CHAPITRE VIII

À l'aube, ils étaient debout. Taciturnes et silencieux, les hommes allèrent se laver, rangèrent leurs couvertures, s'occupèrent de leurs affaires et sellèrent les chevaux. Owen alluma le feu et Kate prépara le petit déjeuner. Puis, tous s'accroupirent autour des flammes et mangèrent sans un mot.

Scobey donna ensuite l'ordre à Quade de rester près des bêtes qui avaient été rassemblées la veille et sella un cheval pour Kate, en lui demandant de bien vouloir rester tout près de Quade après qu'elle aurait mis un peu d'ordre dans le camp. Obéissante, elle avait repris ce matin-là les vêtements qu'Owen lui avait donnés et elle avait laissé de côté la robe qu'elle portait la veille. Il passa un peu de frayeur dans ses yeux lorsqu'il s'éloigna en compagnie de Matt, comme si elle regrettait maintenant d'avoir entrepris cette expédition.

Quade jeta un regard appuyé sur Tilton au moment où il passa près du troupeau. L'homme se sentit observé, regarda droit devant lui, les sourcils légèrement froncés ; mais il ne dit rien. Chavez, qui marchait derrière, avait l'air de l'ignorer au même titre que Quade. Il allait, les yeux fixés sur le sol, semblant l'étudier comme les hommes civilisés lisent les pages d'un livre. De temps à autre, cependant, il levait un peu la tête et, sans en avoir l'air, observait ce qui se passait autour de lui. Smith venait ensuite. Il tourna la tête pour regarder Kate qui avait déjà commencé son travail de nettoyage. Il sentit peser sur lui le regard d'Owen, et il y avait dans ses yeux un défi qui disait aussi clairement que des mots : « Tu m'as arrêté une fois, mais tu ne seras pas toujours là ! » Tilton fit halte derrière le troupeau éparpillé et se retourna. Chavez et Smith le rejoignirent, et c'est sans enthousiasme qu'ils virent s'approcher Scobey.

Le ciel virait au rose, et le soleil montait à l'horizon.

— Nous allons nous diriger vers le nord, dit Owen en montrant du doigt une ligne de collines couvertes de bandes grises qui étaient des broussailles.

— Étalez-vous en éventail, continua-t-il, Tilton à droite, ensuite Smith. Matt poussera les bêtes que nous allons prendre, et je me tiendrai à sa gauche. Chavez viendra après. Explorez tous ces bosquets, même s'il est un peu tôt pour y trouver des bêtes cachées.

Les yeux de Tilton se posèrent sur Scobey avec une nuance de défi.

— J'allais demander au gosse de venir avec moi.

Le visage de Matt s'illumina et il regarda Owen.

— Je peux ? demanda-t-il.

Tilton esquissa un sourire.

— Il aime les bonnes histoires, ce petit, dit-il. Et si quelqu'un peut lui en raconter, c'est bien Beecher Tilton.

— Nous n'avons pas le temps de raconter des histoires, répliqua sèchement Owen. Vous partez seul.

Le visage du petit garçon refléta le mécontentement. Tilton eut un sourire moqueur en voyant le froncement de sourcils de Scobey et la déception de Matt.

— Nous raconterons nos histoires quand nous serons rentrés au camp, petit ! dit-il.

Il fit demi-tour et s'en alla au petit trot. Les autres prirent les postes qui leur avaient été assignés, et on se mit en marche vers le nord.

Il comprenait fort bien dans quel but Tilton voulait se servir de son emprise sur lui. Il n'y avait qu'une seule explication : quand ils auraient atteint le Kansas, l'homme ne se contenterait pas du dix pour cent promis sur la vente des bestiaux. Il voudrait la totalité. Quand on en serait là… La mâchoire d'Owen se durcit. Il était prévenu, il connaissait les intentions de l'adversaire. Il se servirait donc de lui pour l'aider à mener le troupeau jusqu'au but, et quand ce serait fait, il trouverait bien un moyen de tenir tête à Tilton et à ses menaces. Et s'il le fallait, il le tuerait.

La matinée s'écoula lentement. À midi, on ne trouvait déjà plus de bêtes à découvert mais seulement dans les fourrés et les bosquets où il y avait de l'ombre et aussi des branches épineuses où elles se frottaient pour chasser les mouches. Chavez en ramena quatorze. Owen y ajouta la douzaine qu'il avait lui-même rassemblées et les poussa vers l'est. Matt en conduisait plus de vingt, et Owen lui confia les autres. Il lui adressa un sourire, mais le garçon avait l'air intrigué et pensif.

— Vous n'aimez pas Mr Tilton, n'est-ce pas ? dit-il.

— Non.

— Pourquoi ? Vous le connaissez à peine.

— Je connais les gens de son espèce, mon petit.

— Vous êtes injuste, Owen. Moi, je l'aime.

Scobey l'observa attentivement, se rendant compte que Tilton avait déjà marqué un point.

— Pourquoi te plaît-il ?

Matt réfléchit un instant calmement. Il avait l'air tout petit sur ce grand cheval, tout fragile, et Owen se sentit oppressé, la gorge serrée.

— Je ne sais pas, dit l'enfant. Il me plaît, c'est tout. J'aime l'entendre parler ; on dirait qu'il a voyagé partout et qu'il a fait des tas de choses.

Owen ouvrit la bouche pour répondre mais la referma. Dire à Matt que Tilton était un tueur sans pitié ne servirait strictement à rien. Il eût fallu donner des preuves, des détails. Et même dans ce cas, le résultat n'aurait pas été certain. Il fallait que Matt vît Tilton tel qu'il était réellement, qu'il le vît accomplir les actes dont Owen aurait pu l'accuser.

*
*  *

Les jours s'écoulaient, tous semblables, s'enchaînant avec une fastidieuse monotonie, et tous se sentaient envahis par une inquiétude qu'ils ne pouvaient dissiper. Richards avait chassé les Comanches vers le nord, mais quand il était passé par-là, il était à peu près dépourvu de vivres, ses hommes étaient fatigués, et il était probable qu'il allait ramener ses troupes dans le Sud. À ce moment-là, les Indiens reviendraient.

Owen et ses compagnons travaillaient de l'aube au crépuscule et, la nuit, ils prenaient la garde à tour de rôle, ce qui diminuait considérablement leurs heures de sommeil. Les hommes n'allaient même plus se laver et se raser le matin. Ils sortaient maintenant de leurs couvertures barbus, hirsutes, sales, les yeux rougis, et ils restaient ainsi toute la journée.

Ils devenaient irascibles, et Tilton éprouvait des difficultés à être poli avec Matt, bien que de toute évidence il essayât de poursuivre le but qu'il s'était fixé. Il dévisageait aussi Quade d'un air mauvais toutes les fois qu'il passait devant lui au camp ou dans la prairie, et Quade lui rendait ouvertement ses regards haineux.

Chavez, qui supportait mieux que les autres ces journées épuisantes, faisait cependant preuve de lassitude lui aussi, ce qui avait pour effet de le rendre encore plus silencieux et plus taciturne qu'à l'ordinaire. Lorsque Scobey lui adressait la parole pour lui dire d'aller prendre son tour de garde ou pour tout autre motif, il ne répondait jamais que par un vague grognement ou par un signe de tête.

Quant à Smith, la fatigue perpétuelle semblait lui avoir ôté une bonne partie de l'emballement qui le poussait vers Kate, bien qu'il la suivît toujours des yeux comme un chat suit un oiseau. Et la jeune fille se sentait de plus en plus mal à l'aise et effrayée.

Mais le troupeau grossissait. À la fin de la première semaine, ils avaient rassemblé près de cinq cents bêtes. La seconde semaine fut moins bonne, mais à la fin de la troisième ils avaient presque atteint leur but, car ils n'étaient pas loin d'avoir les mille têtes prévues.

Au fur et à mesure que le troupeau grossissait, il fallait davantage d'hommes pour le garder durant la journée. Kate, Quade, Matt et Chavez étaient sans cesse de corvée, tournant tout autour du troupeau afin de ramener les bêtes qui s'égaraient. Smith restait avec les chevaux. Owen et Tilton étaient donc les seuls à continuer le rassemblement qui, bien entendu, se ralentissait.

Ils s'en allaient le matin de bonne heure et ne rentraient qu'à la nuit, ramenant maintenant les bœufs les plus âgés, les longues cornes, ceux qui avaient été assez rusés et assez habiles pour s'échapper après une première capture. Owen ne descendait pratiquement pas de cheval de toute la journée, et il dormait la nuit avec les rênes attachées autour du poignet. Chaque fois qu'il rentrait, il prenait au lasso un cheval frais pour remplacer celui qu'il avait épuisé. Et Tilton agissait de même.

Toutes les fois que les deux hommes se rencontraient, ils se montraient pleins d'irritation et de hargne l'un envers l'autre. Owen se prenait à espérer que Tilton allait perdre le contrôle de lui-même et qu'on abattrait les cartes, ce qui ne pourrait se terminer que par la mort de l'un ou de l'autre. Mais la chose ne se produisit pas. En fait, aucun incident ne survint jusqu'au jour où Owen décida que le nombre de bêtes rassemblées était suffisant.

Au coucher du soleil, ils se trouvaient encore à plusieurs milles du camp, conduisant devant eux six taureaux et deux génisses. Il y avait dans le lot une bête dont les cornes étaient particulièrement fortes, un animal rouan, aux yeux rouges et globuleux, qui avait déjà quitté le troupeau à plusieurs reprises. Owen était d'avis qu'il vaudrait mieux le relâcher définitivement, car il se rendait compte qu'il leur donnerait du fil à retordre tout le long de la route. Mais Tilton, de caractère vif et emporté, pensait différemment. Pour lui, l'animal était une sorte d'exutoire à sa fureur perpétuelle. Trois fois il le ramena vers le troupeau. La quatrième, l'animal s'en fut à fond de train vers un bouquet d'arbres situé à quelque distance. Tilton s'élança follement à sa poursuite en faisant tournoyer son lasso. C'était un vieux truc, mais qui réussissait presque toujours. Si on attrapait ainsi une bête chaque fois qu'elle quittait le troupeau, en tirant assez pour lui couper le souffle, elle perdait bientôt l'habitude de s'échapper. Seulement, il avait affaire à un animal de six ou sept ans qui devait bien peser quinze cents livres, aussi grand qu'un cheval, sauvage et vicieux.

Le lasso de Tilton partit en sifflant et retomba adroitement autour des cornes du taureau. L'homme arrêta brusquement sa monture. L'animal tira sur l'extrémité du lasso qui se tendit et vibra comme une corde de violon. Puis il baissa la tête et tomba au sol.

Mais la selle de Tilton et Tilton lui-même atteignirent le sol au même instant, et le cheval décampa à toute vitesse.

Scobey se mit à sourire. Il était à près d'un quart de mille et ne pouvait distinguer le visage de Tilton, mais il en imaginait fort bien l'expression, et son sourire s'élargit malgré lui. L'homme et le taureau furent debout à peu près en même temps. Tilton porta la main à sa hanche, mais ne trouvant pas son revolver il tourna la tête pour le chercher sur le sol. Le taureau piaffa, baissa la tête, l'agita deux ou trois fois.

Owen enfonça les éperons dans le ventre de son cheval. Un instant plus tôt, la scène était plutôt divertissante, mais il n'en allait plus de même maintenant. Dans quelques secondes, la bête allait foncer, soit pour empaler Tilton sur ses cornes acérées comme des couteaux, soit pour les renverser au sol et le piétiner. Owen labourait les flancs de son cheval. À ce moment-là, il avait oublié la haine qu'il éprouvait pour son adversaire et la menace que ce dernier faisait peser sur lui. Il ne songeait même pas qu'en se tenant à l'écart il avait un moyen sûr et aisé d'être débarrassé du tueur.

Il tira son lasso quand il ne fut plus qu'à environ deux cents yards… Cent yards encore… Le taureau ne le voyait pas arriver, bien que Tilton l'eût aperçu. Debout, semblable à un toréador dans une arène, il était prêt à bondir à droite ou à gauche quand la bête se mettrait à charger.

Owen était encore à une centaine de yards quand l'animal se mit en mouvement, assez lentement d'abord, puis avec une vitesse croissante. Il fit un crochet pour l'intercepter. Son lasso siffla et entoura les cornes du taureau. Comme l'avait fait Tilton, il arrêta son cheval et se tendit pour supporter le choc. La bête était à une centaine de pieds seulement de l'endroit où se trouvait l'homme. La selle d'Owen tourna, son cheval fit un écart et faillit tomber, mais la sangle tint bon et le taureau s'écroula, le souffle coupé.

Tilton s'écarta, tandis qu'Owen, toujours à cheval, se dirigeait vers l'animal étourdi par la chute. Il fit sauter son lasso pour le dégager des cornes et se laissa glisser à terre. Il libéra rapidement le lasso de Tilton et se remit en selle. Le taureau respira bruyamment deux ou trois fois et se releva péniblement. Il fixa Owen, puis Tilton qui se tenait derrière lui et, faisant demi-tour, s'en fut en trottant rejoindre le troupeau.

Owen se rendait compte maintenant de l'occasion exceptionnelle qu'il avait laissé passer.

— J'aurais dû laisser cette bête vous embrocher ! dit-il.

Tilton le regarda de travers.

— Ne croyez pas que je vous doive quelque chose, rétorqua l'autre. Je m'en serais fort bien tiré tout seul.

Owen le dévisagea quelques instants. Tilton soutint son regard avec impudence, puis il se détourna pour se mettre à la recherche de son revolver. Scobey enroula son lasso et se lança à la poursuite du cheval de Tilton qu'il attrapa et ramena.

L'homme était en train de ligaturer la sangle de sa selle. Owen dégagea le lasso du cou du cheval et s'en fut sans un mot, le laissant se débrouiller.

Il se maudissait intérieurement pour sa sottise. Il regrettait d'avoir sauvé la vie à Tilton, et il savait qu'il le regretterait encore plus avant d'atteindre le Kansas avec le troupeau. Son acte avait été plus instinctif que réfléchi, mais ce qui était fait était fait. Il ne restait maintenant qu'à tirer le meilleur parti possible de la situation.