CHAPITRE XV

Les bêtes avançaient maintenant au petit trot. Elles descendirent dans le lit profond de l'arroyo pour remonter de l'autre côté, bramant si fort qu'on eût cru entendre le bruit du tonnerre. De cet endroit, la gorge semblait plus basse et plus plate, mais Scobey savait que ce n'était là qu'une illusion. Elle était passablement haute, et il fallait qu'elle le fût.

Les deux groupes d'Indiens étaient maintenant à moins d'un quart de mille l'un de l'autre, et on pouvait compter les nouveaux arrivants. Ils étaient huit, ce qui mettait les chances à une contre quatre. Scobey jura doucement entre ses dents.

La dernière des bêtes était descendue dans l'arroyo, et Scobey suivit. La poussière était maintenant si dense qu'il ne pouvait voir l'autre rive distante seulement d'une cinquantaine de pieds. Derrière un immense rideau de poussière jaunâtre, les Indiens étaient semblables à des fantômes. Il tira sa carabine de son fourreau et sauta à terre. Les ennemis étaient beaucoup trop près. Avant que le troupeau n'ait gravi la moitié de la pente ils l'auraient contourné et auraient tiré sur les hommes. Il aurait fallu les obliger à se disperser, mais le temps manquait.

Owen se laissa glisser derrière un rocher. Les rênes pendantes, son cheval terrifié continua sa route tout seul. Trempé de sueur, la respiration haletante, Scobey attendait. Les Indiens avançaient en groupe. Il appuya sa carabine contre le rocher et visa avec soin. Lorsqu'ils ne furent plus qu'à deux cents yards, il tira. Le cheval de celui qui tenait la tête bascula et roula au sol, projetant son cavalier à près de trente pieds. Deux des chevaux suivants trébuchèrent sur le corps du premier et tombèrent à leur tour. Les autres Indiens s'immobilisèrent et s'éparpillèrent à droite et à gauche.

Scobey tira à nouveau, et une autre bête s'écroula. Il visait volontairement les chevaux qui constituaient, au milieu de ce nuage de poussière trompeur, une cible plus importante. De plus, le fait d'abattre les chevaux ralentissait la poursuite d'une manière plus efficace que s'il avait atteint les hommes. Il se leva et s'éloigna à reculons du bord de l'arroyo. Les Indiens ripostèrent par plusieurs coups de feu dans sa direction. Il fit demi-tour et se mit à courir dans le sillage du troupeau. Il lui fallait retrouver son cheval sans tarder, sinon ils allaient bientôt arriver et auraient tôt fait de s'emparer de lui et de le tuer.

Son regard tentait de percer le nuage de poussière, mais impossible de retrouver ce damné cheval. Il continua à gravir la pente rocheuse. Sa respiration se faisait de plus en plus rauque et sifflante. Derrière lui, les Comanches s'étaient regroupés et dévalaient la berge du cours d'eau. Il allongea le pas, trébucha, faillit tomber. Il ne lui restait qu'une ou deux minutes. S'il ne parvenait pas à retrouver et à rattraper son cheval dans ce laps de temps, il lui faudrait se retourner et accepter le combat. Mais ce qu'il fallait surtout faire, c'était les retarder pour permettre aux autres membres de son expédition d'atteindre le refuge provisoire que constituait le sommet de la falaise.

Les premiers des guerriers avaient traversé l'arroyo et émergeaient sur la rive. Owen s'arrêta, haletant. Il vérifia son revolver, le remit dans son étui, saisit sa carabine et, les jambes écartées, attendit.

Un appel soudain, derrière lui, le fit tressaillir, en même temps qu'il entendait un bruit de sabots.

— Owen ! Où…

— Par ici ! cria-t-il.

Matt arrivait, traînant à sa suite le cheval de Scobey. Celui-ci se mit à courir, saisit les rênes et bondit en selle. Il lança un coup de feu en direction des poursuivants qui ressortaient du lit de l'arroyo, puis fit faire volte-face à sa monture, l'éperonna et rejoignit Matt à fond de train.

L'enfant lui avait sauvé la vie. Sans son cheval, il n'avait pas une chance de s'en tirer. Il savait quelle avait dû être la frayeur du jeune garçon et combien il lui avait fallu de courage pour revenir ainsi sur ses pas. Tous deux gravirent la moitié de la pente avant de rattraper la queue du troupeau.

— Tilton ! Chavez ! Smith ! hurla Scobey.

Un cavalier surgit du nuage de poussière, puis un autre, puis un troisième.

— Descendez, et retenez ces salauds ! Matt, où est le fourgon ?

Le jeune garçon avait arrêté son cheval et s'apprêtait à mettre pied à terre pour faire le coup de feu avec les hommes. Il jeta un regard confus et effrayé à Owen, puis fit un signe de la main.

— Viens ! dit Scobey en filant à bride abattue dans la direction indiquée.

Le fourgon gravissait péniblement la pente abrupte. Quade, debout, tenait les rênes dans une main et dans l'autre le fouet avec lequel il frappait sans pitié la croupe des animaux terrifiés. Kate était assise sur le siège, s'agrippant des deux mains pour ne pas tomber. Owen avait l'impression qu'ils allaient tous deux être projetés à bas du chariot, mais ils gardaient leur équilibre comme par miracle. Dans le sillage du fourgon gisaient des barils d'eau, des provisions, des ustensiles de cuisine et même du bois de chauffage.

Owen entendit soudain la première salve tirée par Tilton et ses deux compagnons. Le troupeau, abandonné à lui-même, continuait à gravir la pente, et déjà les premières bêtes franchissaient le sommet. Le chariot était parvenu lui aussi non loin de la crête lorsque Owen le rattrapa et cria :

— Quade !

Il montrait de la main un amas de roches. Le visage de Quade était tout contracté par l'effort, et un instant Owen crut que l'homme n'avait pas compris. Cependant, tout de suite après, il entraînait son attelage vers cet abri providentiel. Scobey arrêta son cheval, chercha Matt des yeux, et quand il l'eut trouvé :

— Va-t'en avec eux ! lui cria-t-il.

L'enfant eut une hésitation.

— Fais ce que je te dis ! hurla Scobey.

Le jeune garçon n'insista pas et se lança au galop derrière le fourgon. Maintenant que le troupeau était loin, la poussière se déposait rapidement, et on pouvait apercevoir les Indiens qui gravissaient la pente en direction des trois hommes dissimulés derrière les rochers. Owen mit pied à terre, mais cette fois, il ne lâcha pas les rênes de son cheval. Il épaula sa carabine et fit feu aussi rapidement qu'il le put dans les rangs des assaillants. À cette distance, il ne pouvait guère manquer son but. Il en abattit deux avant qu'ils fussent revenus de la surprise que leur causait ce tir croisé, et les autres firent demi-tour.

Owen remonta à cheval et se dirigea vers les trois hommes. Tilton et Smith se levèrent, mais Chavez était toujours à genoux, en train de tirer, posément, lentement, sur les guerriers qui fuyaient. Trois gisaient sur le sol non loin de là, et un autre un peu plus bas. Enfin Chavez se remit sur pied à son tour, se dirigea vers l'un des Indiens qui respirait encore et lui écrasa brutalement le crâne avec le canon de sa carabine. Scobey ne dit rien, bien que le spectacle lui retournât l'estomac.

— Suivez-moi ! dit-il en se dirigeant vers le sommet.

Il désigna du doigt un endroit où les rochers étaient particulièrement hauts et peu espacés les uns des autres.

— Vous allez vous placer tous les trois là derrière, dit-il.

Puis il se dirigea vers le fourgon et constata avec soulagement que l'un des barils d'eau était toujours en place. Quade et Kate étaient sous le chariot, et Matt en train d'attacher son cheval à une des roues. Scobey mit pied à terre et fit de même. Le calme était maintenant aussi profond que le bruit avait été intense quelques instants plus tôt, et sa voix enrouée semblait résonner étrangement.

— Merci, mon petit Matt, dit-il. Si tu n'étais pas venu, je serais mort.

L'enfant rougit de confusion sous le masque grisâtre de son visage, mais il avait l'air moins effrayé. Owen lui mit la main sur l'épaule qu'il étreignit affectueusement. Puis il se glissa en rampant sous le fourgon, suivi de l'enfant.

— Vous êtes un fameux conducteur ! dit-il à Quade. C'était sensationnel.

Quade sourit.

— Quand on a une frousse assez intense, on peut faire bien des choses. Et j'avais la frousse.

Kate, prête à pleurer, intervint :

— Comment pouvez-vous plaisanter ainsi quand…

Elle était au bord de la crise de nerfs. Owen ne l'avait jamais vue ainsi.

— Voulez-vous aller voir combien il nous reste d'eau et de nourriture ? demanda-t-il.

Elle le fixa un instant sans comprendre ; puis elle se leva et se hissa jusque dans le fourgon. Chez Matt, la réaction commençait aussi à se faire sentir, et il tremblait violemment.

— Va dételer les chevaux et les attacher un peu plus loin, lui dit Owen.

Le tremblement de l'enfant diminua. Il se leva à son tour et alla décrocher les traits pour libérer les chevaux. Scobey scrutait la pente maintenant déserte. Aucun Indien n'était visible, sauf ceux qui avaient été tués. En bas, dans le lit du cours d'eau, on apercevait les cadavres des chevaux abattus. Mais rien ne bougeait.

— Et maintenant ? demanda Quade.

— Je pense qu'il nous faut rester là et attendre. Nous saurons bientôt ce qu'ils veulent exactement.

— Et si c'est Chavez ? Vous allez le leur livrer ?

Owen ne répondit pas tout de suite.

— Il est aussi indien que blanc, ajouta Quade.

— C'est vrai, mais il est des nôtres.

Il se rendait compte que ses paroles n'exprimaient pas la pure vérité, car le comportement de Chavez ressemblait davantage à celui d'un Indien qu'à celui d'un Blanc. Et il en était de même de sa façon de penser. Mais, malgré le risque qu'il y avait à refuser de livrer Chavez, Owen ne pouvait pas agir autrement. Le livrer serait s'attirer le mépris des Indiens et sans doute une autre attaque.

Le soleil descendait derrière la crête, la pente était maintenant presque dans l'obscurité, et les collines projetaient leurs ombres gigantesques sur la plaine. Dans le ciel, les nuages poussés par la brise se teintaient d'une couleur orangée.

Matt revint, suivi quelques instants plus tard par Kate.

— Il reste à peu près un quart de baril, dit la jeune fille. Le couvercle est tombé et une bonne partie de l'eau s'est renversée. Mais nous avons assez de nourriture.

Pendant ce temps, les dernières lueurs du jour s'évanouissaient et cédaient la place à la nuit qui approchait. Plus lentement mais inexorablement, les nuages perdaient aussi leurs couleurs d'or et de pourpre pour se transformer en une immense plage d'un gris terne. L'air fraîchissait.

Owen s'éloigna et s'en fut parmi les rochers jusqu'au sommet de la crête. De ce côté, la plaine s'étendait, nue et presque plate, sur une centaine de milles. L'herbe y était courte et rare. Même un lézard n'aurait pu s'approcher sans qu'on le vît. Le troupeau dispersé était en train de paître à une distance de plusieurs milles ; les chevaux se trouvaient non loin. Scobey revint sur ses pas en direction du fourgon, songeant qu'ils étaient loin d'être en sécurité, car les Indiens étaient encore trois fois supérieurs en nombre et, à l'aube, ils arriveraient sûrement de trois directions différentes. Quand il regagna l'abri du chariot, il faisait déjà très sombre.

— Autant vaut casser un peu la croûte, dit-il, car la nuit sera longue.

Kate et Matt quittèrent en rampant le fourgon. Quade, debout derrière, scrutait la pente en direction du sud.

— Ce n'est pas le moment, dit-il à mi-voix ; ils arrivent.

On les voyait à peine, mais on entendait le bruit sourd des sabots de leurs chevaux.

— Sous le chariot ! ordonna Scobey.

Puis, s'adressant aux autres cachés dans les rochers :

— Attention ! cria-t-il. Les voilà.

Il avait à peine prononcé ces mots qu'une salve éclata, tirée par les trois hommes. En dessous, les voix des Indiens s'élevèrent en un immense cri qui ressemblait aux aboiements des coyotes. Le fusil de Quade claqua à son tour. Kate et Matt étaient retournés sous le chariot. Le jeune garçon avait déjà saisi sa carabine au moment où Scobey se glissa près de lui. Ce dernier se mit également à tirer. Quand sa carabine fut vide, il la rejeta de côté et prit son revolver. Il n'avait encore jamais vu d'Indiens se battre dans l'obscurité sans y être forcés. Et, bien qu'il ne fît pas tout à fait noir, la nuit approchait cependant à grands pas. Il fallait que les Comanches fussent poussés par un motif bien puissant pour se comporter de cette manière.

En bas, des Indiens tombaient sous les balles. Un cheval s'abattit et roula sur son cavalier qui poussa un hurlement de douleur. Derrière les rochers, les carabines et les revolvers claquaient sans interruption, semblables à un chapelet de pétards.

Les Comanches, cependant, continuaient à avancer. Ils étaient presque arrivés au fourgon lorsqu'on les vit soudain s'arrêter, hésiter, puis faire demi-tour et s'en retourner au galop dans la direction d'où ils étaient venus. L'un d'eux, blessé, essayait de ramper sur le sol. Les doigts tremblants, Scobey se mit à recharger sa carabine.