CHAPITRE XX
Les yeux d'Owen allèrent de Quade à Kate, puis à Matt. Rien n'avait été résolu, il s'en rendait compte, par la mort de Tilton. Le secret qu'il essayait depuis si longtemps de cacher se dressait toujours comme un mur entre lui et l'enfant.
Il fit un pas vers Matt et tomba presque, sa jambe blessée ne pouvant plus le soutenir. Il s'appuya sur l'autre. Son pantalon était trempé de sang.
— Asseyez-vous, dit Kate d'un air soucieux. Je vais vous faire un pansement.
Il s'assit sur la croupe de son cheval mort et, à l'aide de son couteau, fendit soigneusement le tissu au-dessus de la blessure. Kate fouilla dans les sacoches de sa selle et y prit des linges propres. Elle posa une compresse sur la plaie et l'y fixa. La blessure n'était pas grave, mais elle saignait abondamment et commençait à le faire souffrir.
Matt avait mis pied à terre. Soudain il s'éloigna en courant, s'arrêta à une cinquantaine de yards, et on l'entendit vomir. Owen se leva et se dirigea vers lui en boitillant. Sa jambe devenait un peu plus douloureuse à chaque pas. Il entendit derrière lui Quade qui disait :
— Attendez une minute, Scobey.
Il s'arrêta et se retourna. Quade tendit la main en direction du sud. On distinguait un nuage de poussière au milieu duquel chevauchaient une douzaine de cavaliers qui venaient vers eux. Les hommes de Tilton ? Impossible de le savoir encore. Si tel était le cas, il leur serait impossible de résister à quatre contre douze. Pourtant ces hommes n'avaient pas l'air d'écumeurs mais plutôt de simples cow-boys. L'un d'eux, plus âgé que les autres, s'avança.
— Des ennuis, Monsieur ? s'informa-t-il.
Owen acquiesça d'un signe.
— Nous avons entendu les coups de feu, dit l'homme, et nous avons cru qu'une troupe de bandits…
Ses yeux se reportèrent plus loin, sur Kate, sur Matt, sur Quade, ainsi que sur le cadavre de Tilton.
— Je m'appelle Jared McFee. Nous avons un troupeau à quelques milles plus au sud. C'est tout ce qui vous reste comme personnel ?
— Oui.
— Gardez vos bêtes par ici ; nous allons arriver, et vous pourrez les joindre aux nôtres.
— Je vous remercie, dit Scobey.
L'homme s'avança vers les autres et jeta un coup d'œil au cadavre.
— Est-ce que ce n'est pas Beecher Tilton ?
— C'est bien lui, dit Quade.
McFee esquissa un sourire.
— Personne ne le regrettera, dit-il.
Puis, se tournant vers Kate :
— Le troupeau est à vous, Mademoiselle ?
Kate fit un signe de tête sans répondre. Il y avait sur son visage un tel soulagement qu'Owen crut qu'elle allait fondre en larmes.
— Gardez vos bêtes ici jusqu'à demain midi, répéta l'homme. Nous les prendrons avec les nôtres pour les conduire jusqu'à Abilene.
— Merci. Je ne sais comment…
Puis elle jeta un coup d'œil à Owen et ajouta d'un ton plus ferme :
— Nous y serions bien parvenus ; mais je vous remercie tout de même.
McFee salua, fit demi-tour et rejoignit ses hommes. Le groupe repartit en direction du sud.
Mais il restait une chose importante à accomplir.
— Matt ! appela Owen.
L'enfant le regarda. Il avait encore l'air un peu malade et peiné, mais son visage reprenait peu à peu de la couleur.
— Allons faire une promenade, reprit Owen.
Il prit la direction de la plaine. Matt le suivit et, quelques minutes plus tard, le rattrapa. Au bout d'un instant, Scobey fit halte comme à regret. Il ne savait comment aborder le sujet.
— Une rude expédition, hein ? commença-t-il.
— Pas trop rude, dit Matt d'un ton ferme.
Owen se sentait la gorge serrée. Il jeta un regard rapide à l'enfant, puis détourna les yeux.
— Tu as compris ce que signifiait tout ça ?
— Je suppose que Mr Tilton essayait de voler le troupeau de Kate.
— Tu m'en veux de l'avoir tué ?
— Non. D'ailleurs, ce n'est pas vous qui l'avez tué.
— J'ai essayé. Mais Quade m'a devancé.
Matt resta quelques instants silencieux. Owen le fixa à nouveau.
— Beecher Tilton me faisait chanter. Il était là quand ton père a été tué.
Les yeux de l'enfant se plissèrent légèrement et son visage pâlit.
— C'est moi qui ai tué ton père, Matt, reprit Owen brusquement. J'avais été envoyé pour le ramener. Je l'ai interpellé. Il s'est retourné, et j'ai cru qu'il allait tirer son revolver.
Matt se taisait toujours, évitant de rencontrer le regard d'Owen qui ajouta, presque d'un ton de défi :
— Le shérif de l'histoire de Tilton, c'était moi.
Il avait conscience de s'y être très mal pris pour raconter les faits à Matt. Il avait tout gâché. Peut-être que s'il avait mieux choisi ses mots…
— Matt, reprit-il d'un ton où perçait le désespoir, je croyais qu'il voulait résister. Et je pense encore que c'est bien ce qu'il voulait faire.
Il attendit, car il n'avait plus rien à ajouter. Il avait dit la vérité. Maladroitement sans doute, mais aussi bien qu'il l'avait pu. Le silence se prolongeait. Ce fut Matt qui le rompit en disant :
— Rentrons, Owen.
L'homme le regarda, et il ne put voir aucune haine dans ses yeux. Il n'y avait apparemment rien de changé.
— Matt, dit-il, est-ce que tu ne me détestes pas parce que j'ai tué ton papa ?
— Vous m'avez dit que vous ne pouviez faire autrement, et je sais que vous ne me mentiriez pas. Je suppose que c'était un peu comme ce qui s'est passé ici.
Le silence retomba entre eux. Owen abaissa à demi ses paupières sur ses yeux brûlants de larmes contenues.
— Est-ce que nous pouvons rentrer, maintenant ? demanda Matt.
Owen détourna le visage et serra les poings comme pour reprendre son contrôle de soi. Les années passées avec Matt avaient porté leurs fruits. Il n'avait pas besoin de s'inquiéter ; il n'avait pas besoin d'attendre cinq ans de plus.
— Oui, dit-il, nous pouvons rentrer.
Il se mit en route avec l'enfant à travers les hautes herbes. Et soudain le ciel fut plus bleu, le soleil plus brillant. Tous deux marchaient la main dans la main vers une svelte et douce jeune fille vêtue d'habits trop grands pour elle et qui attendait impatiemment leur retour.
Ses yeux se rivèrent à ceux d'Owen, y cherchant une réponse. Elle comprit tout de suite et se tourna vers l'enfant.
— C'est un homme, notre petit Matt, dit-elle. Et qui a un grand cœur. Croyez-vous qu'il y ait assez de place pour nous deux ?
Un moment de silence, d'attente. Puis Matt fit un signe de tête et sourit. Un flot de larmes inonda soudain les yeux pleins d'anxiété de la jeune fille.
Owen tendit les bras et les referma tendrement sur elle et sur l'enfant.
Fin