comme un forcené pour tenter de la dégager.

Il entendait les cris des Comanches qui chargeaient, les coups de feu que Kate et Matt tiraient avec régularité ; et il se rendait compte qu'il n'arriverait jamais au but. Une lourde pièce de bois qui encombrait le seuil refusait de bouger. Avant qu'il ait pu l'ôter, les Indiens seraient sur lui et pénétreraient dans la maison.

Il abandonna et saisit sa carabine qu'il avait appuyée contre le mur non loin de lui. Il recula un peu et attendit le premier Peau-Rouge. Mais au même instant, il perçut le roulement que faisaient sur le sol des sabots de chevaux, des cris aigus, l'aboiement des revolvers et même un clairon qui sonnait la charge.

Il attendit sans relâcher son attention, car il pouvait s'agir d'une ruse des Comanches. Il serait fixé dans quelques minutes.