CHAPITRE IV

— Holà ! Tout va bleu, là-dedans ?

C'est avec un immense soulagement qu'ils entendirent cet appel. On tiraillait encore, mais dans le lointain le bruit de la fusillade allait diminuant. Scobey franchit la porte, enjambant avec difficulté les débris qui encombraient le seuil. Il faisait encore trop noir pour distinguer nettement ce qui se passait, mais il apercevait les silhouettes des chevaux et des cavaliers, il entendait le grincement caractéristique des harnais et les commandements des officiers.

— Ça va ! cria-t-il ; ça va !

À l'est, la ligne d'horizon était maintenant visible entre le ciel gris foncé et la terre encore noire.

— Personne de blessé ? reprit la même voix.

— Personne, mon capitaine.

— Qui êtes-vous ?

— Owen Scobey. Matt Conger. Kate Pryor… C'est la fille de Will Pryor, qui possédait un ranch un peu plus à l'est.

— Oui. Nous y sommes passés.

L'homme baissa un peu la voix.

— Il ne reste pas grand-chose, ajouta-t-il. Nous avons enterré ses parents. Comment diable a-t-elle pu s'échapper ?

— Par un souterrain.

Le ciel s'éclaircissait peu à peu. Scobey pouvait maintenant distinguer son interlocuteur : un homme grand et maigre avec des moustaches et des favoris. Derrière lui, des hommes étaient de corvée pour enterrer les morts, d'autres pour allumer du feu et préparer le repas. Matt et Kate sortirent dans la lumière grisâtre du matin.

— Voici Kate Pryor. Et voici Matt, dit Scobey.

L'officier mit pied à terre et ôta son képi.

— Capitaine Richards, dit-il. Très honoré, mademoiselle. Nous étions cantonnés à quelques milles plus au sud, et nos sentinelles ont entendu les coups de feu.

— Je vais préparer quelque chose à manger, dit-elle en faisant demi-tour.

— Vous nous tiendrez compagnie, mon capitaine ? dit Scobey.

— Non, merci. Je resterai avec mes hommes. Nous avons nos rations ; mais si vous avez un peu de sucre de reste…

— Bien entendu. Matt !…

— Delehanty ! appela le capitaine. Accompagnez ce jeune homme.

Matt entra dans la cuisine avec Kate, et le caporal les suivit. Il ressortit au bout de quelques minutes, porteur d'une grande boîte contenant du sucre.

Il faisait maintenant assez clair pour distinguer clairement les alentours. Il y avait environ trente soldats dans la cour.

— Combien d'hommes avez-vous ? demanda Owen.

— Deux lieutenants et cent quarante-huit cavaliers, sans compter, trois éclaireurs et un traqueur. Venez avec moi, Mr Scobey, je vais vous présenter.

Un soldat vint prendre le cheval du capitaine. Déjà les hommes avaient allumé plusieurs feux sur lesquels ils étaient en train de faire cuire du bacon et de faire chauffer de l'eau pour le thé.

— Depuis combien de temps êtes-vous en campagne, s'enquit Owen.

— Il y aura trois semaines demain. Nos chariots de ravitaillement sont très loin en arrière et nous avons besoin de repos. Ces damnés Comanches ne nous ont guère permis d'en prendre.

Ils étaient arrivés devant un feu où se tenaient quatre hommes. L'un portait l'uniforme de la cavalerie et un galon de sous-lieutenant.

— Mr Scobey, je vous présente le lieutenant Mills, dit Richards.

Scobey serra la main du jeune homme qui avait l'air pâle et fatigué.

— Voici Jesus Chavez, notre traqueur, reprit le capitaine.

Owen se contenta de lui adresser un signe de tête, car Chavez – un petit homme noir de peau et de cheveux – ne fit même pas mine de se lever pour le saluer.

— Leo Quade, un de nos éclaireurs.

Quade était aussi vieux que du parchemin, et tout aussi sec. Ses yeux bleu clair étaient entourés de fines rides creusées dans sa peau tannée. Il avait perdu la plus grande partie de ses dents, mais il y avait en lui une vivacité et un entrain qui démentaient son âge. Il salua et serra la main de Scobey.

Owen jeta un coup d'œil au troisième personnage qui, jusqu'à présent, ne montrait que son dos ; et il éprouva un pincement dans les entrailles en voyant l'homme se retourner. Il entendit à peine la voix de Richards qui disait :

— Et voici Beecher Tilton, un autre de nos éclaireurs.

Tilton ébaucha un sourire forcé et tendit la main.

— Heureux de faire votre connaissance, Mr Scobey.

— Moi de même.

Owen fit demi-tour et sen alla. Quand il eut parcouru une dizaine de pas, il jeta un coup d'œil rapide derrière lui. Tilton était en train de l'observer avec un sourire narquois sur son visage osseux. Il était grand et maigre, légèrement voûté. Sa peau était aussi noire que celle de Chavez, et il ne s'était pas rasé depuis plusieurs jours. Owen poursuivit son chemin en direction de la maison avec devant les yeux l'image claire et indélébile de Tilton.

Il portait un revolver qui pendait contre sa cuisse et était attaché au-dessus du genou. On n'oubliait pas le visage et les yeux de Tilton où s'inscrivaient à la fois l'arrogance et la cruauté. C'étaient des hommes dans son genre qui traversaient la frontière pour aller s'emparer de ce qui leur plaisait, tuant quiconque osait leur résister.

Mais Scobey avait une autre raison de se rappeler Beecher Tilton, car l'homme était présent dans le petit bar du relais lorsqu'il avait tiré sur Dave Conger et l'avait tué, cinq années auparavant.

Il n'y avait que cinquante hommes dispersés sur un million de milles carrés, et il fallait que Tilton apparût soudain ici. Scobey jura entre ses dents et entra dans la maison.

Il y fut accueilli par une bonne odeur de viande grillée, de biscuits cuits au four et de vrai café. Kate lui adressa un timide sourire.

— Le soldat l'a apporté en échange du sucre, expliqua-t-elle.

— C'est très gentil.

Il l'observa attentivement, intrigué et troublé par le nouvel aspect de la jeune fille. Elle s'était peignée, avait brossé sa robe et en avait raccommodé tant bien que mal avec des épingles les déchirures les plus grande. Ses joues avaient repris de la couleur, et il y avait aussi dans ses yeux un éclat étrange qui déclencha chez Owen un vague malaise.

Il s'assit et se mit à manger.

Kate se dirigea vers la porte et sortit. Owen songea qu'il ne pouvait la blâmer de s'intéresser aux hommes ; une jeune fille devait mener une vie bien monotone par ici. Il finit rapidement son repas et sortit à son tour sur le pas de la porte. À cinquante yards de là, Kate était en train de parler, entourée de soldats. Puis elle les quitta et s'avança vers le feu autour duquel étaient assis Richards, Mills, Chavez et Tilton. Scobey fronça les sourcils en la voyant s'approcher des hommes. Richards et Mills se levèrent poliment. Chavez lui jeta un coup d'œil, puis reporta son attention sur sa nourriture. Quant à Tilton, il attendait nonchalamment d'être présenté.

La jeune fille lui donna une brève poignée de main, lui parla quelques instants, puis s'éloigna avec lui. Ils s'arrêtèrent à dix ou quinze pas du feu et reprirent leur conversation. Kate regagna ensuite la maison en toute hâte. L'agitation que Scobey avait lue dans ses yeux un peu plus tôt était maintenant à son paroxysme.

— Mr Scobey, dit-elle, nous avons de l'aide.

— Pour quoi faire ?

— Pour conduire les troupeaux de mon père vers le nord. Mr Tilton a promis de nous aider. Et il pense que l'autre éclaireur, Mr Quade, acceptera aussi, de même que le traqueur. Maintenant que le capitaine Richards a rattrapé les Comanches, un seul éclaireur doit lui suffire, dit-il.

— Qu'est-ce que vous lui avez promis ?

Owen éprouvait une peur intense. Ce qu'il craignait le plus s'était produit ; bien que Tilton eût feint de ne pas le reconnaître, il savait que l'homme se souvenait parfaitement de lui.

— Une commission.

— Combien ?

— Dix pour cent.

Owen poussa un faible soupir que la jeune fille ne parut pas remarquer.

— Il dit qu'il sera facile de rassembler les bêtes maintenant que la capitaine Richards a mis les Comanches en fuite. Il m'a conseillé de vous offrir aussi dix pour cent mais de ne donner que cinq aux autres.

— Très généreux ! dit sèchement Owen.

Pour la première fois, l'enthousiasme de la jeune fille faiblit, et elle regarda Scobey d'un air de prière.

— Que pouvais-je faire ? Je n'ai pas d'argent pour recruter des hommes.

Le regard d'Owen alla vers Matt, assis à l'autre bout de la pièce, vers ce petit garçon qui n'avait jamais eu la chance d'être un enfant. Il avait le pressentiment qu'avant la fin de cette équipée il saurait tout. Et alors ? Où irait-il ? Il avait eu assez de malheurs, cependant. Il avait perdu sa mère, son foyer, son père. Si maintenant il perdait Owen de cette façon…

— Je vous donnerai un coup de main pour rassembler les bêtes, dit Scobey, mais je ne vous accompagnerai pas vers le nord.

— Pourquoi ?

Il la dévisagea d'un air irrité.

— Ma place est ici. Je ne veux pas m'absenter et la laisser aux Indiens.

L'hostilité qui les opposait était voisine de l'aversion. Et pourtant, en regardant la jeune fille, il se sentait pris par une sorte d'ardent désir qui lui faisait presque mal.

On frappa à la porte ouverte, et Scobey aperçut Tilton debout dans l'encadrement. Le regard de l'homme s'arrêta un instant sur lui, puis sur Matt pour se fixer enfin sur Kate.

— J'ai parlé au capitaine, Miss Pryor, dit-il. Il prétend que ça pourra s'arranger. Il me libérera ainsi que Chavez et Quade pour nous permettre de conduire votre troupeau.

Il tourna les yeux vers Owen.

— Vous ne me semblez pas inconnu, Mr Scobey. Est-ce que nous ne nous sommes pas déjà rencontrés ?

— C'est possible, répondit-il. Je ne me rappelle pas.

— Moi, il me semble que je me souviens de vous, Mr Scobey. Votre nom me paraît familier.

Owen le fixa d'un air de colère. Il y avait dans le regard de Tilton comme une sorte de sarcasme.

— J'ai expliqué à Miss Pryor, dit Owen, que je l'aiderais à rassembler ses bêtes, mais que je n'irais pas dans le Nord avec vous.

— J'espère que vous changerez d'avis. Vous connaissez le bétail et vous connaissez la région. De plus, sans vous, nous ne serions pas assez nombreux.

Scobey ne répondit pas. Le sarcasme dans le regard de Tilton s'accentua.

— Je continue à chercher où j'ai bien pu vous rencontrer, Mr Scobey. Je souhaite que vous changiez d'avis et que vous veniez avec nous, car si nous échouons tout le monde y perdra, aussi bien nous-mêmes que Miss Pryor, n'est-ce pas ?

Owen se leva et quitta la pièce, suivi par le regard intrigué et vaguement inquiet de Kate. Matt fit un geste pour le suivre, mais il l'arrêta.

— Reste là, Matt ! dit-il.

Son ton était un peu brusque, et le petit garçon eut l'air peiné. Tilton grimaça un sourire et sortit derrière Scobey. Quand ils furent hors de portée de voix, Owen s'arrêta.

— Ainsi, vous vous souvenez de moi, dit-il.

— Oui. J'ai vu la façon dont vous regardiez ce gosse, et la façon dont il vous regardait. Vous ne voudriez pas qu'il sache qui a tué son père, n'est-ce pas ?

Owen se sentit envahi par la colère.

— Je devrais vous tuer, vous !

Il passa dans les yeux de Tilton une lueur déplaisante, quelque chose comme le regard d'un animal pour qui tuer est un plaisir et une joie.

— Essayez, Mr Scobey, dit-il doucement. Vous vous apercevrez que ce n'est pas aussi facile qu'avec Dave Conger.

Owen serra les poings ; il se sentait trembler de fureur. La voix de Tilton était calme mais menaçante.

— Vous nous aiderez à rassembler le troupeau, Mr Scobey, et aussi à le conduire. Non pas que je tienne spécialement à votre compagnie, mais il nous faut toute l'aide que nous pourrons trouver ; sinon, nous ne réussirons pas. Et je veux ces dix pour cent, moi.

— Et si je ne marche pas ?

— Dans ce cas, je dirai au gamin qui vous êtes et ce que vous avez fait.

Tilton fit demi-tour en souriant et s'éloigna. Owen le suivit des yeux avec un sentiment d'impuissance.