CHAPITRE XII

Deux autres journées s'écoulèrent. La troisième après le retour de Smith, quand Owen sortit le matin de ses couvertures, ses regards se tournèrent vers l'ouest et se portèrent sur l'endroit où auraient dû se trouver les chevaux, mais il n'aperçut rien d'autre que l'immense plaine déserte.

Le cœur oppressé, il regarda sans succès dans toutes les directions, puis sautant à cheval, gravit les pentes d'un petit tertre qui constituait le point culminant des environs. Arrivé au sommet, il scruta encore l'horizon. En vain. Les chevaux avaient bel et bien disparu.

Il reprit au galop la direction du camp. Il avait assumé un risque – calculé d'ailleurs – en laissant les chevaux parqués la nuit sans surveillance. Jusqu'à maintenant, tout s'était bien passé ; mais, cette fois, les Comanches s'en étaient emparés. De retour au camp, il interpella Chavez et Tilton.

— En selle, et suivez-moi. Il nous faut absolument récupérer les chevaux.

Ils avaient heureusement gardé leurs montures personnelles près d'eux pendant la nuit, ce qui allait leur permettre de suivre la trace des animaux volés.

Lorsqu'ils quittèrent les confins du camp, Owen fit un signe à Chavez qui prit la tête, les yeux rivés au sol. Non pas que la piste fût tellement difficile à reconnaître, mais il fallait savoir rapidement combien il y avait d'Indiens dans le groupe. S'ils étaient nombreux, Owen prendrait tous ses hommes ; sinon Tilton et Chavez suffiraient.

Chavez parcourut la piste en tous sens, battit la prairie foulée par les chevaux et, après quelques minutes, retourna vers Owen. Il se rangea à ses côtés et, levant deux doigts, cria :

— Deux heures. Et trois hommes.

Ils continuèrent leur chevauchée sans ménager leurs montures. S'ils ne rejoignaient pas les Comanches aujourd'hui, ils ne les rattraperaient jamais, car les Indiens étaient capables de poursuivre leur route pendant la nuit, et eux-mêmes ne le pouvaient pas. Chavez, qui se tenait à la droite de Scobey, avait l'air particulièrement absorbé. Ses yeux brillaient intensément sous ses paupières mi-closes, et ses lèvres étaient pincées comme d'habitude ; mais de temps en temps les coins de sa bouche se crispaient, et il faisait penser à un animal affamé lancé sur la piste d'une proie.

Owen avait le visage renfrogné et soucieux. Il craignait de ne pas rattraper les voleurs à temps, mais il était aussi ennuyé de savoir Smith au camp avec Kate, se demandant si Quade serait suffisamment sur ses gardes pour empêcher l'homme de le tuer et de s'emparer de lu jeune fille. Il aurait dû emmener Smith et laisser Tilton, mais il n'y avait pas pensé assez tôt, et maintenant il était trop tard. En outre, pour entreprendre cette poursuite, il avait besoin des meilleurs de ses hommes, car il était absolument indispensable de récupérer les chevaux ; sans eux l'expédition était vouée à l'échec.

Pendant une douzaine de milles, la piste se dirigeait vers l'ouest, traversant des espaces vallonnés de terrain aride, longeant d'impénétrables bosquets de prosopis, gravissant des sentiers schisteux qui s'effritaient sous leurs pas pour atteindre des falaises de grès et redescendre vers la prairie aux herbes ondulantes.

À toute vitesse, ils poussaient leurs chevaux qui étaient maintenant essoufflés et épuisés. Owen fermait à demi les paupières pour se protéger du vent et de la clarté aveuglante du soleil, cherchant à apercevoir un nuage de poussière à l'horizon. Mais les heures passaient, les milles succédaient aux milles, et il ne voyait rien.

Ils firent halte auprès d'un cours d'eau à sec. Les chevaux tremblaient, et leurs encolures se couvraient d'une écume blanchâtre.

— Est-ce que nous perdons du terrain, ou est-ce que nous en gagnons ? demanda Owen en se tournant vers Chavez.

— Nous en gagnons un peu.

— À quelle distance sont-ils ?

— Une heure. Peut-être un peu plus.

Scobey approuva d'un signe. Il comprenait quel était le but des Indiens : probablement un village quelque part à l'ouest que trois hommes ne pourraient évidemment attaquer. Lorsque les Comanches l'auraient atteint, ils se trouveraient en sécurité. Mais jusque-là…

Il enleva son cheval, prit le trot, puis le galop. Les autres suivirent. D'après le visage de Chavez, il estimait qu'ils avaient des chances, car l'homme était extrêmement attentif et ses yeux brillaient derrière ses paupières mi-closes. Il se souciait peu, pensa Owen, de récupérer les chevaux ou de mener l'expédition à bien. Tout ce qui l'intéressait c'était de rattraper les Comanches et d'en tuer le plus possible pour assouvir la haine qui lui ulcérait le cœur.

Le soleil déclinait vers l'ouest, semblable à un ballon de cuivre fondu. Des ondes de chaleur s'élevaient de la terre. Et les trois hommes allaient toujours. Deux heures avant le coucher du soleil, Chavez leva les bras et indiqua sans un mot un point devant eux. Clignant ses yeux rougis par la poussière, Owen scruta l'horizon. Il y avait bien un faible nuage mais qui n'était visible que lorsqu'on savait où regarder.

Ils commençaient à gagner sérieusement du terrain sur les Peaux-Rouges. Les Indiens n'avaient plus qu'un quart de mille d'avance. Les trois poursuivants allaient un train d'enfer ; l'écume couvrait l'encolure, les épaules et les flancs des chevaux dont la respiration devenait de plus en plus saccadée et bruyante. Les Comanches regardaient de temps à autre derrière eux, et quand la distance fut réduite à trois cents yards ils obliquèrent à droite et à gauche, abandonnant à regret la bonne prise qu'ils pensaient avoir faite.

Tilton obliqua lui aussi vers la gauche à la poursuite de l'un des Indiens ; Scobey jeta un coup d'œil à Chavez, pensant qu'il allait donner la chasse à celui de droite, mais il n'en fit rien. Ses yeux étaient rivés sur celui du centre. Owen se lança donc sur la piste du fuyard de droite qui se dirigeait vers une falaise à un quart de mille de distance. Il gardait les yeux fixés sur lui sans s'inquiéter de ses deux compagnons. On pouvait compter sur Tilton et sur Chavez pour rattraper ceux qu'ils pourchassaient. Le seul souci de Scobey était donc d'avoir le sien et de le tuer pour qu'il ne puisse pas aller chercher de l'aide au village.

Et tout à coup l'homme disparut dans le lit d'un arroyo pour ne pas reparaître. Owen regarda des deux côtés pour tâcher d'apercevoir de la poussière. Il en vit à sa droite et fonça en toute confiance dans le bosquet aux arbres clairsemés qui longeait la berge ; puis il descendit dans le lit du cours d'eau. Aussitôt il comprit la ruse de l'Indien, le guerrier avait sauté à terre et avait laissé son cheval poursuivre seul sa route. Il était maintenant à un bon quart de mille, et c'est lui qui soulevait la poussière aperçue par Scobey. Quant à l'Indien lui-même, il était debout, immobile et le dos appuyé à la berge, une carabine à la main. Owen se saisit du revolver suspendu à sa ceinture. Son cheval avait aperçu l'homme au moment précis où il tirait et fit un écart juste avant que la fumée ne sortît du canon. La balle érafla la manche d'Owen et alla s'enfoncer dans le talus derrière lui, l'aspergeant d'une poussière rougeâtre.

Le Peau-Rouge laissa tomber sa carabine, qui était une arme à un seul coup, et porta la main à son tomahawk enfoncé dans sa ceinture. Scobey tira en se baissant sur l'encolure. Essayant de maîtriser son cheval effrayé, il le fit pivoter, tira à nouveau. L'Indien avait reculé contre le talus. De la terre détachée par les balles dégringola sur sa tête. Il se tourna et lança sa hachette au moment où Scobey tirait une troisième fois. L'arme, faite d'une pierre fixée par une lanière de cuir à un manche de bois poli, tournoya sur elle-même et le frappa en pleine poitrine.

La respiration coupée, il poussa un grognement sourd et glissa de cheval comme s'il en avait été arraché par la main d'un géant. Il avait l'impression que ses poumons étaient remplis de charbons ardents. Péniblement, il se remit sur ses pieds, mais il constata que son adversaire était mort. Maintenu contre le mur de terre par son propre poids, il ne tomba que lorsque ses jambes fléchirent et se plièrent sous lui.

Scobey se mit à la recherche de son cheval. Il dut redescendre le lit du cours d'eau sur plus de deux cents yards avant de le retrouver, les flancs palpitants et la tête basse. Il se remit en selle et remonta vers la plaine. La troupe des chevaux s'était arrêtée, et ils étaient en train de paître en se dispersant de-ci de-là. Owen saisit son lasso et lentement, avec précautions, il s'approcha d'une bête qui se tenait à une cinquantaine de yards des autres. Quand il en fut à quelques pieds seulement, il talonna son cheval et lança son lasso qui alla enserrer le cou de l'animal. Celui-ci baissa la tête mais s'arrêta au moment où la corde se tendit. Il fixait, tout tremblant, l'homme et l'autre cheval.

Owen mit pied à terre, le harnacha et rendit sa liberté à celui qu'il montait précédemment. Il contourna au galop la troupe des chevaux pour les ramener dans la direction d'où ils étaient venus. Il ne restait plus beaucoup de temps avant la tombée de la nuit, mais suffisamment pour parcourir une dizaine de milles ; et si les étoiles brillaient, peut-être pourraient-ils poursuivre leur route. Il avait parcouru à peu près un mille lorsqu'il aperçut Tilton qui arrivait du sud. Il scruta l'horizon, mais ne vit pas Chavez.

— Vous l'avez eu ? demanda-t-il à l'homme quand il fut près de lui.

— Oui. Et vous ?

— Parfaitement. Mais je me demande où est Chavez.

Tilton haussa les épaules. Il déroula son lasso, s'approcha des chevaux et en attrapa un pour remplacer le sien. Owen avait son idée à lui concernant l'endroit où pouvait se trouver Chavez. Il avait évidemment dû rattraper son homme, mais ne s'était certainement pas contenté de le tuer rapidement et proprement. Il devait être en train de chercher une manière lente et raffinée de le faire mourir. À moins qu'il n'eût été tué lui-même. Mais Owen ne pouvait arriver à le croire.

Ils poursuivirent leur marche nocturne et rentrèrent au camp au moment où le soleil apparaissait à l'est de l'immense plaine.

Quade était assis sur le siège du fourgon, sa grosse carabine posée en travers des genoux, tandis que Smith faisait un feu de copeaux. Il y avait entre eux une tension difficile à définir que Scobey sentit immédiatement. Mais il ne dit rien, puisque Quade avait la situation en main. Il attendit que Smith eût fini d'allumer le feu, puis il lui dit sèchement :

— Ôtez-vous de là et allez monter la garde auprès des chevaux.

L'homme lui décocha un regard haineux ainsi qu'à Quade, puis s'en alla. Matt sortit du fourgon avec Kate, et tous deux regardèrent Owen et Tilton sans manifester beaucoup d'intérêt. Scobey pensa qu'ils étaient trop fatigués pour prendre intérêt à quoi que ce fût.

— Tout s'est bien passé ? demanda-t-il.

Ils répondirent tous les deux d'un signe de tête affirmatif, et il leur sourit affectueusement.