CHAPITRE II

Toute la journée ils restèrent aux aguets, mais rien ne bougea. En fin d'après-midi Scobey sortit pour aller soigner les chevaux, les deux qu'il conservait à portée de la main pour Matt et pour lui-même.

Quand il rentra, la jeune fille était debout sur le seuil de la chambre. Elle porta les mains à ses cheveux, essayant en vain de les lisser. Une pensée obsédante transparaissait dans ses yeux ; mais il y avait quelque chose de plus : une détermination farouche et même de la colère.

— Vous êtes la fille de Pryor ? demanda Scobey.

Elle fit « oui » d'un signe de tête.

— Est-il… et votre maman ?… C'était les Comanches ?

Nouveau signe affirmatif.

— Comment vous êtes-vous échappée ?

— Par le souterrain. C'est papa qui l'avait creusé il y a bien longtemps.

Sa voix était rauque et brisée, mais c'était la première voix de femme qu'Owen entendait depuis plus d'un an.

— Vous avez faim ? demanda-t-il.

— Oui.

— Asseyez-vous et mangez. C'est prêt.

Il se dirigea vers le feu, puis se mit à servir le repas : des fèves, un ragoût d'antilope et du café fait avec des haricots grillés.

La jeune fille mangeait avidement, levant parfois les yeux vers Owen ou vers Matt, avec dans le regard quelque chose qui ressemblait à une excuse nuancée de honte. Elle semblait demander pardon de manger ainsi, et même d'être capable de manger alors que ses parents gisaient morts à quarante milles de là. Mais la vie continuait, et c'était une fille robuste et pleine de santé. Il avait fallu qu'elle le fût, d'ailleurs, pour parcourir à pied cette distance.

— Comment vous appelez-vous ? demanda Owen.

— Kathleen. Kathleen Pryor. Papa m'appelait Kate.

Il vit ses yeux s'humecter et il enchaîna rapidement :

— Alors, nous vous appellerons Kate aussi. Vous avez des parents quelque part ?

Elle secoua la tête d'un air triste.

— Personne ?

Il se sentait envahi par une étrange commisération.

— Non, personne.

— Vous ne pouvez pourtant pas rester ici.

— Non, je ne le crois pas.

— Je ne veux pas dire… enfin… nous vous accueillons de grand cœur. C'est seulement que…

— Bien sûr, Mr Scobey. Je comprends parfaitement.

— Ce ne serait pas correct, c'est tout, marmotta Owen, l'air gêné.

— De toute façon, je vais m'en retourner, dit-elle d'un ton ferme.

Il se leva brusquement et alla vers l'une des ouvertures pratiquées dans le mur. Son œil avait perçu un mouvement sur la plaine dans la direction d'où était arrivée Kate. Un mouvement vague et soudain. Mais il n'aurait su dire qu'il s'agissait d'un Comanche, d'un oiseau ou d'un petit animal quelconque. Il resta un long moment à observer en silence, mais rien ne bougeait maintenant que les herbes ondulant sous la brise.

Matt quitta la table et se dirigea vers la porte.

— Où vas-tu ?

— J'allais nettoyer l'étable. Je…

— Laisse ça pour aujourd'hui.

Les yeux de Matt eurent un éclair et se fixèrent longuement sur le visage de Scobey. Celui-ci s'en alla vers le fourneau, y prit la cafetière et remplit à nouveau la tasse de Kate et la sienne.

— Vous avez vu quelque chose ? demanda la jeune fille.

— Je ne sais pas trop. Ce n'est peut-être qu'une idée.

Il y avait de la terreur dans la voix de Kate quand elle reprit :

— Ils sont là, n'est-ce pas ? Mon père… les avait sentis aussi avant de rien voir.

— Possible. Nous allons rester dans la maison.

— Est-ce qu'ils peuvent…

— Ils ne rentreront pas et ils ne brûleront pas l'habitation. Nous avons de l'eau et de la nourriture ; nous pouvons attendre qu'ils s'en aillent.

Mais ce n'était pas absolument vrai. Tout dépendait de ce que les Indiens étaient disposés à sacrifier pour parvenir à leurs fins.

— Que voulez-vous dire, demanda Owen, quand vous m'annoncez que vous allez repartir ? Vous n'avez même pas de maison où vous réfugier.

Les yeux de la jeune fille exprimèrent d'abord de la colère, puis de l'obstination.

— Je vais m'en aller tout de même.

Owen haussa les épaules. Cela lui passerait quand elle se rendrait compte que c'était impossible.

— Mon père a passé sa vie ici, dit-elle d'un ton irrité. Et je ferai de même. Cinq mille têtes de bétail portent sa marque. Et le peu d'argent qu'il avait est enfoui sous les cendres de notre maison.

— Vous pourriez vendre.

— Sans doute. À condition de trouver un acheteur et de donner pour deux cents ce qui vaut un dollar.

Scobey hocha la tête. Personne n'achèterait au milieu d'une révolte de Comanches, il le savait. Et il était impensable qu'une jeune fille pût rester là toute seule.

Matt finit son café, se leva sans rien dire et se dirigea vers l'une des ouvertures de guet. S'appuyant de l'épaule contre le mur, il regarda au-dehors. Scobey, l'air absorbé, fixait le jeune garçon. Il avait sept ans quand il l'avait pris avec lui. Au cours des cinq années qui avaient suivi, Owen avait revécu cette journée-là plus de cent fois. Et, malgré lui, il la revivait en ce moment encore.

Tout était venu d'une lamentable erreur de sa part aussi bien que de la part de Dave Conger.

Il était entré dans une localité inconnue : rien d'autre, en vérité, qu'une demi-douzaine de maisons, un magasin, et une sorte de relais qui faisait en même temps restaurant et bar. Il était à la recherche de Dave Conger, accusé de meurtre, et était porteur d'un mandat contre lui.

C'était un village frontière dont les habitants étaient pour la plupart des hommes qu'un mandat d'un genre ou d'un autre attendait quelque part, des hommes armés qui se protégeaient mutuellement sans s'occuper de la loi. Et, sachant ce qu'ils étaient, Owen Scobey se sentait un peu nerveux, trop prêt à tirer. Et à tirer trop vite.

Conger se trouvait au relais, debout près du bar. Il ne pouvait y avoir de doute sur son identité, car Owen l'avait aperçu brièvement plusieurs fois, au cours de sa longue poursuite. Il tournait le dos à la porte, et Owen l'avait interpellé, lui ordonnant de jeter son revolver et sa ceinture. Au lieu d'obéir, Conger avait fait demi-tour. Peut-être ne cherchait-il pas à saisir son arme, Scobey ne le saurait jamais. Mais, nerveux comme il l'était, il avait supposé que c'était ce qu'il voulait faire. Il avait tiré son revolver et il avait fait feu. Il ne voulait pas tuer l'homme, mais seulement le blesser. Malheureusement, Conger avait fait un mouvement trop vif pour que Scobey pût viser, et il avait reçu la balle en pleine poitrine. Sa main n'avait même pas touché son arme.

Owen fronçait les sourcils en contemplant la plaine qui s'étendait devant lui. Est-ce que Conger voulait tirer son arme, ou bien avait-il étendu les mains avant de lever les bras pour se rendre ? Les hommes qui se trouvaient avec lui dans le bar avaient juré qu'il allait se livrer. Ils avaient juré aussi que Scobey l'avait assassiné.

Et le petit garçon – le fils de Conger – dormait à ce moment-là dans une des petites chambres du relais. On ne pouvait évidemment pas le laisser là, et nul ne le voulait. Owen avait donc pris l'enfant et s'en était allé avec lui vers l'est. Chemin faisant, il avait songé à ce qui attendait le petit Matt à cause de ce que lui, Owen Scobey, avait fait. Ce qui attendait le petit garçon, c'était l'orphelinat.

Écœuré par son étoile de shérif adjoint, se sentant coupable, poussé en partie par l'égoïsme et en partie par le désintéressement, Owen avait changé de route et s'était dirigé vers le sud. Il garderait l'enfant, il s'efforcerait de réparer le mal qu'il avait commis ; et il pourrait peut-être ainsi atténuer le sentiment de culpabilité qui se glissait dans son esprit tourmenté.

À nouveau quelque chose bougea sur la plaine ; et cette fois, Owen aperçut des plumes et un visage bronzé et peint. Il resta immobile, sans remuer la tête, sans parler, trop absorbé par le passé pour s'inquiéter outre mesure des Comanches qui se faufilaient vers la maison. Il en était arrivé à aimer le petit Matt comme il aurait aimé son propre fils. Et avec cet amour était née la crainte que l'enfant n'apprît un jour ce qui s'était passé, la crainte de voir le respect et l'amour du petit garçon se transformer en haine.

Au-dehors, les Indiens commençaient à s'enhardir. L'un d'eux quitta l'abri des hautes herbes pour se diriger en courant vers l'étable. Owen saisit sa carabine, épaula, suivit lentement le guerrier avec son arme et fit feu. L'Indien plongea en avant, trébucha et tomba de tout son long. Son corps fut agité de quelques soubresauts puis plus rien.

— Vous l'avez eu ! s'écria Matt de sa voix aiguë.

Il n'y avait encore nulle peur dans cette voix. La peur, c'était Owen qui l'éprouvait. Il savait que sa forteresse n'était pas aussi imprenable qu'il l'avait laissé croire. On n'avait jamais rien construit qui pût résister à une attaque prolongée et résolue. La porte d'entrée n'était faite que de bois, on pouvait l'enfoncer ou y mettre le feu.

Kate était debout au milieu de la pièce. Son visage était blême, et elle tremblait. Ses yeux étaient pleins des scènes d'une autre attaque, pleins de la dernière vision de sa maison. Et ici, il n'y avait pas de souterrain.

Après un bref coup d'œil sur la jeune fille, Owen reporta son attention sur la plaine. Il n'y avait qu'une seule façon de chasser les Comanches, il fallait leur faire payer leur attaque assez cher pour qu'ils y renoncent.

— Tire sur tout ce qui bouge, Matt ! dit-il.

— Très bien, Mr Scobey.

— Et ne rate pas.

— Soyez tranquille, Mr Scobey.

Le garçonnet était un excellent tireur, car Owen lui avait appris à se servir d'une carabine dès le début.

— Avez-vous une autre arme ? demanda alors Kate.

— Dans le coin, près de la cheminée. Vous savez charger un fusil à piston ?

— Je sais.

— La poudre, les balles et les capsules sont dans une boîte à côté. Versez-les sur la table. Vous n'avez pas beaucoup de coups à tirer. Aussi tâchez qu'ils comptent.

— Ne vous en faites pas, ils compteront.

Owen était toujours en observation. Il vit une plume qui se soulevait et s'agitait dans les hautes herbes qui entouraient l'étable. Il entendit cracher la carabine de Matt ; il y eut un bruit de chute dans l'herbe, puis ce fut à nouveau le silence.

Les minutes s'écoulaient. Kate avait chargé son fusil et pris place à la gauche de Scobey.

— Ne vous montrez pas plus qu'il ne faut, dit-il. Certains de ces gaillards sont assez bons tireurs.

Owen jeta encore un coup d'œil à Matt. Aussi immobile qu'une statue, le petit garçon avait l'air d'observer un simple terrier de lapin. Jusqu'à présent, tout cela n'était pour lui qu'un jeu. Il sentit peser sur lui le regard de Scobey et lui adressa un sourire. Owen se retourna vers la prairie.

Il savait que c'était une sottise d'éprouver une telle crainte. Il n'y avait pas plus de cinquante hommes dans ce village, le jour où il avait tué le père de Matt. Cinquante hommes disséminés maintenant sur un million de milles carrés. Cinquante hommes qui vivaient dans la violence et dont certains étaient sûrement morts à l'heure actuelle. Craindre le présent, les guerriers indiens qui se trouvaient à proximité de la maison, oui. Mais il ne fallait pas s'occuper de l'avenir.

Et pourtant, en dépit de tous ses raisonnements, cette anxiété qui lui tenaillait les entrailles ne voulait pas le quitter.