CHAPITRE V

Les troupes du capitaine Richards se remirent en route à huit heures, suivant la trace des Indiens en fuite. Tilton et Chavez s'étaient offert pour aller récupérer les chevaux de Scobey qui – du moins l'espérait-on – n'avaient pas été emmenés par les Comanches. Ils partirent à neuf heures et rentrèrent à midi, poussant devant eux vingt-deux bêtes.

Owen était ennuyé, maussade et grincheux. Matt était tout à sa joie de partir pour le Kansas, et Kate paraissait reposée et plus calme. Habillée de vêtements trop grands appartenant à Owen, elle était plus animée et plus joyeuse qu'il ne l'avait jamais vue. La douleur causée par la mort de ses parents se lisait encore au fond de ses yeux, mais elle se dominait, cherchant à s'occuper la cuisine et au ménage, créant un tel branle-bas que Scobey et le gosse furent pratiquement obligés de s'en aller pour lui laisser le champ libre.

Au milieu de l'après-midi, Quade revint. Il traversa la cour pour rejoindre Owen qui était accroupi à l'ombre tout contre le mur de la maison. De l'autre côté de l'étable, Matt était assis auprès de Tilton et, selon toute apparence, captivé par quelque histoire.

Quade jeta un coup d'œil furtif à Scobey.

— Le capitaine m'a dit que vous aviez l'intention de conduire un troupeau jusqu'au Kansas.

— C'est vrai.

— Et que vous étiez prêt à payer cinq pour cent du produit de la vente à tous ceux qui vous donneraient un coup de main.

— C'est encore vrai. Mais il s'agit du troupeau de Miss Pryor.

— Vous faites partie de l'expédition ?

— Oui.

— Tilton et Chavez aussi, je suppose.

— Oui.

Quade le fixa attentivement.

— Et ça ne vous plaît pas beaucoup, n'est-ce pas ?

— Pas tellement.

Comme s'il se parlait à lui-même, Quade reprit :

— Chavez est un brave type, moitié Comanche et moitié Mexicain. Le sang indien vient du côté de son père. Il paraît que sa mère avait été capturée au cours d'un raid et prise pour femme par un des Peaux-Rouges. Elle fut délivrée par l'armée, mais elle était déjà enceinte. Elle haïssait les Comanches, bien entendu, et son fils éprouve les mêmes sentiments à leur égard. C'est un bon traqueur, capable de suivre une piste aussi bien que n'importe quel Indien.

Owen se taisait. Il commençait à trouver Quade sympathique. Cet homme devait avoir au moins soixante-dix ans, mais l'âge ne lui avait pas enlevé son dynamisme.

Ses yeux pâles au regard vif se fixèrent un instant sur son compagnon, puis il tourna un peu la tête pour cracher sa chique sur le sol.

— Vous connaissez ce Tilton, n'est-ce pas ?

Il y avait maintenant dans ses yeux un éclair de colère.

— C'est un tueur, reprit-il. Mais bon pour suivre une piste et pour se bagarrer. S'il le peut, il s'emparera de tout votre troupeau.

Quade s'assit plus confortablement auprès de Scobey et se mit à rouler une cigarette.

— Pourquoi entreprenez-vous ce travail, d'ailleurs ?

Scobey fronça les sourcils.

— Pour que Miss Pryor puisse démarrer à nouveau. Les Indiens ont tué ses parents et incendié sa maison. Si elle peut conduire une partie de ses bêtes au Kansas et les y vendre, elle pourra rebâtir sa demeure et engager des employés.

Le regard de Quade se porta de l'autre côté de la cour, sur Tilton et sur Matt.

— C'est votre fils ?

— Non.

— Vous l'emmenez ?

— Il le faut bien.

— Il a l'air d'un brave petit gars. Calme et sérieux comme un homme.

— Il n'a guère eu l'occasion d'être un enfant. Il n'a jamais connu d'autres garçons pour partager leurs jeux. Il n'a que moi.

— Vous l'aimez beaucoup, n'est-ce pas ?

Scobey regarda Quade d'un air grave.

— Oui, beaucoup.

Il était vrai qu'il tenait énormément à ce petit garçon, et cela l'ennuyait et le peinait de le voir en compagnie de Tilton. Le respect et l'amour que Matt éprouvait pour lui étaient-ils assez grands pour résister au choc qu'il risquait d'avoir ? Scobey en doutait. Et, à nouveau, il éprouvait au plus profond de lui-même l'étreinte de la peur.

— Installez-vous aussi bien que vous pourrez dans l'étable, Mr Quade, dit-il. Demain nous commencerons à rassembler le troupeau.

Il se leva et se dirigea lentement vers le bâtiment. Il entendit la voix de Tilton :

— … donc, le shérif adjoint lui cria de jeter son revolver. L'homme se retourna en écartant les bras de son corps. Et le shérif tira. Il prétendit plus tard qu'il croyait que l'autre cherchait à saisir son arme. Seulement, j'étais là, moi. Et j'ai tout vu. Vois-tu, mon garçon, ce n'est pas parce qu'un type porte une étoile qu'il a toujours raison. Celui-là était un sale assassin ; et où qu'il soit maintenant, il sait bien qu'il est un assassin.

La fureur s'empara de Scobey. Il serra les poings et appela :

— Matt !

Le gamin jeta un coup d'œil autour de lui, se leva aussitôt et accourut.

— Qu'est-ce qu'il y a, Mr Scobey ?

Owen se domina.

— Rien, mon petit, rien.

Il se força à sourire.

— Quel genre d'histoire était-il en train de te raconter ?

Matt prit un air gêné.

— Il y a quelque chose, Mr Scobey, je le sais. Il y a trop longtemps que nous sommes ensemble, tous les deux, pour…

— Et nous resterons ensemble, Matt.

Il se rappelait soudain le petit Matt à l'âge de sept ans : un petit garçon sérieux, solitaire et terrifié. Il se rappelait comment il avait pleuré, la nuit, croyant qu'Owen dormait. Mais dans la journée l'enfant ne versait pas une larme, ne se plaignait jamais, et son courage n'avait fait qu'intensifier son propre sentiment de culpabilité et de remords, si bien qu'il avait passé des nuits blanches à revivre ce jour fatidique, essayant de se persuader qu'il n'avait commis aucune faute. Et il se rappelait encore les moindres détails de la scène, tellement il l'avait revécue en pensée.

— Je pense que ça va te faire plaisir de conduire ce troupeau ? dit-il. Ce sera un dur travail, mais tu ne te sentiras peut-être pas aussi seul que tu l'as été jusqu'à maintenant.

— Je ne me suis jamais senti seul, avec vous, Mr Scobey.

— Vrai ?

— Jamais, Mr Scobey, répéta respectueusement le petit garçon. Mais pour ce qui est d'aller au Kansas… j'aimerais bien ça.

— Eh bien, nous irons.

Il posa la main sur l'épaule de l'enfant, et soudain sa gorge se serra. Il s'éloigna brusquement. Matt le considéra, les yeux pleins d'étonnement, puis il s'en retourna en trottant vers l'endroit où se tenait Tilton.

Owen s'en fut à grands pas vers la maison. Tilton essayait maintenant de l'effrayer en racontant cette histoire à l'enfant sans donner de noms. Il apprendrait tous les détails au jeune garçon, s'arrangerait pour qu'il accorde sa sympathie à l'homme qui avait été tué, tout en méprisant le shérif. Puis, s'il s'apercevait qu'il ne pouvait obtenir de Scobey tout ce qu'il désirait, il donnerait à Matt les noms des personnages du drame.

Il entra. Kate, debout près du fourneau, tourna la tête. Chose curieuse, elle avait l'air plus petite et plus féminine avec ces pantalons trop grands et cette chemise d'homme que lorsqu'elle portait sa robe.

Ses joues étaient mouillées de larmes qu'elle essuya rapidement avec le dos de la main. Comme Matt, elle pleurait toute seule, mais ne montrait aux autres que son courage.

— Excusez-moi, dit Owen.

— Je vous en prie… Mon père et moi étions tellement unis. C'est dur…

— Je sais.

Oui, il savait que c'était dur. Sa propre femme et son bébé avaient péri dans un incendie, alors qu'il se trouvait loin d'eux, dans les troupes de l'Union. Et ce deuil expliquait peut-être pourquoi il avait emmené le petit Matt avec lui. Peut-être avait-il songé à ce moment-là à son petit enfant à lui…

Il s'avança vers l'une des ouvertures de guet et jeta un coup d'œil à l'extérieur. Quade venait de quitter son coin d'ombre près de la maison et s'en allait vers l'étable. Il passa tout près d'Owen, tout en fixant intensément Tilton qui se trouvait à quelque distance. Et il y avait sur son visage une haine farouche et implacable.

C'est alors qu'il aperçut une silhouette qui approchait dans les hautes herbes. Il quitta son poste d'observation et sortit. La lumière lui fit un instant cligner les yeux. L'homme portait l'uniforme bleu de la cavalerie. Quade, Tilton et Matt le rejoignirent. Le nouvel arrivant était grand, jeune, avec des cheveux et des yeux noirs.

— Messieurs, dit-il, je crois savoir que vous allez conduire des troupeaux vers le nord.

— Et vous voulez vous joindre à nous, dit Quade d'un ton sec.

— C'est cela.

Il se tourna vers Owen et lui tendit la main.

— Lincoln Smith ! dit-il.

— Vous êtes déserteur ? demanda Scobey.

— Disons seulement que j'ai quitté l'armée avec l'espoir de trouver ailleurs un emploi mieux payé.

— Je n'ai pas dit que je vous prenais.

L'homme eut un sourire chargé d'impudence.

— Mais vous allez le dire, parce que vous avez besoin d'hommes supplémentaires.

— Engager un déserteur, c'est un bien gros risque. S'il quitte un endroit, il en quittera un autre.

— Peut-être. Mais pas avant d'être payé. Et après, qu'est-ce que ça peut faire ?

— Vous en avez besoin, Scobey ! insista Tilton.

Scobey fronça les sourcils. Il avait évidemment besoin de Smith. Il avait besoin de toute l'aide qu'il pourrait trouver. Kate voulait emmener dans le Kansas mille têtes de bétail, et c'était là un travail qui exigeait du personnel. Il fit un signe d'assentiment.

— D'accord. Vous toucherez cinq pour cent. Mais je ne vous cacherai pas si par hasard l'armée se met à votre recherche. Et je ne refuserai pas de vous livrer.

— C'est bon, Mr Scobey ; ça peut aller. Quand partons-nous ?

— Demain à l'aube. Trouvez-vous un endroit pour dormir dans le foin. Et interdiction de fumer, bien entendu.

Le petit groupe se dispersa. Kate, qui était sur le pas de la porte, s'avança et considéra le soldat avec curiosité, la main en visière devant ses yeux. En l'apercevant, l'homme obliqua et se dirigea droit sur elle. Owen traversa la cour pour lui barrer la route, mais il ne pouvait y parvenir sans se hâter trop visiblement. Il arriva au moment où Smith ôtait son képi poussiéreux devant Kate.

— Mademoiselle, dit-il, je suis votre serviteur.

Un éclair moqueur dans ses yeux fit monter le rouge aux joues de la jeune fille.

— Miss Pryor, dit Owen d'un ton maussade, je vous présente Lincoln Smith. C'est un déserteur, mais il désire nous aider dans notre déplacement. Je l'ai engagé.

Les regards des deux hommes s'affrontèrent, et les yeux de Kate étincelèrent de colère.

— Mr Smith, reprit Owen, vous logez dans l'étable.

L'homme lui décocha un sourire, puis jeta un coup d'œil à Kate et fit demi-tour. Il s'éloigna rapidement, tandis que Scobey s'adressait à la jeune fille.

— Vous rougissez comme une collégienne.

Une lueur de colère illumina les yeux de Kate. Elle leva la main brusquement, et une gifle cuisante atteignit Owen en plein visage. Il saisit la jeune fille par les bras.

— Mettons une chose au point…

Il ne termina pas sa phrase, se rendant compte qu'il se conduisait lui-même comme un collégien jaloux. De plus, il était aussi irrité par l'impudence de Smith que par l'attitude de Kate.

— Aucune importance, dit-il.

Il la lâcha et elle s'éloigna en courant vers la maison. Owen se sentit assailli par un pressentiment. Maintenant, ils avaient un coureur de jupons à ajouter à leur équipe déjà si mélangée et si hétéroclite. Il regarda les hommes qui étaient rassemblés autour de l'étable, à l'autre extrémité de la cour. Il n'y en avait pas un qui ne fût dangereux à sa façon. Tilton essaierait d'obtenir une somme supérieure à celle prévue, grâce à sa connaissance du passé de Scobey. Quade, pour des raisons mystérieuses, haïssait Tilton. Lincoln Smith n'était qu'un opportuniste dépourvu de scrupules et qui poursuivrait Kate comme un chien poursuit une chienne en chaleur. Quant à Chavez, c'était une énigme, mais Owen avait le sentiment que c'était peut-être le plus dangereux de tous.

Il se détourna, pensif. Ses jugements étaient durs, mais mieux valait se tenir sur ses gardes.