CHAPITRE PREMIER

L'immensité désertique s'étendait sur un million de milles carrés, tantôt aussi plate et uniforme qu'un tapis, tantôt barrée par des escarpements de grès grisâtre, tantôt hérissée de contreforts de roches dentelées et tantôt creusée de cañons boisés au bas desquels serpentaient lentement de maigres cours d'eau.

Au-dessus, un ciel presque vide où, dans le lointain, quelques oiseaux de proie tournoyaient avant de se poser et de venir se confondre avec le sol.

À première vue, la jeune fille paraissait sans grande beauté. Son visage était rougi par l'effort et par les rayons brûlants du soleil de midi. La sueur perlait à son front et autour de ses yeux, coulait le long de ses joues couvertes de poussière où elle traçait des sillons qui ajoutaient encore à son aspect négligé. Ses cheveux étaient en désordre, mais elle ne s'en souciait pas. Ses pieds douloureux étaient en feu dans ses bottines maintenant éculées et qui pourtant étaient neuves quand elle avait quitté sa maison. Sa jupe, déchirée en une douzaine d'endroits, la faisait trébucher et parfois tomber.

Pendant un certain temps, elle avait regardé derrière elle à intervalles réguliers, pleine de terreur, comme si elle s'attendait à être poursuivie. Mais maintenant elle ne semblait plus s'en soucier. Elle regardait droit devant elle, et il y avait sur son visage une sorte de fatalisme résigné. Si on la rattrapait, eh bien tant pis, elle mourrait. Mais si Dieu le voulait on ne retrouverait pas sa trace.

Et elle marchait, marchait toujours, sous le soleil ardent qui, avec une lente indifférence, traversait le ciel cuivré. Elle poursuivait sa route en direction du seul refuge possible : le ranch de son voisin le plus proche, à quarante milles de chez elle.

Ceux qui vivaient sur cette terre la connaissaient bien. Ils en admiraient la beauté cruelle et terrifiante, ils la respectaient, la craignaient ou la haïssaient, mais ils ne l'aimaient jamais, parce que l'amour est un sentiment tendre et qu'il n'y avait dans ce pays rien qui ressemblât à de la tendresse. En été, le soleil impitoyable évaporait le peu d'eau qui s'y trouvait et grillait tout ce qui n'était pas à l'abri de sa morsure. En hiver, les vents du nord descendaient en tourbillons furieux des lointains hauts plateaux boisés, et la neige durcie cachait l'herbe aux troupeaux affamés.

La jeune fille ne savait rien d'autre. Son père était arrivé ici en 1850. Le premier ciel qu'elle avait vu de ses yeux de bébé était celui qui se trouvait en ce moment au-dessus d'elle ; la première terre que ses pieds d'enfant avaient foulée était celle où elle marchait maintenant.

Au coucher du soleil, elle fit halte et trouva un havre de fraîcheur à l'abri d'un grand rocher de grès. Elle s'étendit sur le sol mais ne put dormir. Elle observait au-dessus d'elle les couleurs changeantes du ciel. Il y avait dans son esprit trop de souvenirs qui pourraient peut-être s'estomper avec le temps, mais qui, elle le savait, ne s'effaceraient jamais complètement.

L'image de son père debout, hier soir, devant la porte. Il scrutait la vaste plaine qui s'étendait devant lui sans rien voir, mais il avait le sentiment d'un danger inévitable.

L'image de son visage tourmenté tandis qu'ils prenaient ensemble leur repas du soir dans la demi-pénombre, car il n'avait pas voulu qu'on allumât les lampes.

L'image, entrevue par une ouverture dans le mur, de la face peinte d'un Comanche aux yeux féroces.

Les cris aigus et brefs, semblables à des aboiements. Le claquement du fusil de son père et celui qu'elle tenait elle-même.

L'air froid et humide de l'étroit tunnel que son père avait creusé et boisé, bien des années auparavant, en prévision de circonstances comme celles-ci. Elle l'avait longé en rampant quand elle était bébé, s'entraînant à ne plus avoir peur.

Elle avait suivi le souterrain en rampant, comme elle l'avait fait tant de fois, car elle en connaissait chaque tournant, chaque irrégularité, chaque pièce de boisage. Elle en était ressortie aux premiers rayons de l'aurore et, dissimulée derrière le rocher, elle avait regardé.

La maison n'était plus qu'un immense brasier jusqu'au chaume du toit. Les meubles et les effets personnels, entassés dans la cour, brûlaient aussi avec de grandes flammes, et deux cadavres gisaient non loin. Les corps de deux Blancs : un homme et une femme. Mais il y en avait d'autres : ceux des Comanches que son père avait tués avant d'être pris, écrasé sous le nombre.

Puis la jeune fille s'était retournée et s'était mise à courir.

Maintenant, à la nuit tombante, dans la bienfaisante fraîcheur qui descend lorsque disparaît le soleil, elle se reposait encore à l'abri d'une roche. Elle éprouvait du chagrin et de la haine, de l'incertitude, et de la peur aussi. Elle ne connaissait pas d'autre pays que celui-là. Elle y resterait donc et organiserait sa vie. Mais il lui fallait d'abord atteindre la demeure de son voisin. Et elle était distante de quarante milles !

Après ce repos, elle s'était remise en route vers l'arroyo qui se trouvait à douze milles de chez elle. Et elle avait repris sa marche harassante. À l'aube, elle avait parcouru vingt milles. Le lendemain, elle ne put couvrir qu'une distance inférieure et dut se reposer davantage. Au coucher du soleil de cette seconde journée il lui restait encore onze milles à parcourir. Elle n'atteindrait le but qu'elle s'était fixé que le lendemain matin. Alors, elle pourrait se reposer et manger. Et elle ne se sentirait plus aussi terriblement seule et abandonnée.

*
*  *

Owen Scobey était relativement nouveau dans la région. Sa maison, d'apparence neuve, le proclamait ; mais on comprenait qu'il avait l'intention de rester. L'habitation se nichait au flanc d'une colline. Les murs étaient faits de brique et avaient trois pieds d'épaisseur à la base. La charpente du toit était constituée de poutres de douze pouces sur lesquelles étaient posées des planches soigneusement jointes et dont aucune n'avait moins de six pouces à sa plus grosse extrémité. Par-dessus se trouvait une couche de branchages elle-même recouverte de tourbe qui avait déjà durci en peu d'années.

Il n'y avait aucun abri à moins de cent yards de la maison, aucun endroit où un tireur aurait pu se dissimuler. Quant au parc à bestiaux et à la grange, ils se trouvaient à près de deux cents yards.

Ce jour-là commença comme les autres jours. Owen Scobey s'éveilla une demi-heure avant l'aube ; il alla chercher de l'eau au puits, creusé avant même la construction des bâtiments et qui maintenant se trouvait au milieu. Il se lava, puis alla secouer l'épaule du petit garçon qui dormait dans la chambre voisine de la sienne.

— Allons, Matt ! C'est l'heure.

Il retourna à la cuisine et alluma du feu dans la cheminée pour faire chauffer de l'eau. Quand il eut fini, le ciel se nuançait de gris à l'est, et le gamin était levé. Scobey ouvrit la porte et, la carabine à la main, il sortit sous la véranda, le gosse sur les talons et lui aussi porteur d'une carabine.

Owen était grand, brun de peau, avec un visage calme aux yeux très bleus. Sa chevelure, encore bien fournie, commençait à grisonner aux tempes. On aurait pu lui donner quarante ans, mais en réalité il n'en avait que trente-deux.

Avant de quitter l'abri du toit, une sorte de crainte instinctive le fit se retourner vers l'enfant.

— Reste ici ! dit-il.

Matt était grand pour douze ans, maigre et nerveux, de sorte qu'aucun vêtement ne lui allait jamais très bien.

Il ne répondit pas. L'air calme, il regardait Owen avec dans les yeux un mélange de confiance aveugle, de respect et d'affection.

Tout en s'éloignant, l'homme jeta un coup d'œil derrière lui. Toutes les fois que Matt le regardait ainsi, il sentait en lui l'étreinte glacée de la peur. Dieu veuille que l'enfant ne se doute jamais.

Il y avait maintenant cinq ans que cette peur le tenaillait, cinq ans qu'ils s'étaient cachés tous deux en ce lieu où personne, hormis les Indiens, ne venait jamais. Encore quelques années, dix ans, pensait-il. Le garçon aurait alors vingt-deux ans, et peut-être à ce moment-là pourrait-il comprendre.

Il traversa la cour avec précaution. Il tenait son arme à bout de bras, avec une apparente négligence, mais il était capable d'épauler et de faire feu en une fraction de seconde.

Le ciel s'éclaircissait rapidement. La plaine s'étendait de tous côtés à perte de vue, désolée et nue. Seules les herbes ondulaient au souffle léger de la brise matinale. Mais il savait qu'il pouvait se dissimuler dans cette solitude une cinquantaine de guerriers à la face peinturlurée. Et peut-être était-ce le cas, car il n'éprouvait jamais sans une bonne raison cette anxiété qui l'assaillait en ce moment.

La silhouette qu'il voyait maintenant trébucher sur un tertre lointain et qui se rapprochait lentement n'était pas un Comanche, mais ce pouvait être un piège. Il jeta un coup d'œil par-dessus son épaule en direction de la maison. Il avait la gorge sèche et la poitrine oppressée.

Il regagna la véranda.

— Des Comanches ? murmura le petit garçon.

— Je ne sais pas. Ne bouge pas.

Tous deux regardaient la silhouette qui s'avançait en trébuchant.

— C'est une femme blanche ! dit Matt.

— On le dirait. Attendons, nous verrons bien.

Les Comanches étaient rusés. Pas plus que quiconque ils ne tenaient à mourir, et ils ne couraient pas le risque de perdre la moitié de leurs effectifs dans une attaque à découvert s'ils pouvaient faire autrement. Il leur arrivait, par exemple, de lâcher un prisonnier en vue de la maison d'un Blanc pour enlever celui-ci au moment où il accourait étourdiment à l'aide.

La femme était maintenant plus près. Owen apercevait son visage hâlé et couvert de poussière, ses vêtements en haillons, et de temps en temps une de ses chaussures éculées. Mais il ne quitta pas l'abri de la véranda avant qu'elle ne fût à moins de trois cents yards.

— Ne bouge pas ! répéta-t-il à Matt. Je vais la chercher.

Il s'éloigna. La femme s'arrêta un instant en le voyant et resta figée, le regard fixe. Puis elle fit encore un pas en avant, trébucha et s'écroula.

Scobey était maintenant auprès d'elle. Mais avant de se baisser pour la relever il scruta attentivement la plaine apparemment déserte. Puis il souleva la jeune fille dans ses bras et l'emporta rapidement vers la maison. Il la transporta à l'intérieur et la déposa doucement sur son propre lit après que le gamin eut lissé les couvertures.

— Elle est blessée, Mr Scobey ? demanda Matt à voix basse.

— Je ne sais pas.

Owen se pencha et lui ôta maladroitement une chaussure, puis l'autre.

— Elle a les pieds en sang, mais c'est la marche. Va me chercher une bassine d'eau et une serviette.

Le petit garçon s'éloigna. On l'entendit manœuvrer la poignée de la pompe. Scobey, le visage rouge de gêne, examinait attentivement la jeune fille, cherchant des traces de sang sur ses vêtements. Il la retourna avec mille précautions pour inspecter le dos et il poussa un soupir de soulagement.

Matt entrait avec la bassine et la serviette. Owen déplaça la jeune fille sur le lit, de manière à laisser pendre ses pieds qu'il trempa dans l'eau.

— Tiens la bassine, Matt ! dit-il.

Et il se mit à laver le sang séché et la boue qui maculaient les pieds. Après quoi il les essuya et réinstalla la jeune fille confortablement.

— Viens, maintenant ! dit-il d'un ton bourru. Elle a dû marcher longtemps et elle a besoin de sommeil.

— Vous la connaissez ?

— Non. Mais ce doit être la fille de Will Pryor. Il me semble qu'elle a à peu près cet âge-là.

Matt était pâle, et ses yeux regardaient avec inquiétude en direction de la porte. Scobey fit un léger signe de tête.

— Oui, mon petit, dit-il. Je crois qu'elle ne serait pas dehors à errer toute seule si les siens étaient encore en vie.

— Vous pensez qu'ils viendront ici ?

Owen haussa les épaules.

— Nul ne sait ce que peut faire un Comanche. Peut-être n'est-ce qu'un raid isolé ; dans ce cas, il se peut qu'ils se trouvent maintenant à trois cents milles d'ici.

— Oui, mais ils peuvent aussi se trouver à trois cents yards ! dit le garçon.

— C'est pourquoi il nous faut être prudents.

Il regarda encore la jeune fille, son visage cruellement brûlé par le soleil, ses cheveux emmêlés et en désordre. Puis il sortit et ferma derrière lui la porte de la petite chambre.

Il se dirigea alors vers une ouverture de visée pratiquée dans le mur de la maison, et il regarda à l'extérieur. Le soleil poursuivait sa lente course à travers le ciel ; l'air surchauffé ondulait sur la prairie nue et desséchée. Il se demanda comment cette jeune fille avait pu s'enfuir et parcourir à pied une aussi longue distance. Cela paraissait impossible ; et pourtant elle l'avait fait. Puis il jeta un coup d'œil à Matt et il éprouva une crainte soudaine. Un pressentiment l'assaillait, mais si vague qu'il eût été incapable de le préciser. Il n'était sûr que d'une chose : cette fille allait changer leur vie. Il faudrait la conduire ailleurs, en lieu sûr, et il ne pouvait laisser le petit Matt tout seul. C'était de là, pensait-il, que provenait son anxiété ; c'est là que résidait le danger. Un village, cela comprend beaucoup de gens. Peut-être certains étaient-ils au courant ; peut-être l'un d'eux parlerait-il.

Si seulement il avait quelques années de plus ! Se cacher ici avait été insensé. Quoi qu'il fît, la vérité finirait inévitablement par se faire jour.