CHAPITRE VII

La nuit était profonde et calme. Owen se dirigea vers le feu. Les hommes qui étaient assis autour l'observaient attentivement avec des expressions diverses sur leurs visages.

Le regard de Tilton semblait contenir un avertissement. Et pour qu'il n'y ait aucun doute, l'homme précisa sa pensée.

— N'essayez jamais de me traiter de cette manière, Scobey ; sinon, je ne me contenterai pas de lâcher le morceau, je vous tuerai sur place.

— Alors, ne vous conduisez pas vous-même de la même façon.

Quade était vigilant et taciturne. Selon son habitude, sa main n'était pas loin de la crosse de son revolver, et ses yeux ne quittaient guère Tilton.

Smith fit un mouvement et se mit péniblement sur son séant. Owen lui jeta un regard glacial.

— Levez-vous, ordonna-t-il, et allez remplacer Chavez auprès du troupeau.

Un éclair de révolte passa dans les yeux de Lincoln, mais s'éteignit aussitôt. Il se leva et se dirigea en traînant les pieds vers son cheval. On entendit bientôt un bruit de sabots qui s'éloignait avant de se perdre dans le lointain.

Le silence tomba à nouveau sur le petit groupe. Tilton s'en alla vers sa couverture, de l'autre côté du feu. Quade le suivit, raide et impassible.

— Matt, dit doucement Owen, il faut aller dormir maintenant. Le jour vient très tôt, par ici.

Il y avait une sorte de perplexité dans le regard de l'enfant, mais son trouble semblait avoir disparu. Il ne pouvait comprendre pourquoi Owen avait réagi si violemment quand Smith avait voulu s'éloigner du feu. Il était encore trop jeune pour savoir la fureur qui pousse certains hommes quand les femmes sont en jeu.

Scobey n'était pas encore absolument sûr que la crainte des conséquences pût arrêter Smith. Le regard de cet homme lorsque Kate s'en était allée vers le cours d'eau lui avait profondément déplu. Ses yeux reflétaient les pensées qui agitaient son esprit, réchauffaient, l'enflammaient à l'idée de la jeune fille en train de se déshabiller pour prendre son bain.

Le mieux eut été de se débarrasser de cet individu peu recommandable et de le renvoyer dans le Sud, mais il ne pouvait se passer de lui. Il ne savait pas jusqu'à quel point le capitaine Richards pourrait débarrasser le pays des tribus hostiles, et il lui fallait un homme – il choisirait probablement Chavez – pour explorer le terrain devant eux et tracer la route. Il avait besoin de deux flanqueurs – Tilton et lui-même – et d'un autre homme pour s'occuper des chevaux, rôle qui reviendrait à Smith, puisque Quade avait la charge de la conduite du chariot. On ne pouvait se permettre de se séparer d'un seul d'entre eux. Et si par hasard il fallait se battre, ils ne seraient même pas assez nombreux.

Matt se recroquevilla dans ses couvertures et resta longtemps à contempler les flammes dansantes. Scobey remit du bois dans le feu, puis s'éloigna dans la nuit. Le feu et les silhouettes des hommes s'estompaient dans le lointain. La nuit était sereine. Et soudain il s'arrêta, l'oreille aux aguets. Du sommet d'un petit tertre qui se trouvait à quelque distance lui parvenait une voix de femme. La voix de Kate qui priait sur la tombe de ses parents. Elle récitait les prières qu'elle avait apprises enfant. Le Seigneur est mon berger. Il ne m'abandonnera pas. Il me conduit au milieu des verts pâturages…

La voix était jeune et douce, parfois mal assurée et cependant pleine de conviction et de foi. Owen songea qu'il lui faudrait un peu de cette foi dont Kate faisait preuve, car la sienne était maintenant bien faible et chancelante.

Il se prit à se demander ce qu'il adviendrait de Kate s'il lui arrivait quelque chose à lui. Smith, avec toute sa sournoiserie et son avidité, serait incapable de se dominer. Il se servirait d'elle, puis la rejetterait dès que son désir serait assouvi. Tilton, lui, en userait d'une manière différente, en calculant plus froidement. Car ce qu'il voudrait avant tout ce serait les terres et le troupeau. Chavez ne lui porterait certainement aucun intérêt et, s'il ne tenait qu'à lui, il l'abandonnerait en quelque endroit désert et la laisserait se débrouiller seule si elle le pouvait. Quant à Quade, peut-être essaierait-il de la conduire en lieu sûr si, ce faisant, il ne diminuait pas ses chances de se venger de Tilton.

Et Matt ? Aucun d'eux, sauf peut-être Quade, ne se soucierait de lui.

Pour la sécurité de Kate et de Matt, il devrait abandonner cette expédition. Il devrait refuser de poursuivre la route et laisser Tilton dire la vérité au jeune garçon. Il avait mis cinq ans pour gagner la confiance et l'affection de l'enfant ; tout cela n'allait pas être détruit par quelques mots ! Mais il savait qu'il se mentait à lui-même. Les paroles que prononcerait Tilton détruiraient bel et bien cette affection et cette confiance.

Il était si profondément plongé dans ses sombres pensées qu'il tressaillit lorsque Kate descendit lentement vers lui. Elle l'aperçut et l'interpella d'une voix chargée d'hésitation et de crainte.

— C'est vous, Mr Scobey ?

— Oui.

— Ils étaient tout ce que je possédais au monde, et je les aimais tant ! dit-elle avec simplicité.

Il ne répondit pas, ne sachant quoi dire.

— Matt… vous aime ainsi, Mr Scobey. Vous avez dû être très bon pour lui.

— J'ai fait de mon mieux. Je ne sais pas…

— Il y a quelque chose qu'il vous faut lui cacher, n'est-ce pas ?

— Oui.

Le mot lui avait échappé.

— Mr Tilton sait de quoi il s'agit ?

— Oui.

— Et c'est pour cela que vous avez accepté d'entreprendre cette expédition ?

— C'est pour cela.

— Vous ne croyez pas que nous puissions nous en tirer ?

— Je crois que nous avons une chance, mais pas bien grande. Nous ne sommes pas assez nombreux, et nous ne pouvons nous fier à personne qu'à nous-mêmes. Quade hait Tilton ; je ne sais pourquoi, mais il le hait assez pour vouloir le tuer.

— Dans ce cas, pourquoi ne le fait-il pas ? Pourquoi ne l'a-t-il pas fait plus tôt ?

Owen haussa les épaules. Il ne connaissait pas la réponse à cette question, mais il se rendit soudain compte que Quade devait vouloir plus que la mort de son ennemi. Il devait souhaiter le voir anéanti, brisé, ruiné, au bord du désespoir. Alors, et seulement alors, il pourrait donner libre cours à la haine qui ulcérait son esprit.

— Tilton ne se contentera pas de son dix pour cent, dit-il.

— Je m'en doutais.

— Et vous voulez courir ce risque ?

— Mr Scobey, reprit Kate d'une voix calme, je n'ai pas le choix. Il faut que j'accepte des risques ou que je quitte le pays. Or, je ne veux pas partir.

Le visage de la jeune fille dessinait une tache claire qui se détachait sur le fond plus sombre de la nuit, et il y lisait une froide détermination.

— Smith est pour vous le plus dangereux de tous. Soyez très prudente. Ne restez jamais seule avec lui.

— Alors, dit-elle doucement, c'est à cause de moi que vous vous êtes battus ?

— Oui. Il voulait vous suivre au ruisseau.

Elle se tut, et il comprit qu'il l'avait effrayée. Tant mieux. Il lui fallait avoir un peu peur pour l'obliger à se montrer prudente.

— Dormez tout près du feu.

— Entendu, Mr Scobey.

Elle s'éloigna. Et, pour la première fois, ce n'était plus qu'une jeune fille faible et effrayée qui avait besoin de la protection d'un homme. La crainte de la mort ne l'avait pas troublée ; elle l'avait affrontée et dominée. Mais ceci était chose différente. Grandie au milieu de ses parents et des « vaqueros » mexicains que son père engageait de temps à autre, elle avait été aussi protégée qu'une jeune fille peut l'être. Pour la première fois, elle comprenait que l'amour peut parfois se présenter sous de bien vilains aspects.

Tandis qu'elle s'approchait du feu, Owen voyait sa fine silhouette se découper en sombre sur la clarté des flammes. Il la vit se glisser dans ses couvertures, tout près du petit Matt endormi. À nouveau, il se sentit envahi par ce trouble étrange, par ce malaise prémonitoire qu'il avait déjà éprouvé. Il avait le pressentiment que l'expédition était vouée à l'échec, que la destruction et la mort les accompagneraient jusqu'au Kansas, que la vie de chacun d'entre eux était menacée. Cependant, il ne se déroberait pas ; il était engagé et il lui fallait aller jusqu'au bout, qu'il le veuille ou non.

Il ne pouvait que veiller, être sur ses gardes et se tenir prêt à toute éventualité. Il ne pouvait qu'attendre et espérer.