CHAPITRE XIX

Le lendemain fut un vrai cauchemar. Le matin, de bonne heure, les chevaux échappèrent à la surveillance de Matt et parcoururent plusieurs milles au galop avant que Scobey ne réussît à les rattraper et à les ramener. Et au retour, il trouva le troupeau immobilisé. Il fallut presque une heure pour remettre les bêtes en mouvement, comme si elles sentaient qu'il n'y avait plus assez d'hommes pour les diriger. Toute la journée, de petits groupes s'égaillèrent que l'on dut aller récupérer. Et pendant ce temps le gros du troupeau ralentissait, puis s'arrêtait. Owen songea un instant à se rendre à Abilene pour engager quelques hommes supplémentaires, mais il repoussa tout de suite cette idée. Avant d'avoir fait le trajet aller et retour, il n'y aurait plus de troupeau. Tilton se chargerait de l'affaire, car il pourrait aller chercher ses hommes à lui avant qu'Owen ne soit de retour.

Ce jour-là, il n'aperçut guère Tilton et Kate et pas du tout Matt. Il ne vit que les bestiaux, de la poussière et un soleil aveuglant. Le soir, il prit le premier tour de garde, rentra à minuit et alla secouer Tilton du bout du pied. L'homme se leva, s'en alla en trébuchant vers son cheval et disparut. Owen se coucha et ramena les couvertures sur lui ; mais, si fatigué qu'il fût, il mit longtemps à trouver le sommeil, ne pouvant s'empêcher de songer au lendemain.

Il appréhendait cette journée, car quel que fût le choix auquel il s'arrêterait, il risquait de se tromper. Le fait d'abandonner le troupeau à Tilton lui donnerait un an de répit, mais pas davantage. Refuser de le lui céder lui coûterait non seulement l'affection de Matt, mais l'enfant lui-même qui s'en irait avec Tilton. Se battre avec ce dernier c'était vouloir y laisser sa vie. Quant à le tuer autrement que face à face, c'était non seulement contraire à sa nature, mais encore cela prouverait à Matt qu'il était exactement ce que Tilton l'avait accusé d'être.

Il s'endormit enfin pour se réveiller à la première clarté grisâtre de l'aube. Assis autour du feu, tandis qu'ils mangeaient les dernières maigres rations que Kate avait emportées la veille derrière sa selle, tandis qu'ils buvaient du café préparé avec l'eau de leurs bidons, Tilton fixait Scobey d'un air pensif, essayant apparemment de deviner la décision qu'il allait prendre.

Quand ils eurent fini, ils éteignirent le feu et se mirent en selle.

« C'est maintenant ! » songea Owen.

Il jeta un coup d'œil à Quade et dit :

— En route ! Nous nous rendons à Abilene.

Quade le regarda d'un air étrange, se demandant évidemment pourquoi il employait aujourd'hui une phrase aussi bizarre alors que depuis des semaines ils marchaient dans cette même direction. Mais Owen ne voyait pas Quade ; ses yeux étaient rivés au visage de Tilton.

L'homme se figea un instant, puis son regard se fixa sur celui de Scobey. Il y avait dans ses yeux un éclat qu'ils n'avaient pas auparavant. Matt s'éloignait déjà vers les chevaux qui étaient parqués à un quart de mille de là.

Tilton eut un léger haussement d'épaules ; sa bouche se fit plus dure et ses yeux se plissèrent.

— Vous feriez mieux de changer d'avis, dit-il, puisque de toute façon j'aurai le troupeau.

— J'ai dit : Abilene ! répéta Owen d'un ton sans réplique.

— À votre guise ; mais c'est votre arrêt de mort.

— Ou le vôtre.

— Vous voulez tenter votre chance tout de suite ?

Owen resta un moment silencieux, et Kate intervint vivement.

— Mr Quade, nous nous dirigeons vers l'est, nous n'allons pas à Abilene.

Quade fronça les sourcils.

— À l'est ! au nord ! Que diable se passe-t-il ? Et de quoi parlez-vous donc tous ?

— De rien, dit calmement Owen. Nous allons à Abilene. Quade, en route !

Tilton enleva son cheval et se lança à la poursuite de Matt, tout en tournant la tête pour fixer Owen.

— Matt ! cria-t-il. Attends une minute. Il y a quelque chose que je veux te dire.

Scobey poussa son cheval pour rattraper le bandit, et sa voix était aussi cinglante qu'un coup de fouet.

— Arrêtez-vous, Tilton !

Les secondes qui suivirent parurent aussi longues que l'éternité. Les mains de Tilton tirèrent sur les rênes, de manière à empêcher son cheval de bouger au moment où il ferait feu. L'animal s'arrêta, mais Tilton attendait encore. Owen comprit qu'il voulait que son cheval fût parfaitement immobile.

L'imminence de la mort fit passer un frisson dans le corps de Scobey. Sa main, tout près de la crosse de son revolver, était moite et glacée. Jamais il ne parviendrait à battre Tilton en rapidité. Cependant, à cette distance d'environ trente pieds, il y avait une chance pour que la première balle manquât son but ou, en tout cas, pour qu'elle n'atteignît pas un endroit vital.

Owen avait l'impression de vivre un cauchemar. Quade était figé sur son cheval à quelque quinze pieds de là. Kate se déplaça pour essayer d'amener sa monture sur la ligne de tir, pensant sans doute qu'elle empêcherait ainsi l'inévitable de se produire. Matt s'était arrêté et s'était retourné, mais sans revenir sur ses pas. Kate n'était plus maintenant qu'à une douzaine de pieds du but qu'elle s'était fixé. Il ne lui restait plus que quelques secondes pour l'atteindre. L'esprit plus tendu qu'il ne l'avait jamais eu durant toute sa vie, Owen eut voulu forcer sa main à tirer son arme, mais il était comme paralysé.

Et soudain le coup de feu claqua, assourdissant, absolument inattendu. Personne n'en comprit immédiatement la provenance.

Owen sentit sous ses doigts la crosse de son revolver et le tira vivement. Il ne pouvait comprendre pourquoi il n'avait pas été touché, pourquoi il n'y avait pas de fumée autour de Tilton. Le revolver de ce dernier se trouvait bien dans sa main, mais il venait tout juste de le tirer de son étui. Plus lentement qu'Owen. Plus lentement…

Une autre détonation retentit, mais qui ne provenait ni du revolver de Tilton ni de celui d'Owen. Elle venait de la droite, et le coup avait été tiré à plus de cinquante yards. De plus, ce n'était pas un revolver mais une carabine ; le bruit était plus fort, plus grave, plus menaçant.

Scobey sentit son cheval agité d'une secousse spasmodique ; il avait été atteint par la balle, et Owen le sentit s'affaisser sous lui juste à temps pour lui permettre de sauter à terre et de se laisser rouler. L'animal s'écroula, se débattant et ruant. Scobey tenait toujours son arme, mais il n'avait plus la possibilité de s'en servir. Celle de Tilton décrivit un cercle, le canon suivant rapidement Owen jusqu'à ce qu'il ait pu s'arrêter dans sa chute.

Dans quelques secondes, il allait voir sortir de la fumée de cette gueule béante. À moins que la balle ne le tue si rapidement qu'il n'ait même pas le temps d'apercevoir la fumée. Désespérément, il tentait de braquer son revolver, se demandant toujours quelle pouvait être l'origine de ces coups de carabine.

C'est alors qu'il entendit le cri.

— Tilton !

L'homme se figea.

— Que Dieu vous damne, Tilton ! C'est à moi que vous appartenez. J'attends ce moment depuis des années.

Owen s'était relevé sur ses genoux, prêt à tirer. Il aperçut Quade, debout, jambes écartées, la carabine pointée en plein sur la poitrine de Tilton. Il n'avait pas le temps de se demander comment la situation s'était ainsi transformée. Il était maintenant debout, abasourdi, incapable de faire un mouvement.

Et la voix de Quade s'éleva à nouveau, tremblante d'émotion.

— Avant de vous tuer, je veux que vous sachiez pourquoi je le fais. Non, ne vous tournez pas !… Mon fils était le neuvième sur votre liste noire ; mais il n'y en aura pas d'autre. Vous voici au bout de votre route.

Le regard de Tilton alla rapidement de Quade à Owen. Et il y avait dans ses yeux quelque chose que Scobey n'y avait jamais vu auparavant : de la panique qu'il ne parvenait pas à dominer, de la peur aussi. Soudain, il sembla se décider ; son revolver, qui ne fixait aucun des deux hommes en particulier, se pointa rapidement sur Owen et fit feu aussitôt. L'arme de Scobey répliqua instantanément. Tilton chancela mais ne tomba pas. Son cheval se cabra, interposant momentanément son corps entre les deux adversaires. Owen ressentait une douleur à la cuisse. « Je suis touché », songea-t-il. Mais il était si occupé à suivre la silhouette de Tilton avec le canon de son revolver qu'il n'avait pas le temps de s'arrêter à la pensée de sa blessure.

La carabine de gros calibre de Quade fit paraître insignifiantes les deux précédentes détonations, et la balle atteignit Tilton en pleine poitrine. Il bascula lourdement, heurta violemment le sol et y demeura inerte et immobile.

L'autre carabine, à cinquante yards de là, rugit une fois de plus et frappa le corps du cheval de Scobey.

— Smith ! s'écria celui-ci. Ce doit être lui.

Il se dirigea en rampant vers le cheval, se souleva un peu et tira rapidement trois coups de feu dans la direction d'un petit nuage de fumée bleue qui flottait encore dans l'air. Il lâcha son revolver vide, saisit sa carabine et tira à nouveau.

Quade avait déjà parcouru la moitié du chemin, courbé mais courant avec une surprenante agilité pour un homme de son âge. Il ne se dirigeait pas exactement vers l'endroit où se tenait Smith, mais un peu sur la gauche. Owen perçut un mouvement derrière la fumée et tira encore. Quade, ayant atteint l'endroit prévu, se laissa tomber au sol. Owen ne pouvait plus le voir, car il se trouvait dans une légère dépression de terrain ; et, d'ailleurs, il fixait surtout le petit nuage de fumée bleuâtre en train de se dissiper.

— Ça va ! Il est mort ! cria Quade en se relevant.

Owen se redressa à son tour et se dirigea vers l'endroit où Smith s'était dissimulé. L'homme gisait sur le dos, fixant le ciel de ses yeux grands ouverts. Il y avait un petit trou au-dessus de ses sourcils, et sous sa tête s'étalait une flaque de sang.

— Vous l'avez touché au moment où il se levait. Il était déjà mort quand il a atteint le sol.

Owen fit demi-tour pour rejoindre Kate. Il semblait que le combat eût duré des heures ; pourtant il n'avait pas dépassé une minute. Matt, qui se trouvait à une distance d'environ trois cents yards, arrivait maintenant sur les lieux. Son visage était blême, et ses yeux se tournèrent vers Owen comme pour chercher un appui.

Kate fixait aussi son fiancé, mais il y avait dans son regard une expression toute différente, qu'il y avait déjà vue. Ses beaux yeux étaient pleins de confiance, de compassion aussi, car elle se rendait compte de la tension énorme qui venait brusquement de se relâcher en lui. Et cependant, Owen se sentait comme privé de toutes ses forces. Il avait l'impression que son visage devait être blême et exsangue. Ses jambes semblaient ne plus pouvoir le soutenir, et s'il essayait de rester immobile, il sentait trembler ses genoux.

Quade l'avait suivi et considérait maintenant le cadavre de Tilton. Il paraissait avoir subitement vieilli. La tension qu'il avait si longtemps soutenue avait disparu, et son visage était terne et grisâtre.

— Je n'éprouve pas ce que j'espérais, dit-il. Je n'ai pas ressenti plus de satisfaction à faire cela qu'on n'en éprouve à regarder un mirage. Il avait tué mon fils qui avait dix-neuf ans et qui était un peu impertinent. Mais Tilton n'aurait pas dû relever le défi. Et ce fut un assassinat. Pourtant, comme le gosse avait tiré son arme, on a appelé ça de la légitime défense !

Il fronça les sourcils.

— Ça faisait quinze ans que j'étais sur sa piste. Maintenant, c'est comme…

Il ne termina pas sa phrase. Il continuait de fixer son ennemi, l'air absent, les yeux vagues.